– I –
Le virus arrive
23 janvier
Décollage en urgence pour Pékin
Dans ce chapitre:Sylvie Briand (GE)
Directrice du département des pandémies et épidémies de l’OMS
La nuit a été courte, et ce n’est que le début – elle le sait. Ce jeudi 23 janvier, elle entre dans la SHOC room, acronyme du Centre stratégique d’opérations sanitaires du siège de l’OMS, à Genève. Une salle ultramoderne sans fenêtre, pleine d’écrans et de téléphones.
Au fond, elle aperçoit un plateau avec un thermos et deux tours de gobelets en carton blanc. Elle aurait bien envie d’un café, mais ce n’est pas le moment. On lui indique sa place. Sur la plaquette devant sa chaise, il est écrit: «Dr Sylvie Briand, Director of Global Infectious Hazards Preparedness». Elle s’assied devant son micro. Ordre du jour: la flambée de coronavirus constitue-t-elle une urgence de santé publique de portée internationale? «Let’s discuss», lance son collègue le professeur Didier Houssin.
En ouvrant ses dossiers, elle repense au 31 décembre, le jour où un tableau Excel est arrivé dans sa boîte. Il attirait son attention sur l’émergence, à Wuhan, d’un cluster d’une «étrange maladie pulmonaire». Ses sourcils remontés jusqu’au front en prenant connaissance des toutes premières données. La tête de son mari quand elle lui avait dit: «Tu sais, on devrait annuler les vacances de février.»
Le Comité d’urgence est connecté. Un groupe d’une quinzaine d’experts réunis virtuellement de la Chine, épicentre de la crise, à Atlanta, siège des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). Le jour même, 20 millions de Chinois ont été mis sous cloche. Elle pense: 20 millions...
La veille, on leur a présenté les faits autour d’une immense table en U. Le tout ressemble à une équation insoluble. Le nombre de cas signalés en Chine est en progression, 557 malades y sont confirmés. 17 sont morts. Elle écoute, réfléchit, se masse les tempes. La transmission interhumaine du virus a été mise en évidence.
Selon leur propre rapport, celle-ci «semble être limitée aux cercles familiaux et à des travailleurs de la santé qui s’occupent des patients infectés». Les estimations préliminaires notent que le taux de reproduction de base se situe entre 1,4 et 2,5. Sur les cas confirmés, 25% sont signalés comme étant sévères. Selon toute vraisemblance, l’hôte intermédiaire est un animal – mais lequel?
Les représentants des Ministères de la santé chinois, japonais, thaïlandais et coréens joints par téléphone prennent tour à tour la parole, traduits simultanément en anglais. Certaines connexions sont chancelantes, tout est d’une lenteur épuisante.
Au fil des heures, chaque membre du Comité d’urgence ajoute une donnée supplémentaire à l’équation. L’une des participantes fait valoir le fait qu’en 2003 le SRAS avait commencé exactement pareil et qu’à ce stade d’une épidémie, chaque jour est décisif: ils doivent agir, il en va de leur responsabilité. Un autre souligne le fait qu’il est trop tôt – il répète, «way too early to know!» Elle reste neutre, c’est son rôle: s’assurer que les experts puissent s’exprimer en leur âme et conscience. Espérer qu’un consensus se dégage.
Elle pense à la taille de l’enjeu, entre ces quatre murs. Les recommandations de l’OMS ont des répercussions internationales considérables. Chaque mot compte. Dans sa mémoire, le souvenir encore frais d’Ebola, et trois pays d’Afrique de l’Ouest complètement coupés du monde – plus de vol, plus de personnel, plus rien! – après un seul communiqué élaboré entre les quatre murs.
Le temps passe, les arguments se multiplient. Elle voit les données de l’équation s’accumuler durant cette interminable discussion. Qui a tort, qui a raison? Elle pense à la phrase de Socrate: «Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien.»
S’ils ne prennent aucune décision, elle sait déjà que les agences de presse titreront: «Coronavirus: pas encore une urgence internationale, selon l’OMS». Certains vont soupçonner la Chine d’avoir fait pression. Une mission doit aller sur place, à Pékin, pour voir ce que le nombre de cas et de décès ne montre pas: que peut-on encore contrôler? D’où vient ce virus? Que sait-on de sa transmission? S’est-il déjà largement répandu, à bas bruit?
Plus tard. Elle est assise à son bureau quand son téléphone affiche: «Tedros», le directeur général de l’OMS. Elle entend: «Sylvie, il faut que tu en sois, on part ce soir à 19h.» Elle inspire profondément. «Et pour les visas?» «Ils seront faits à l’arrivée.» Elle appelle son mari, lui demande de sortir la valise du garage, prend quelques secondes pour regarder la météo à Pékin: 4 degrés, nuageux.
A la maison, elle fait les choses calmement, méthodiquement, c’est son métier. A sa grande surprise, son mari n’a pas l’air inquiet en lui tendant la valise noire. Tout le monde a l’air si serein. «Une pneumonie, ce n’est quand même pas Ebola.» Cette perception si personnelle, si subjective, du risque. Elle a bien conscience de ce que signifie son départ au pied levé. Un virus comme celui-là, c’est insidieux. Elle repense à son collègue de l’OMS mort du SRAS, en 2003. Son mari met la valise dans le coffre et l’amène à l’aéroport de Genève. En le quittant, elle promet d’essayer d’être là pour sa fête d’anniversaire à lui, dans dix jours.
L’avion décolle presque à vide; ils ne sont que quatre. Elle se demande si elle pourra rentrer avant que toutes les liaisons internationales ne soient suspendues. L’hôtesse de l’air lui demande avec de grands yeux ce qu’elle doit faire pour éviter d’attraper cette maladie.
Sur place, au bureau de l’OMS de Pékin, ils rencontrent les plus hautes autorités chinoises dont le président Xi, à 2 mètres, tous masqués. Suivent les réunions avec les collègues de terrain. Toutes sont organisées à distance, l’équipe est en quarantaine: l’un d’eux est revenu de Wuhan en toussant.
24 janvier
Alerte rouge au pied de l’Eiger
Dans ce chapitre:Karim Boubaker (BE)
Médecin cantonal vaudois
Le train Regio 271 grimpe silencieusement sur la montagne. Le trajet entre Interlaken et Grindelwald dure une trentaine de minutes. Six arrêts. Karim Boubaker a délaissé ses dossiers et regarde l’Eiger qui joue à cache-cache au fil des virages. Le médecin cantonal vaudois se rend, comme chaque année, à une importante rencontre d’infectiologues. Nous sommes le vendredi 24 janvier et, dans 12 heures, il ne pensera plus à l’Eiger.
Cette conférence baptisée «Challenge in Virology» a toujours lieu un des derniers week-ends de janvier. Cela se passe au Sunstar, un bel hôtel qui rappelle un chalet de montagne tout en bois. Dans le hall, il y a un piano à queue noir. Derrière les réceptionnistes, une vue des Alpes bernoises.
Durant ce séminaire, on parle généralement grippe, neuro-inflammation, vaccins… Les meilleurs spécialistes mondiaux présentent des interventions très courues. On est loin du congrès commercial où les labos pharmaceutiques viennent faire de la pub. Le but, c’est aussi de créer des liens. Parfois, le dimanche, tous les infectiologues vont prendre l’air de la montagne. Sur l’invitation, on lit que le dress code du week-end est casual.
Dans le train, Karim Boubaker a enfin trouvé le temps de regarder le programme de près. Une intervention spéciale s’y est invitée en dernière minute. Un «Hot Topic», comme écrit sur le prospectus. Isabella Eckerle, du service des maladies infectieuses des Hôpitaux universitaires de Genève, s’exprimera sur le thème «The novel 2019 Coronavirus». Elle est prévue à 18h35. Suivie, à 18h55, d’un certain Daniel Koch, qui doit donner les dernières recommandations de l’Office fédéral de la santé publique.
Une petite lumière s’allume en lui: quelque chose se prépare, il faut être attentif. Il a de la bouteille. Lors du SRAS (2003), il était chef de clinique en maladies infectieuses en Valais. A l’OFSP ensuite, il a vécu le H5N1 (2005-2006). Puis le H1N1 (2009) lorsqu’il a rejoint le canton de Vaud. Les yeux perdus sur l’Eiger, il se dit qu’il n’est pas impossible qu’on soit reparti pour quelque chose. Mais quoi?
Il arrive au Sunstar, serein malgré tout. Les spécialistes parlent déjà entre eux de ce nouveau coronavirus. Ils échangent leurs points de vue. Rien de concret. Celui qui est alors le plus au fait, c’est Laurent Kaiser, chef du service des maladies infectieuses, responsable du Crive (Centre national de référence pour les infections virales émergentes) et bon copain de Karim Boubaker. En contact avec l’Organisation mondiale de la santé, Laurent Kaiser est «dans la boucle» depuis plusieurs semaines. Lui est plus inquiet.
L’après-midi se passe tranquillement. Bientôt 18h35. Personne ne veut manquer cette intervention. Ils sont alors plus d’une centaine, entassés dans une petite salle rectangulaire surchauffée. L’atmosphère est lourde, tout le monde concentré. Attentif. Et au fur et à mesure de la conférence, Karim Boubaker sent que ça commence à bourdonner.
Comme toujours chez les médecins, on débute de façon très scolaire. On rappelle ce qu’est un coronavirus même si tout le monde le sait très bien dans la salle. Ensuite, on entre dans le vif du sujet, sur les aspects épidémiques. C’est là que la température monte encore d’un cran. Les experts s’interrogent sur la Chine, sa capacité de résistance, si la Suisse est prête à faire face à un éventuel premier cas. Ils posent des questions sur la létalité du virus, s’il se transmet par aérosols ou gouttelettes. Les réponses sont encore très vagues.
Karim Boubaker est particulièrement alerté par trois éléments. Primo, l’épidémie bat déjà son plein dans la région de Wuhan. Secundo, l’OMS et l’European CDC (centre de contrôle des maladies) sont sur les dents. Tertio, Laurent Kaiser les informe qu’un test de diagnostic est déjà disponible en Suisse. Le problème est donc pris très au sérieux.
De toute évidence, la situation diffère des autres menaces de pandémie. Ça va beaucoup plus vite que d’habitude, pense Karim Boubaker au fil des 26 slides relativement techniques qui défilent à l'écran. Trop vite, même. La menace est plus importante qu’il ne l’avait imaginé. Le fait que le virus soit analysé si rapidement dans les laboratoires de référence du monde entier ne laisse pas de doute. Dans sa tête, il s’interroge déjà: comment réorganiser les hôpitaux vaudois? Avec quelles consignes? Comment informer le public? Quelle est la capacité des laboratoires pour effectuer des tests de diagnostic? Arrivera-t-on à tester tout le monde?
Daniel Koch s’étend, lui, sur la définition de cas. Avec ses contacts à l’OMS et à l’European CDC, ils y travaillent activement. Pour l’heure, ce qui doit être considéré comme inquiétant, c’est un patient qui rentre de Chine avec les symptômes (problèmes respiratoires, fièvre). Les questions fusent. D’ordre très pratique. Laurent Kaiser donne des détails: son laboratoire à Genève vient de mettre en place la PCR (Polymeras Chain Reaction), qui permet de tester le virus via un frottis. Personne n’a encore de cas à tester en Suisse.
La session devait durer 45 minutes, elle déborde largement. En sortant, Karim Boubaker en a cette fois la confirmation: c’est reparti pour un tour. Mais ce soir-là, il reste calme. Si on lui avait annoncé qu’il y avait dix cas d’Ebola à Zurich, là, il aurait eu peur. Mais ces coronavirus, les spécialistes les connaissent. Il décide d’attendre lundi pour discuter avec son proche collègue et adjoint, Eric Masserey. Il faut réveiller les réseaux et les contacts. En parler au monde politique. Et alerter les médecins.
Coïncidence, ce même lundi, un premier patient se rend au CHUV. Il revient de Chine et présente les fameux symptômes. Il faut recourir au test présenté par Laurent Kaiser à peine 48 heures plus tôt. A partir de là, tout va s’accélérer.
29 janvier
L’histoire des épidémies à la Une
Dans ce chapitre:Flurin Condrau (ZH)
Professeur d’histoire de la médecine
Evidemment, c’est une catastrophe. Mais au fond, il doit l’admettre: en tant que professeur d’histoire de la médecine, spécialiste des maladies infectieuses à l’Université de Zurich, il est fasciné. Contagion, le blockbuster hollywoodien retraçant la gestion internationale d’une pandémie semant les morts par centaines de milliers, est son film préféré (Matt Damon! Kate Winslet!). Il le passe à ses étudiants chaque année. Il relit le courriel qui vient d’arriver ce vendredi 29 janvier dans sa boîte:
«Cher Prof. Condrau,
Compte tenu de l’évolution de la situation en Chine, nous préparons un article sur la quarantaine. Nous avons pensé que votre éclairage serait précieux. Seriez-vous disponible pour un entretien dans nos pages? Le plus tôt serait le mieux.»
Il est signé d’une journaliste d’un quotidien alémanique. Jusque-là, son champ d’étude n’a jamais vraiment suscité d’intérêt: quand il se présente lors des dîners en ville, il a plutôt l'habitude des sourires polis suivis de longs silences. Il pense au séminaire qu’il doit donner dans quelques semaines, «Santé publique: agriculture, médecine et industrie alimentaire», et aux 15 étudiants qui le suivront. Il répond en une ligne: «Bien sûr, appelez-moi après 16h.»
Jusqu’à très récemment, il observait la situation avec le recul de celui qui a déjà maintes fois entendu crier au loup. Dans les couloirs des grandes universités qu’il fréquente de conférences en colloques, le bruit court depuis des décennies: «La grande pandémie arrivera tôt ou tard.» Il faisait partie des cyniques, de ceux qui n’y croyaient pas. Et voyaient plutôt en tous ces Cassandre de fins stratèges capables de faire gonfler les budgets des départements académiques.
Il a commencé à tendre l’oreille sérieusement quand la Chine a ordonné le confinement de plus de 20 millions d’habitants. Les photos du Guardian et du New York Times imprimées sur sa rétine.
Quand la journaliste appelle, ils parlent de Wuhan, du marché aux animaux. Elle demande: «Pensez-vous qu’un tel confinement pourrait arriver en Suisse?» et il s’entend répondre: «Difficile à dire, mais difficile surtout à imaginer…»
Il insiste sur le fait qu’on ne peut pas se baser sur l’histoire de la médecine pour faire des prédictions, comme une trousse de secours qu’on ouvrirait quand on en a besoin. On se trompe, collectivement: l’histoire est une attitude intellectuelle. Elle exige de la prudence dans le jugement, l’art de contextualiser ce que l’on vit.
Se demander ce que peut nous apprendre la peste noire de 1347, celle qui a effacé au moins un tiers de la population européenne en plein Moyen Age, n’a pas de sens. Il dit: «Ce qu’on peut retenir en revanche, c’est que de tout temps les pandémies ont été des tests de résistance. Un stress test pour toute la société, qui met en lumière ses failles comme jamais, quelle que soit l’époque concernée.»
En raccrochant, il pense qu’il doit se préparer à répondre à la presse, suivre plus attentivement l’action de l’OMS, dont il est fin connaisseur. Les maladies infectieuses ne s'arrêtent pas aux frontières. Et un quart des pays du monde n’ont pas de système de santé publique digne de ce nom. L’approche ne peut qu'être globale, concertée. Voilà ce qu’il dira aux prochains journalistes.
Quand il en parle à sa femme, le soir, elle sourit de ce quart d’heure de célébrité. Il pense: cette pandémie pourrait bien replacer la recherche scientifique au centre du village.
Avec son épouse, ils se demandent quelles proportions pourrait bien prendre tout cela. Faudra-t-il rapatrier leur fille qui étudie à l’étranger? Probablement pas. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner, en Angleterre?
21 février
Un inquiétant SMS qui arrive de Milan
Dans ce chapitre:Mark Schneider (VD)
Directeur général de Nestlé
Vevey, vendredi 21 février. Avenue Nestlé. Quartier général du géant agroalimentaire, cinquième étage. Dans son bureau, le patron du groupe Mark Schneider reçoit un message sur son portable. C’est Marco Settembri, qui gère la zone Emena (Europe, Moyen-Orient, Afrique du Nord). Il lui écrit: «Outbreak in Milano.» Lui envoie des photos de rayons de supermarchés complètement vides. «Panic buying.»
Mark Schneider répond. Echange quelques SMS. Il pense: «C’est gros, bien plus gros que les précédents débuts d’épidémies.» Cette fois, le problème n’est plus limité à la Chine comme il le croyait jusque-là. Il est clair que la situation va s’aggraver. Que la pandémie va devenir globale. Qu’il va s’agir d’une crise majeure.
Il y a l’homme, et il y a le patron. En cette fin février, on ne sait encore presque rien de ce virus. Quand il voit ces SMS, l’homme s’inquiète. Il pense à sa fille de 4 ans qui est à l’école. Il pense à son épouse. A sa maman.
Le patron, lui, conserve son sang-froid. A ses 291 000 employés, il veut montrer qu’il a un plan. Que la tempête qui s’annonce est peut-être d’une rare intensité, mais qu’elle sera surmontée. Dans une crise comme celle-ci, l’approvisionnement alimentaire va être crucial. Et Nestlé, qui vend près de 25 000 produits dans ce secteur (des Smarties aux bouteilles d’Henniez en passant par la moutarde Thomy) est un acteur incontournable. Mark Schneider pense: «Avec ce grand privilège viennent de grandes responsabilités.»
Le week-end même, il commence à envoyer une consigne très simple à tous ses collègues: avant toute chose, augmentez les stocks de sécurité. «N’essayez pas d’être malins, ne réfléchissez pas en termes de cash-flow. On ne sait pas combien de temps les moyens de transport vont tenir. Il faut le faire maintenant.» Il répétera ce message tout au long de la crise. Au final, seuls certains emballages (Italie du Nord), épices (Inde) ou morceaux de viande (Etats-Unis) viendront à manquer. Mais rien qui eût causé de gros problèmes.
Le lundi, il décide que le comité de direction ne doit plus se retrouver une fois par mois, mais deux fois par semaine. Mardi et vendredi. Pour parler des inventaires, bien sûr, mais très rapidement aussi des restrictions de voyages. Nestlé décide dès cette semaine-là qu’aucun déplacement professionnel ne pourra plus avoir lieu sans la validation d’un membre du comité exécutif. Mark Schneider ne le sait pas encore, mais s’ouvre la plus longue période de sa vie professionnelle sans trajets en avion. Montrer l’exemple.
Lors des premières réunions de crise, il comprend rapidement que l’effort se concentrera sur trois axes: la sécurité des employés, la continuité des opérations et le soutien aux différentes communautés qui gravitent autour de Nestlé. Sur le premier point, il exige que tout soit mis en œuvre pour que les employés se sentent en sécurité sur leur lieu de travail, à commencer par le quartier général. Plus de dix fois, il descend lui-même dans le hall pour s’assurer du dispositif d’accueil des employés. Caméra thermique, masques obligatoires dès l’entrée… Le patron veut prouver qu’il est possible de créer un environnement professionnel sain. Et le répliquer dans le monde entier.
Il n’y a pas que les bureaux. Nestlé, ce sont aussi 403 usines dans 84 pays. Là également, il faut que les critères sanitaires les plus stricts soient respectés. Car si les employés ont peur de venir travailler, les usines ne tourneront plus.
Comme il doit rester en Suisse, Mark Schneider prend sa voiture pour se rendre à quelques kilomètres de chez lui. Romont, Orbe, Avenches… il fait le tour de différentes usines. L’un des employés lui confie que sa femme est sur le point d’accoucher et qu’il redoute de tomber malade. Malgré cela, il n’a pas peur de venir travailler. Mark Schneider reste très touché par ce témoignage.
Le patron ne dirige Nestlé que depuis trois ans. Il est impressionné par la vitesse à laquelle le paquebot change de cap. Il entend le bruit de toutes les pièces du puzzle qui se réorganisent: clac-clac-clac-clac. En quelques jours, le groupe entier bascule en mode battle ready, prêt au combat.
25 février
Dernière bière avant la fin du monde
Dans ce chapitre:Winnie (VD)
Expatriée
Une notification. Puis une autre. Sur l’écran de son téléphone, les messages de sa mère se succèdent. Winnie fait défiler les fils chinois d’actualité à s’en faire mal au doigt. Mardi 25 février, il est 21h20 dans la province du Shandong, où vit toute sa famille. Déjà trente-deux jours que le confinement a commencé dans l'est de la Chine. L’aïeule est inquiète.
«Tu as trouvé plus de masques?»
«Prends soin de toi!»
A 8661 kilomètres de là, au centre-ville de Lausanne, elle patiente dans la salle d’attente de son physio – une vilaine blessure à la cheville. «Winnie?» Absorbée par le flux de mauvaises nouvelles en provenance de Chine, elle n’a pas entendu arriver la secrétaire.
Elle rejoint la salle de traitement, s’assoit sur le papier qui recouvre le faux cuir de la table et tend la jambe. Elle adore ce physio, un homme professionnel et compétent qui a toujours un mot gentil pour ses patients. Ils sont devenus proches au fil des séances, au point d’échanger des recettes de cuisine chinoise sur WhatsApp. Aujourd’hui, elle note qu’il ne porte pas de masque. Personne n’en porte. Les souvenirs de son séjour en Chine, il y a à peine quelques semaines, lui font serrer la mâchoire. Le physio dit: «Détendez-vous.»
Pendant la séance, il lui pose quelques questions anodines – un classique des professionnels de la santé qui tentent de vous distraire pendant qu’ils vous remettent en place. Elle raconte le vol Zurich-Pékin le 21 janvier pour aller voir sa mère à l'occasion du Nouvel An chinois. Les raviolis frits, les retrouvailles avec sa grand-mère, en regardant de loin sur les réseaux sociaux les annonces inquiétantes en provenance de Wuhan. Pas si loin, finalement.
L’apparition d’une «maladie étrange» décrite par des médecins sur internet, le silence des autorités des jours entiers. Et, finalement, le confinement de la province concernée, annoncé sur toutes les chaînes d’Etat. Sa mère qui lui dit: «Rentre en Suisse avant d’être coincée ici. Qui sait?» La réservation, in extremis, du dernier vol Pékin-Zurich de Swiss, et une valise faite n’importe comment jetée dans le coffre d’un taxi – chauffeur masqué. Sans avoir dit au revoir à sa grand-mère.
Une nuit dans un palace de Pékin, la veille du décollage, et l’obligation de prendre sa température avant d’en franchir les portes. Le quart d’heure de promenade dans le quartier le plus commercial de la ville, d’habitude bondé, ce soir-là désert. Ambiance de fin du monde. Dans l’avion, les Européens qui enlèvent leur masque et déboutonnent leur chemise en riant, avec la certitude de laisser le virus derrière eux.
Son physio, ne se sent-il pas concerné par cette «maladie étrange», lui qui traite et touche des dizaines de patients par semaine? C’est la fin du rendez-vous et le soignant sourit en empoignant la porte. «Vous savez, ici en Suisse, les choses sont différentes: c’est tellement loin, la Chine. Oui, bien sûr, il y a quelques cas en Italie, mais bon, de là à porter des masques tous les jours… Il ne faut pas faire peur aux gens non plus.»
Dans le bus du retour, elle lit «Un premier cas confirmé de Covid-19 en Suisse. Un Tessinois d’une septantaine d’années a été infecté lors d’un séjour en Italie.» C’est sur Weibo, le réseau social chinois, qu'elle l'apprend. Elle fait une capture d’écran, l’envoie à son physio. En guise de légende: «Vous vous souvenez de notre conversation?» Réponse: «OK. Je vais voir si je trouve un masque.»
Elle appelle sa mère à Linyi. Cette dernière lui conseille d’acheter quelques fruits frais, «pas la peine de faire de stocks, mais sois prévoyante. Tu sais comment sont les gens.» Le soir, elle a rendez-vous dans un bar avec Léna. Elle s’est habillée, a même envisagé de mettre du rouge à lèvres, mais elle n’a plus vraiment le cœur d’y aller. Elle s'y rend pourtant.
La salle est bondée, les tables sont pleines à craquer. Les gens commandent à boire et se font goûter leurs bières. Une serveuse souriante pose devant elles une carte et un bol en verre de cacahuètes salées. Sur le côté s’impriment encore des traces de doigts. Elle sort son gel désinfectant, qu’elle offre, comme d’habitude, autour d'elle. Léna refuse poliment. Les mecs d’à côté lui lancent un regard en biais. Peut-être que c’est dans sa tête.
Il est 1h. En sortant du bar, le videur leur souhaite une bonne soirée. Un grand brun à vélo s’arrête pour faire une bise humide à son amie. Elle le salue. «Et tu viens d’où, en Asie?» Elle répond: «De Chine.» Dans un grand éclat de rire, il dit: «De Chine? Mais alors je devrais me tenir à distance…» en faisant trois pas en arrière.
Elle répond «Oui. De moi, et de tous les autres.»
5 mars
Une anecdote qui provoque un tremblement de terre
Dans ce chapitre:Julie et Michael Monney (FR)
Codirecteurs de l’entreprise Laurastar
Le jeudi 5 mars, rien de spécial à l'agenda. Dans les couloirs du quartier général flambant neuf de Laurastar, à Châtel-Saint-Denis (FR), un employé sur appel, qui réalise parfois des mandats pour le spécialiste du repassage, vient prendre un café. De 8h à 8h30, il blague avec quelques employés à la cafétéria. Il raconte une anecdote.
C’était la veille au soir. Sa voisine souffrait de tous les symptômes du Covid-19. Elle voulait aller se faire tester, se faire soigner, mais le taxi refusait de la prendre en charge. Il faisait nuit. Il pleuvait. Bon samaritain, il l’a embarquée dans sa voiture et transportée à l’hôpital.
Michael et Julie Monney, frère et sœur, codirigent l’entreprise familiale. A ce moment, la sœur est en séance. Michael apprend l’anecdote d’un collègue. Ils prennent la chose très au sérieux. Julie se dit: «Attention, on est face à une situation nouvelle dont on ne connaît rien.» Elle organise immédiatement une réunion avec le comité de direction. Son frère appelle la hot-line mise en place à Fribourg. Tente de joindre le médecin cantonal.
Ils se sentent démunis. Faut-il fermer immédiatement l’entreprise? Renvoyer tout le monde à la maison? Laurastar est une PME, ils connaissent leurs 130 employés par leurs prénoms. Que faire avec ceux qui sont considérés «à risques»?
Dans la matinée, Julie et Michael Monney passent dans les différentes unités de l’entreprise pour rassurer les collaborateurs. A 10h34, un courriel est envoyé par la directrice des ressources humaines à l’ensemble des 100 employés présents sur le site. Quatre lignes pour relater les faits, dix pour annoncer les mesures qui ont été prises. Les trois employés présents dans la cafétéria entre 8h et 8h30 sont renvoyés chez eux en quarantaine pour quatorze jours. Tous les lieux par lesquels l’intérimaire est passé ont été consciencieusement désinfectés.
Bien sûr, il y a eu de précédentes alarmes. Le 25 janvier à l’aéroport de Zurich, par exemple. Les Monney reviennent d’une formation aux Etats-Unis et voient «la peur dans les yeux des gens». Ou le 22 février, sur le groupe WhatsApp familial. Le père (fondateur de l’entreprise il y a quarante ans) envoie une carte de l’Italie avec des zones déjà fermées et écrit: «Ils font fermer 11 petites villes au sud de Milan aujourd’hui. Ils ont une cinquantaine de cas!» Beaucoup de leurs fournisseurs travaillent dans cette région. Conséquence: une «task force coronavirus» de 11 personnes a été mise en place.
Mais c’est bien l'histoire de la cafétéria qui lance les grands chambardements. A partir de ce moment, la task force Corona se réunit tous les jours. Michael et Julie Monney décident d'organiser, dès le lendemain, un test de travail à domicile.
Le 6 mars, 50% des employés du site de Châtel-Saint-Denis sont à l'œuvre depuis la maison. Le plus compliqué, c’est pour le service clients, d’ordinaire très ancré dans les murs du quartier général. Mais tout fonctionne. Cette même journée, ils apprennent que la vieille dame amenée à l’hôpital souffrait bien du Covid-19. Son chauffeur d'un soir, non.
Le vendredi suivant, 60% des employés sont mis au chômage partiel. Et 100% de l’entreprise est en télétravail. Les collaborateurs ne reviendront plus au bureau le lundi d’après.
5 mars
Le coronavirus devient réalité
Dans ce chapitre:Marco Solari (TI)
Président du Festival de Locarno
Il repousse son assiette de pâtes à la sauce tomate. Avec peut-être une petite salade verte, ce sont les deux seuls plats que Marco Solari s’offre volontiers dans les heures de midi. Ce jeudi 5 mars, il déjeune avec l’une de ses petites-filles, Cielo, dans un restaurant qui borde le lac de Lugano. Le temps est maussade; ils ont renoncé à la terrasse.
Cette fois-ci, l’assiette de pâtes ne passe pas. C’est sa petite-fille qui la finit. Pas de dessert. A la fin du repas, il paie l’addition et reprend sa voiture pour rentrer chez lui. Il ne se sent pas bien. Plutôt lourd. Le Covid-19, il n’y pense pas. Même si, une semaine auparavant, un ami proche, médecin, lui a soutenu que la menace n’était pas à prendre à la légère. Même si c’est le jour où le premier décès dû à la maladie est enregistré en Suisse, à Lausanne.
Une grippe, lui dit son épouse Michela lorsqu’il arrive chez lui, mal en point. Une grippe? Alors qu’il a fait le vaccin? Et puis, est-ce que c’est vraiment ces symptômes-là qu’il ressent? Cette difficulté à respirer… ce n’est pas comme la grippe. Bah, ça finira bien par passer.
Ça ne passe pas. Malgré deux jours au lit. Il ressent une extrême lourdeur, comme écrasé sur son matelas. Un peu de fièvre. Il continue néanmoins de passer des coups de téléphone, d’assurer l’organisation du Festival de Locarno. Août, c’est demain. Dimanche, quatre jours après le repas avec sa petite-fille, il appelle son médecin. Trop malade.
Presque personne ne parle encore vraiment de cet étrange Covid. Même au Tessin, où la maladie ne fait que commencer son travail de sape. Lundi, le soignant arrive chez un Marco Solari qui se sent déjà dans les vapes. Il se soumet avec curiosité au test mais il faut 24 heures de patience pour connaître le verdict. Dans l’intervalle, aucune angoisse. Marco Solari en a la certitude: ce n’est qu’un méchant rhume.
Quand le portable sonne, le lendemain, c’est son médecin. Le ton du docteur est grave. «Sei positivo, Marco.» Sa femme est inquiète. Lui, toujours pas. L’ambulance arrive dans l’heure devant sa maison. La chute physique est rapide, comme s'il tombait dans un abîme.
Au Tessin, Marco Solari est un loup blanc. Les deux ambulanciers le reconnaissent. Mais il n’est plus le président du Festival international du film, il n’est plus le vice-président de Ringier (co-éditeur du Temps), ni l’ancien patron de Migros. Il est un homme de 75 ans, très malade.
Durant le trajet en ambulance, il pense au désordre qu’il y a dans ses tiroirs. A cette lettre qu’il était sur le point de conclure, pour le festival. Cette lettre dans laquelle il fallait encore changer deux mots pour convaincre son interlocuteur. Aux paiements qu’il n’a pas encore faits. Il ne s’intéresse qu’à ces détails, pas à sa santé. Jusqu’à ce qu’il arrive à l’hôpital de La Carità, à Locarno.
Les portes s’ouvrent sur une réalité angoissante. Tout ce à quoi il a pensé dans l’ambulance passe au second plan. Seul le festival revient, un peu par hasard, via le médecin qui l’accueille aux soins intensifs. Sous le masque, Marco Solari reconnaît le docteur, l’ami, Michael, qui officie également durant la dizaine de jours où Locarno se fait salle de cinéma. «Ça va aller, lui dit le toubib, je me réjouis d’entendre bientôt ton discours sur la Piazza Grande.» Bref réconfort.
Pour la suite, les détails se font de plus en plus flous, à part les sons. Un rideau qu’on tire sèchement. Le pas d’une infirmière. Une barre métallique qui claque. Les bruits de l’efficience. Aucun visage, juste des masques. Impersonnels. Et des yeux souvent fatigués qu’il faut apprendre à décoder pour deviner les sourires.
Toutes les lectures, tous les tableaux, tous les films, toute la culture si chère à l’homme de lettres perdent leur importance. Marco Solari est nu, sous un drap, dans une salle anonyme. Et s’il n’a pas été intubé, il a des électrodes sur le torse, des fils autour du cou. Peur de mourir? Plutôt une froide indifférence. De pair avec une grande sérénité.
De l’indifférence pour cette femme, alitée à côté de lui, qui est en train de mourir. De l’indifférence pour la souffrance de son épouse, de ses petits-enfants s’il devait ne pas se relever. Une indifférence terrible. Il ne ressent plus rien. Même pas le besoin de se reprocher d’être si indifférent.
Il ne voit pas «une lumière au bout du tunnel». Il n’est pas «appelé». Il se sent simplement en paix. C’est le moment où les mots les plus courants prennent toute leur substance. Il demande pardon et pardonne à tout le monde. Il sent le cercle se refermer. Très calmement. La «chose» est en train de se clore. Marco, tu as bien vécu. Tu as eu des privilèges. Tu as donné, tu as reçu. Tu as eu tes joies et tes misères et maintenant, le cercle se ferme.
Mais ce n’était pas son heure.
Le retour à la vie, quelques jours après s'avère très difficile à décrire. D’abord, le corps refait surface. La joie de vivre arrive plus tard.
Avec la vie revient l’angoisse. Sortir des soins intensifs, ce n’est pas sortir de l’hôpital. Surtout avec un Covid-19 aussi sournois. Il échange un coup de fil avec son épouse. Beaucoup d’émotions. De la culpabilité vis-à-vis des autres. Que vont penser de lui tous les conjoints de celles et ceux qui ne se sont pas relevés?
Quand il sort de l'hôpital, la pandémie a explosé en Suisse. Il parle de son expérience dans quelques médias, pour faire prendre conscience que le coronavirus n’est, lui, pas forcément mortel. Contrairement à la danse macabre du Moyen Age, où la mort ne laissait de sursis ni à l’empereur, ni au pape, ni aux cardinaux, ni aux guerriers ni aux enfants. Qu’il y a de l’espoir. Pas toujours, pas pour tous. Lui se sent privilégié d’avoir reçu cette «prolongation».
Une grande reconnaissance pour chacun des maillons de la chaîne de l’altruisme. Il s’exclame sur la qualité du personnel hospitalier. Des frontaliers, qui font souvent des heures de voiture pour venir prendre soin de lui. Il s’étonne encore de l’amour ressenti par et pour des inconnus. Cela surprend pour quelqu’un habitué à vivre dans une atmosphère où s’échangent les coups, où il faut se défendre. Mais il n’est pas changé pour autant. Revenu au travail, il continue de trouver que tel et tel est médiocre. L’engueule car il fait du mauvais travail. Il continue d’aller au supermarché.
Parfois il repense à ce chant, dans les couloirs, peu après son réveil. Une chanson populaire italienne qui parle d’amour et d’ô combien la vie est dolce, fredonnée par des infirmières. Des décennies qu’il n’avait plus entendu chanter.
9 mars
Sur les marchés financiers, une journée folle
Dans ce chapitre:Renaud de Planta (GE)
Associé senior chez Pictet
Une journée folle, où tout prend des proportions invraisemblables. Le lundi 9 mars, le SMI perd 5,5%. Le pétrole, 30%. Même l’or baisse (-2%). Face à cette dégringolade, Wall Street doit arrêter les cotations durant quelques minutes. C’est le jour où Renaud de Planta réalise que le confinement va faire partie des scénarios probables. Qu’il va y avoir une crise sans précédent. Pas juste un krach, comme cet associé senior de la banque Pictet en a connus depuis son entrée dans la finance en 1986. Mais un arrêt net et total de l’économie. La journée est remplie de réunions survoltées, entrecoupées de téléphones de clients inquiets.
Entre deux séances, Renaud de Planta relève une explosion de la volatilité. L’indice Vix, qui mesure la fébrilité des marchés financiers, flirtait en début d’année avec les 14 points. A ce moment-là, il grimpe jusqu’à 54 – et caracolera à 82 quelques jours plus tard. Il n'avait pas dépassé 60 en 2008. Ni même le 11 septembre 2001.
Renaud de Planta avait pris la mesure du problème le samedi 22 février. Il passait le week-end à la montagne. Connecté à son terminal Bloomberg, il y a lu que plusieurs personnes avaient été confirmées porteuses du Covid-19 en Lombardie. Pour lui, c’était le signe évident qu’une pandémie très sérieuse et aux dimensions globales se préparait. Il naviguait alors de sites d’informations en sites d’informations.
C’est à son retour au travail à Genève, le lundi, qu’il a enclenché le «mode crise». Toute l’entreprise était ainsi soumise à de nouvelles contraintes. Les événements, annulés. Les voyages, strictement réglementés. Les interactions avec l’extérieur, limitées. Cela ne concernait pas seulement les 3000 employés en Suisse, mais l’ensemble des 5000 collaborateurs dans le monde.
Une task force Covid s’est mise au travail. A passé en revue les scénarios de contingence imaginés après la crise de 2008. Préparer le déploiement du travail à domicile, ce qui ne va pas de soi pour un groupe financier, même si plusieurs divisions y étaient déjà prêtes. Le groupe Pictet, ultra-sécurisé, se veut d’une solidité à toute épreuve, une «forteresse» pour ses clients. C’est dans des moments comme celui-ci qu’elle doit mériter ce surnom. Il a fallu activer les sites de BCP (business continuity planning). Et puis, surtout, s’occuper des portefeuilles des clients. Ces derniers sont alors progressivement «dé-risqués» – on les retire des classes d’actifs jugés les plus susceptibles de baisser.
Arrive ce fameux 9 mars. En parallèle à l’effondrement des marchés, les volumes de Pictet bondissent. Multipliés par cinq ou six. Dans les recoins de chaque portefeuille, il y a énormément de rééquilibrages à faire. Pictet gère 576 milliards de francs. Vu la volatilité et les volumes en jeu, une erreur traditionnelle – acheter au lieu de vendre, le fat finger dans le jargon – coûte immédiatement des millions. La pression est à son comble à tous les étages de la forteresse des Acacias.
Le défi, réalise Renaud de Planta, c’est la conjugaison exceptionnelle de trois risques. Sanitaire d’abord: comment préserver les collaborateurs de la banque? La question sera très vite à l’agenda puisque, le 12 mars, un employé qui travaillait dans un open space est dépisté positif. Technologique ensuite: jusqu’à 75% des collaborateurs basculeront en télétravail en quelques semaines. Pas anodin, pour un groupe exposé quotidiennement aux attaques informatiques les plus sophistiquées. Financier et économique, enfin, avec cette crise qui se fait de plus en plus évidente.
Dans les jours qui suivent, les clients de Pictet s’étonnent de n’avoir finalement perdu que peu d’argent. Cela s’explique: dans son allocation d’actifs, la banque privée applique une surpondération importante dans les domaines de la santé et de la technologie. Un exemple: Moderna. L’entreprise de Boston, aujourd’hui à la pointe dans la course au vaccin, est soutenue depuis sa première levée de fonds par Pictet. Depuis le début de l’année, son action a pris 206%.
La banque privée espère ainsi présenter des bénéfices corrects en fin d’année. Renaud de Planta estime que son établissement ne s’est pas enrichi sur le dos de la crise, mais que, restant profitable, il paiera son quota total d’impôt. Proportionnellement aux autres secteurs, il anticipe même un bond en avant des entreprises bancaires dans les revenus fiscaux.
Cette semaine de tous les superlatifs se conclura par un téléphone avec le responsable de la Finma, Mark Branson. Ce dernier se dit satisfait de constater à quel point le système financier a bien tenu le choc. Ce coup de fil marquera aussi un profond soulagement pour l’associé senior de Pictet puisqu’il est enfin convaincu que les marchés ne seront pas fermés.
Jusque-là, ce scénario le préoccupait sérieusement. Imaginer que les banques ne puissent plus opérer, qu’elles ne puissent participer aux levées de fonds… Cela aurait bloqué les entreprises, les Etats n’auraient pas pu s’endetter pour payer le chômage partiel, l’approvisionnement en denrées de première nécessité aurait été mis en péril. Sans la finance, Renaud de Planta imaginait déjà une crise sociale sans précédent, des émeutes dans les rues et un effondrement global. Une catastrophe finalement évitée.
12 mars
Les oiseaux sur le tarmac de Cointrin
Dans ce chapitre:Kyle (GE)
Superviseur chez Swissport
Il ouvre les yeux, éteint le réveil de son téléphone: 4h du matin. Enlève le mode avion, se lève sans bruit et file dans la salle de bains. Le push de 20 minutes s’affiche: «Coronavirus: Trump suspend tous les voyages de l’Europe vers les Etats-Unis.»
Il le relit deux fois, immobile: ce jeudi 12 mars, son shift commence à 5h à l’aéroport de Genève, où il travaille comme superviseur chez Swissport. Son travail: aider les agents au check-in et aux portes d’embarquement, s’assurer que les normes de sécurité et de qualité du service sont appliquées. Entre les pannes, les tempêtes, les alertes terroristes, il en a connu, des situations exceptionnelles. Mais ça, jamais. Il est le premier à commenter sur le groupe WhatsApp des managers: «Vous y croyez, vous?»
Il clique sur l’article. «Le président Donald Trump étend les restrictions de voyage en raison de la propagation du coronavirus en Europe. L’interdiction doit entrer en vigueur vendredi à minuit (5h00 en Suisse).» Il lit: «Selon le directeur des Centres de détection et de prévention des maladies Robert Redfield, «l’Europe est la nouvelle Chine.»
Sa première pensée en se brossant les dents: Trump est un imbécile. Le vol quotidien qui relie Genève à New York depuis 1948 n’a été suspendu à sa connaissance qu’à de très, très rares occasions: le 11 septembre 2001; lors de l’éruption du volcan islandais dont personne ne connaît le nom; lors de tempêtes de neige hors de contrôle.
Ou bien est-il lui-même à côté de la plaque? A-t-il sous-estimé la menace?
Il fait encore nuit quand il arrive à l’aéroport, le ciel est violet. Les Américains de Suisse vont-ils tous tenter de rentrer chez eux, de trouver une place sur le premier vol disponible, à n’importe quel prix? Il ouvre la porte du bureau: les collègues sont déjà là. La sidération se mêle à l’effervescence. Certains rigolent: «Team masque ou team sans masque?» Il ne sait plus quoi conseiller aux membres de l’équipe qui lui posent des questions. Au fil de la matinée, il observe les passagers de plus en plus nombreux à affluer. Il se dit: demain, ce sera la catastrophe.
Vendredi 13 arrive. Le smartphone vibre dans sa poche, les pushes se suivent et se ressemblent: les pays ferment leurs frontières les uns après les autres, le flot de voyageurs grossit. La situation le prend de court. Il est de la génération Schengen, il a toujours considéré le monde comme fluide, ouvert. Autant de certitudes qui, en 24 heures, volent en éclats. Il est en Suisse, sa mère est en France, comme sa grand-mère. Pour la première fois, il pense à la frontière. Quand vont-ils se revoir? Il sent monter une addiction malsaine aux notifications. Un mauvais feuilleton à suspense.
Pendant ses cinq minutes de pause, il fait le tour des messages, les «nouvelles» dans tous les sens, WhatsApp qui crépite. Des blagues, mais surtout des «infos» qui bondissent de groupe en groupe, «Voici le message d’une amie qui…». La cousine d’untel, infirmière, affirme que le virus circule déjà à l’hôpital: le pic est prévu pour ce week-end, assure-t-elle. «N’allez voir les personnes âgées sous aucun prétexte, le risque est très élevé.» En deux glissements de pouce, il transfère à droite, à gauche, à sa mère aussi. Juste après, il a honte. Est-ce une fake news?
Il repense aux milliers de personnes croisées ne serait-ce que durant les dernières 48 heures, et à sa grand-mère qu’il doit voir demain.
En quelques heures, le terminal grouille – comme lors du week-end des vacances de Noël. Les gens fuient, lui reste. Notification WhatsApp, sa copine demande: «Ça va, tu survis?» Il n’a pas le temps de répondre. Derrière les guichets d’enregistrement, il court pour tenter de régler les problèmes. A l’adrénaline s’ajoute progressivement l’anxiété: il la voit sur les visages, dans le ton des passagers à l’enregistrement. Les étudiants qui veulent rentrer dans leur famille à l’autre bout du monde, les Anglais arrivés pour skier à qui l’on annonce la fermeture des stations françaises. Les expats. Les diplomates.
En observant ces voyageurs les uns sur les autres, il se dit qu’il n’y a pas 30 centimètres entre eux. Ni entre lui et eux – l’OFSP exige 2 mètres, c’est impossible. L'absurdité des dernières semaines lui saute soudain aux yeux. Il repense à ces images du téléjournal, les vols de rapatriement au départ de Wuhan, les passagers convaincus d’échapper au fléau. Et maintenant c’est lui qui observe les familles et leurs tours de bagages multicolores sur leur chariot, comme si elles n’allaient jamais revenir.
En rentrant, il passe faire des courses. Malgré lui: il achète des pâtes. Plein d’autres choses à double. Les rayons commencent à se vider et ce panier de plastique rouge apparaît comme une bouée de sauvetage. A la caisse, il s’en veut d’être comme tous les autres. Un message l’informe que les masques et les gants sont en chemin pour le staff de l’aéroport. En auront-ils vraiment besoin, si plus personne ne décolle?
Il se dit que d’ici quelques jours, il pourra entendre les oiseaux chanter sur le tarmac. S’il n’est pas forcé de rester chez lui, en chômage partiel.
– II –
Responsables, ensemble
12 mars
A la BNS: imaginer ce qui n’existe pas encore
Dans ce chapitre:Thomas Jordan (ZH)
Président de la BNS
Lui aussi a télétravaillé. Ce qui lui a parfois posé quelques problèmes d’imprimante et de feuilles volantes à classer. Il a continué ses séances de fitness, mais à un rythme réduit. Pour le reste, difficile de déstabiliser un homme comme Thomas Jordan. Aussi inamovible que la Banque nationale suisse qu’il dirige. Même en pleine tempête de coronavirus.
Le jeudi 12 mars, Thomas Gottstein, patron de Credit Suisse, l’appelle. Parmi ses clients, de nombreuses PME ont besoin de crédits rapidement. Les banques ne peuvent toutefois pas prendre seules ce risque dans cette situation. Une sorte d’assurance est nécessaire.
Pour Thomas Jordan, il est clair que l’offre de crédit à l’économie a un rôle central à jouer pour amortir les effets de la crise. Il recommande à Thomas Gottstein de contacter les autorités à Berne, la BNS ne devant pas accorder de garanties de crédit. Thomas Jordan raccroche. L’offre de crédit aux PME ne peut réussir qu’avec des injections de liquidités dans le système bancaire à des conditions favorables. Il mesure silencieusement le peu de temps qui reste. Et met la machine en route.
Il a déjà senti que la crise pointait quelques semaines plus tôt. Le 4 février, la direction générale de la BNS tenait sa première séance sur le coronavirus. En cas de pandémie, comment la politique monétaire peut-elle soutenir l’économie suisse? Et, plus simplement, la banque peut-elle continuer de fonctionner? Réponse: oui. Depuis le SRAS, en 2003, elle dispose d’un plan «pandémie» mis à jour.
La majorité des employés peuvent se connecter à distance aux systèmes informatiques de la BNS. Seuls ceux qui injectent des milliards de francs sur les marchés pour empêcher la devise helvétique de s’apprécier viennent sur place. En équipes partagées. Idem pour ceux qui s’occupent du numéraire; difficile en effet d’amener des sacs de pièces et de billets à la maison…
Le 20 février, Thomas Jordan décollait pour Riyad, où se tenait un sommet du G20, des ministres des Finances et des gouverneurs de banques centrales. La délégation chinoise n’y participait pas. Il a échangé longuement avec son homologue italien. Ce dernier lui a décrit des villages fermés, la menace très concrète que fait peser le virus sur l’économie de la Péninsule. Thomas Jordan sait à ce moment que cette épidémie va être très difficile à freiner. Que la Suisse sera rapidement touchée car les foyers italiens sont proches de la frontière. Mais les conséquences économiques de cette crise restent floues. Au G20, les décideurs ont semblé s’accorder sur le fait que la reprise se ferait en V. Un V très étroit.
Début mars, la pression sur le franc augmente. A 1,065 pour 1 euro, il retrouve son niveau de février 2015, soit quelques semaines après la suppression du taux plancher. Ce qui va de pair avec les effondrements des marchés. Un lundi noir le 9 mars, un jeudi noir le 12 mars. Puis une rechute la semaine suivante. La BNS a intensifié ses interventions sur les marchés pour empêcher que le franc ne devienne trop cher. Mais rien ou presque qui sorte de la normale.
Après des échanges avec le Conseil fédéral, Thomas Jordan s’attache à faire avancer l’idée de la facilité de refinancement. Oui, il est crucial que les banques continuent d’octroyer des crédits aux PME. Pour la BNS, il est aussi clair que les garanties offertes par la Confédération doivent être accompagnées par des liquidités. Et pour que les PME bénéficient de conditions favorables, il faut que le refinancement des banques se fasse à des conditions attractives. C’est là que la puissance de feu de la BNS prend tout son sens: c’est elle qui va fournir les liquidités nécessaires.
L’idée des crédits-relais avait déjà émergé lors de la crise de 2008, mais sans déboucher sur du concret. Cette fois, la situation en matière de liquidités de nombreuses PME a considérablement changé en raison du confinement. Nombre d’entre elles n’ont simplement plus de revenus.
Pour la première fois, la BNS accepte les prêts aux entreprises en guise de garantie afin de fournir des liquidités aux banques. Un changement de philosophie pour l’institution. Il faut se préparer à refinancer environ 125 000 crédits en quelques semaines. Sans compter la modification légale nécessaire. Thomas Jordan s’entretient avec le ministre des Finances Ueli Maurer afin que l’ordonnance d’urgence du gouvernement puisse être adaptée.
Une nouvelle fois, la BNS doit donc faire preuve de créativité. Cela devient une habitude, après le sauvetage d’UBS (2008), l’instauration du taux plancher (2011) ou la mise en place du taux d’intérêt négatif (2015).
Dans le public, la confusion règne quant à la marge de manœuvre de l’institution. Thomas Jordan doit clarifier à plusieurs reprises le périmètre d’action de la banque. Les questions sanitaires, ce n’est bien sûr pas son mandat. Le financement du chômage partiel non plus. Le sauvetage des compagnies aériennes? C’est aussi une question pour le monde politique. Garantir les liquidités aux banques, et par conséquent à l’ensemble de l’économie, en revanche, oui. Idem pour les mesures destinées à contrer la pression sur le franc. Ce sont les bonnes contributions.
La crise actuelle a beau être d’une intensité jamais vue, le mandat de la BNS – garantir la stabilité des prix en Suisse – reste le même. Pas question d’en dévier. Dans sa tête, Thomas Jordan voit la Banque nationale évoluer dans l’épicentre d’un grand rectangle. Certes, ces dernières années, elle a déjà dû s’aventurer très loin dans les frontières de ce périmètre – il y a douze ans, le bilan de la banque était de 100 milliards; aujourd’hui, 900 milliards. Mais, restant dans ce mandat, la BNS ne craint pas d’utiliser tous les instruments à sa disposition.
Voire, toujours dans les mêmes limites, d’inventer ceux qui n’existent pas encore.
14 mars
Une ceinture de la mauvaise couleur
Dans ce chapitre:Karin Keller-Sutter (SG)
Conseillère fédérale
Tout part d’une ceinture. Karin Keller-Sutter se rend dans un petit magasin de Wil (SG) dans l’après-midi du samedi 14 mars. Elle y avait acheté une ceinture la semaine d’avant, mais le modèle ne convient pas. Mauvaise couleur. Elle ne l’a pas avec elle, mais la vendeuse insiste. Qu’elle prenne la nouvelle aujourd’hui et ramène l’autre la semaine prochaine. Elle peut quand même faire confiance à une conseillère fédérale, non? A cet exact moment, Karin Keller-Sutter ne le dit pas mais elle le pense très fort: le problème c’est qu’ici, la semaine prochaine, ce sera fermé.
La veille, le Conseil fédéral a annoncé des mesures fortes: fermeture des stations de ski, des écoles, restrictions aux frontières… Sans toutefois déclarer l’état de situation extraordinaire. Quand elle quitte Berne pour rentrer chez elle ce soir-là, Karin Keller-Sutter est sereine. Un bon pas a été franchi. Deux petites heures de train qui séparent la capitale de Wil. Elle se dit que le Conseil fédéral n’aura pas à se retrouver avant le vendredi suivant. Elle se trompe.
Le samedi 14, les règles ne sont pas respectées. Le beau temps fait sortir les Suisses, au bord des lacs, dans les restaurants qui n’appliquent pas à la lettre la règle des 50 personnes. En Suisse centrale, les stations de ski restent ouvertes. Des installations comme la Jungfraubahn aussi. A Wil, Karin Keller-Sutter va faire ses commissions avec son mari. Elle voit les gens sur les terrasses. Comme si de rien n’était.
Dans la matinée, elle écoute Alain Berset à la radio alémanique. Il pousse un coup de gueule, annonce que des amendes pourraient être infligées si les infrastructures touristiques restent ouvertes. Les deux collègues se parlent au téléphone peu après. C’est bizarre, constatent-ils, le plan ne fonctionne pas vraiment. Karin Keller-Sutter échange aussi un coup de fil avec un proche collaborateur. Tous réalisent que la population n’a manifestement pas pris la mesure de la gravité de la situation.
Elle, oui. Même si elle a mis un peu de temps. Son mari, un médecin, l’équivalent de Daniel Koch pour la ville de Zurich, lui répète depuis fin janvier que la situation est sérieuse. Quand ils regardent ensemble les reportages sur la Chine, il la met en garde; ça va venir ici aussi. Vraiment? Comme conseillère d’Etat, elle en a connu des débuts d’épidémies qui n’ont finalement pas eu de grandes conséquences en Suisse. Rien de bien inquiétant.
La semaine, elle est à Berne. Lui travaille à Zurich. D’ordinaire, ils s’appellent chaque soir pour discuter. Mais, depuis quelque temps, son mari est très occupé. Jusqu’à tard. Elle lui demande: «Mais vous préparez quoi, franchement, dans toutes ces séances?» Simple: ils anticipent la montée en puissance du virus. Elle réalise progressivement l’étendue du problème.
Dimanche 15 mars, elle discute avec Simonetta Sommaruga, présidente de la Confédération. Au fil du week-end, 800 nouveaux cas de Covid-19 sont déclarés en Suisse. Les conseillers fédéraux décident de tenir une séance extraordinaire en début d’après-midi par visioconférence. Une première… qui n’aura en fait pas lieu. La technique ne suit pas. Il faut se voir en personne.
Elle saute dans un train. Son mari l’accompagne pour qu’elle ne se retrouve pas seule, le soir, dans son appartement bernois. Cinq cents mètres séparent la gare du Palais fédéral, elle voit des centaines de personnes au coude à coude sur les terrasses, savourant la lumière chaude d’un dimanche après-midi qui annonce le printemps. Malaise.
La réunion n’a pas lieu dans la salle habituelle mais au rez-de-chaussée du Bernerhof, un ancien hôtel particulier qui se trouve à quelques dizaines de mètres du Palais et qui accueille maintenant le Département des finances. Les sept Sages ne sont pas seuls. Il y a aussi, sur des chaises placées derrière eux, des secrétaires d’Etat, des chefs d’offices. Daniel Koch, bien sûr.
La séance dure jusqu’à 20h30. Tout le monde s’accorde sur le fait que la situation est incontrôlable, qu’il faut envoyer un message plus fort. Qu’il faut prendre les mesures contraignantes pour protéger la population. Aller plus loin. La décision de principe est prise mais il faut une nuit pour préparer juridiquement la plongée dans l’état de situation extraordinaire. (Formellement, la décision sera prise lundi 16 mars dans l'après-midi.)
Ce dimanche soir, Karin Keller-Sutter rentre à pied. Pour elle, tout est clair. C’est la bonne décision. Elle retrouve son mari. Ils soupent, boivent un verre de vin. Elle a de la peine à réaliser: on va tout fermer demain. Une décision unique dans la vie d’une conseillère fédérale.
Le lundi matin, elle part tôt. Il y a déjà du monde dans les rues. Elle sent un décalage vertigineux entre la décision qui va être annoncée et le fait que les gens vivent normalement. Elle aurait envie de dire à tout le monde: «Allez encore acheter des collants, des chaussures ou du rouge à lèvres maintenant, car tous ces magasins vont fermer.»
Première séance avec les représentants des cantons. Elle est aux côtés d'Alain Berset et de Guy Parmelin pour annoncer à de nombreux conseillers d’Etat la décision qui sera prise. C’est nécessaire, il faut franchir ce pas. Tout le monde comprend.
Un conseiller d’Etat s’interroge. Avec ce fameux article 7 de la loi sur les épidémies – «Si une situation extraordinaire l’exige, le Conseil fédéral peut ordonner les mesures nécessaires pour tout ou partie du pays» –, quelle autorité reste aux cantons sur ces mesures? Tous les regards se tournent vers Karin Keller-Sutter, qui représente la justice et la police. Un mot suffit: aucune. Ils doivent se contenter d’exécuter les décisions du Conseil fédéral. Vollzug! (Dans les faits, un contact étroit sera maintenu entre Berne et les représentants des cantons.)
Après la séance du Conseil fédéral, conférence de presse. Karin Keller-Sutter gère bien la pression. Mais, pour la première fois, elle ressent des effets physiques. Comme en dehors d’elle-même. Elle a la chair de poule quand la présidente Simonetta Sommaruga prend la parole en premier pour annoncer l’état de situation extraordinaire, dès minuit. Elle, qui est profondément libérale, se dit: «Karin, tu n’es pas devenue conseillère fédérale pour fermer le pays, pour priver les gens de liberté!» Ça la touche profondément, mais elle n’en souffre pas. Ça fait partie du job.
Quand vient son tour de parler, elle évoque les restrictions décidées aux frontières avec les pays voisins et la thématique cruciale des frontaliers. Au Tessin, ils sont 4200, rien que dans le secteur de la santé. Plus de 20 000 venant de France sont actifs dans ce domaine en Suisse romande et à Bâle. Peuvent-ils continuer de venir travailler? Oui, elle s’en est assurée.
Par la suite, elle perd le fil du temps, ne sait plus quel jour on est. Elle enchaîne de longues journées de travail où il n’est question que du coronavirus. Karin Keller-Sutter a envie de tenir un journal durant cette période, comme l’ont fait certains de ses prédécesseurs au Conseil fédéral. Mais renonce, faute de temps.
Elle continue d’aller au supermarché; elle prend, elle aussi, un petit numéro. En résistant à cette étrange envie d’acheter plus que nécessaire. Dans les rayons, des gens l’interpellent pour la remercier, elle et tous ses collègues du Conseil fédéral. C’est rare, une telle unanimité. Karin Keller-Sutter loue le calme de ses concitoyens. Elle ramènera la fameuse ceinture dès que les magasins pourront rouvrir.
17 mars
Le bip des frigos qu’on débranche
Dans ce chapitre:Pierre Lelièvre (GE)
Gérant de restaurant
La conférence de presse des autorités fédérales à peine terminée, Pierre Lelièvre se connecte au groupe WhatsApp qui rassemble ses collègues. Il va falloir organiser, rassurer, c’est son rôle de superviseur. «Bonjour à tous, je pense que vous avez eu écho de la décision du Conseil fédéral sur la fermeture des restaurants… Pour ceux qui ne sont pas en congé, on se donne rendez-vous demain sur place dès 9h.» Message envoyé.
En traversant la frontière franco-suisse ce mardi 17 mars, personne ne contrôle encore les véhicules. Ce n'est qu'une question de temps, Pierre s’en doute. Genève, centre-ville. Il se gare, sort du coffre les grands sacs Ikea encore vides. Il est tôt. L’équipe arrive au compte-gouttes. Avec le sourire, malgré les circonstances.
Eux qui, depuis quelques semaines, avaient senti monter jour après jour l’hésitation des clients à se faire la bise, entendu de l’autre côté du bar les habitués plaisanter («Alors, on se serre la main ou pas?») font l’expérience du bonjour à distance, du «check du coude» pour la première fois. Dans l’air, un parfum de dernier jour de classe avant les grandes vacances. L’insouciance en moins. Ouvrir un restaurant, ils savent faire. Mais ça? Préparer une fermeture… dont on ne connaît pas la durée?
Pierre avait pris les devants, et aujourd’hui il se dit: heureusement. Il avait suivi de près la situation en Italie, d’où proviennent la plupart de ses produits, les prosciutti dans leur croûte de sel accrochés aux fenêtres et les chiantis qui délient les langues. Il avait pris le confinement du pays, comme une gifle.
En faisant défiler les infos le 13 mars à midi, il avait lu: «La frontière suisse avec l’Italie est partiellement fermée et 10 milliards de francs vont être libérés pour une aide d’urgence à l’économie.» A ce moment-là, avec le début du télétravail, il avait déjà recouru au chômage partiel pour anticiper le ralentissement – il y aurait à coup sûr moins de monde au déjeuner. Tenter de garantir les emplois, ne licencier personne, c’est ce qui le tenait éveillé la nuit.
Ce matin de fermeture, ils n’ont que quelques heures pour s’organiser: ils s’y prennent méthodiquement, après s’être servi un expresso. Vider les frigos, un par un. Commencer par les plus gros. Préparer des caisses de denrées périssables pour l’Armée du Salut, avec l’accord des propriétaires du restaurant. Partager entre les membres du staff ce qui reste, les jambons, les fromages. Ramasser les affaires, un sweat-shirt oublié, les chargeurs de téléphone, les chaussures de service. Personne ne la formule, mais la question s'impose: rouvriront-ils un jour ou feront-ils faillite?
A la fin, «tout le monde dehors». Il fait par acquit de conscience un dernier tour, histoire de s’assurer que les lumières sont éteintes et que les locaux sont vides. C’est comme ça qu’il trouve Moutiou, éponge à la main, des bulles de savon plein les doigts, qui n’a pas terminé de polir l’évier. «Laisse, c'est bon, on y va, tout le monde t’attend.» Il enclenche l’alarme, fait claquer la porte. Son collègue Marco dit dans un éclat de rire nerveux: «Bon bah… à dans deux ans!» Ils s’envoient des bises de loin.
Un détour par le supermarché avant de rentrer, il a promis de ramener des produits «de première nécessité», comme le suggèrent les conseillers fédéraux, pour son bébé de 9 mois. Il essaie de ne pas trop paniquer à l’idée du futur qui attend son fils – et au fond, en tant que jeune père, tout ce qui lui importe à ce stade c’est de ne contaminer personne. Ne pas ramener le virus à la maison.
Les paquets de boulgour et de quinoa sont toujours là, mais il faut tendre le bras pour attraper, tout au fond, les cornettes. Les spaghettis ont disparu. Il se dit: les gens sont fous… à se demander s’ils ne mangent que des pâtes. Il s’arrête devant les couches quand il la voit: la petite dame qui, de dos, ressemble à sa grand-mère.
A moins d’un mètre, une autre cliente, une quadragénaire en blazer et mocassins, met consciencieusement dans son caddie les trois derniers paquets de papier toilette du rayon. Elle ne laisse rien pour l’aînée. Personne ne dit rien, il sent la politesse d’usage le quitter. Il ne crie pas, mais presque. La quadra au blazer accepte de partager, et tend un paquet de papier à la vieille dame. Cette dernière dit merci, rigole et s’en va.
Toujours pas de douaniers au retour, mais la certitude qu’ils seront là bientôt, comme en Italie. Il visualise déjà des militaires français, des blocs de béton, les images des lendemains d’attaque terroriste. Il se dit qu’ils s’en souviendront comme tout le monde se souvient de ses faits et gestes le 11 septembre 2001.
Il a beau respirer le même air que les Suisses, avoir placé tous ses efforts dans ce pays et y avoir fait une bonne partie de sa carrière, il suffit d’un virus invisible pour vous rappeler que vous êtes un étranger. En sortant les sacs de la voiture, il entend encore le bip des frigos qu’on débranche.
17 mars
Le vrai luxe de l’argent; ne pas y penser
Dans ce chapitre:Sabine (VD)
Maman de jour
Son réveil analogique affiche 00:21. Dans le noir, Sabine* fait les comptes en silence. Loyer: 1500 francs. Electricité: 300 francs. Abonnement internet: 65 francs. Pas de carte prépayée pour son téléphone: ce mois-ci, elle fera avec le wifi. Courses pour la semaine chez Aldi ou Lidl: 100 francs. Assurance maladie de son conjoint: 350 francs. La sienne, ça attendra, elle ne paiera pas, et tant pis pour les relances. Un peu plus tôt, elle a entendu Philippe sortir du lit et appeler son père au Cameroun, elle a fait semblant de dormir. Il est resté au salon, la lumière filtre sous la porte de la chambre.
A elle, Philippe a annoncé la mauvaise nouvelle. En rentrant du fast-food, à 23h. Elle avait noté l’ombre sur son visage quand il s’était lavé les mains après avoir enlevé ses chaussures. L’odeur de friture l’avait suivi dans le petit appartement, après huit heures à remuer des frites congelées dans l’huile bouillante. Philippe avait dit: «Tous les restos vont fermer, le boss m’a demandé de ne pas revenir, donc je ne serai pas payé à partir de demain, 17 mars.» Salaire horaire: 19 francs net.
Le calcul était vite fait: au mieux, il recevra 1800 francs ce mois-ci. Et les suivants? En fumant une cigarette sur le parking, les collègues avaient essayé de le rassurer avec une tape dans le dos: les aides allaient venir, le chômage technique était prévu justement pour ces cas-là. Problème: il n’a pas de papiers, ici. Sa situation administrative est un bazar sans nom. Il avait été embauché dans les règles, mais son autorisation de séjour avait expiré depuis. Il n'a rien dit.
A table, ce soir, elle le revoit se passer les mains sur le visage, en disant: «Je sais pas ce qu’on va faire.» Elle ne veut rien demander à la famille, ni à l’aide sociale – trop peur que ça nuise à la régularisation de Philippe, une amie le lui a déconseillé. Elle veut s’en sortir autrement. Mais comment? Qu’est-ce qu’elle va bien pouvoir dire à son ado? Elle pense: heureusement que moi, je peux encore manger au boulot à midi. Toujours ça d’économisé.
Son travail à elle: garder Théo, 9 mois, au domicile d’un jeune couple du centre de Lausanne, qui la paie à l’heure, 14 francs nets, trois jours par semaine. Deux hommes adorables et compréhensifs, l’un est architecte, l’autre designer de sites web. Elle espère, en formulant une prière muette, qu’ils auront encore besoin de ses services, même si eux passent en télétravail. Elle a le cœur dans la gorge rien que d’y penser.
00:33. Elle ne trouve pas le sommeil. Elle met en place des stratégies. Anticiper, rester digne, se souvenir que la santé, c’est tout ce qui compte. Demain, mettre la honte sous le tapis et appeler les vrais amis, Tatiana et Patrick, pour leur demander un coup de main. Prendre contact avec le propriétaire ou la régie pour demander un report de paiement du loyer. Au moins un morcellement en plusieurs fois 500 francs…
Même comme ça, vont-ils y arriver? Elle pourrait créer un groupe WhatsApp et poster une sorte d’annonce. Elle la rédige dans sa tête: «Bonjour, si vous avez des anniversaires en vue ces prochaines semaines, pensez à moi, je peux vous faire de beaux gâteaux au parfum de votre choix, prix selon la taille, à partir de 30 francs – moins chers qu’à la boulangerie et aussi bons!»
Vers 6h, elle sort du lit, retourne les chiffres dans tous les sens. A-t-elle oublié une facture, un paiement en attente qui pourrait justifier qu’on les mette dehors d’ici quelques semaines? Le seul vrai luxe offert par l’argent, c’est la possibilité de ne pas y penser.
Elle ouvre le frigo pour faire le point. Au cas où ses employeurs lui annoncent qu’ils préfèrent qu’elle ne vienne plus. Elle voit: deux tranches de jambon, un demi-concombre, des cornichons, du fromage frais, du fromage en tranches et un litre de lait. Dans les placards: quatre kilos de pâtes, du sucre, de la farine, des boîtes de thon, de maïs, et deux paquets de lentilles – pour le fer. Elle compte les portions pour elle, son conjoint et son fils de 16 ans, si tout le monde mange trois fois par jour à la maison.
A 6h40, elle s’habille rapidement et sort devant son immeuble pour prendre le bus. A la place de la destination, s'affichent les mots: «Responsables, Ensemble». Elle sait qu’elle ne doit pas être en retard ce matin, déjà que ses employeurs lui paient le transport… Il y a du monde, une armée de visages bouffis par le manque de sommeil. Le bus n’est pas censé les prendre tous: le Conseil fédéral a dit transport réduit, distanciation sociale, elle n’a pas tout suivi.
Le chauffeur compte une vingtaine de personnes et lui refuse l’accès. Elle s’interdit de s’humilier à pleurer, mais c’est comme s’il sentait sa détresse. Peut-être un sixième sens, une sorte de flair. Il la laisse monter, s’asseoir à côté de lui.
Elle arrive pile à l’heure devant le bel immeuble. Elle frappe doucement à la porte pour ne pas réveiller Théo. Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure pas. Elle se mord l’intérieur des joues une fois, puis offre un grand sourire quand la porte s’ouvre. Ses ongles s’enfoncent dans la paume de ses mains, elle tient.
De l’autre côté de l’entrée, un café l’attend sur le comptoir en acier poli de la cuisine. Elle entend: «Sabine, salut! Comment ça va?» Elle dit: «Très bien, merci! Et vous?» d’un air jovial. Les larmes roulent quand l’un d’eux lui tend la tasse encore fumante.
*Nom d'emprunt
20 mars
Une voix dissonante dans une suisse si polie
Dans ce chapitre:Stephan Rietiker (ZH)
Médecin et entrepreneur
Dans la salle à manger de leur villa, près de Zurich, sa femme l’écoute attentivement, puis pose les couverts. Elle lui dit que s’il lance un truc pareil, il se fera attaquer comme jamais. Mais au fond, Stephan Rietiker sait qu’elle est d’accord avec lui. C’est aussi une femme d’affaires. Et puis, il faut bien que quelqu’un souligne les travers de cette gestion de crise. La polémique ne lui fait pas peur. Au contraire.
En regardant les montagnes depuis sa fenêtre ce vendredi 20 mars, il imagine une plateforme, une sorte de «média alternatif». Il est médecin, entrepreneur, indépendant. Il a travaillé cinq ans dans un département de médecine interne avant de s’orienter vers l’industrie médicale de pointe. Il a du temps, de l’argent, deux passeports: américain et suisse.
Ces derniers jours, lors des conférences de presse du Conseil fédéral, il s’est demandé en soupirant si le groupe d’experts mené par Daniel Koch était bien sérieux. Comme beaucoup de monde en ce moment, il a un avis tranché sur ce qu’il faudrait faire – le problème, selon lui, est que personne ne le lui demande. Suisse romande, suisse alémanique, le fossé se creuse. En regardant Alain Berset à l’écran, il se dit qu’il est charismatique, un vrai leader. Mais qu’il a tort. Il pense: «Est-ce que personne n’ose contredire le Roi Soleil?»
Il n’était pas contre le semi-confinement. Mais il aurait tout fait différemment. Il regarde ce qui se passe ailleurs, notamment en Suède, avec respect et envie: l’immunité collective, c’était ça, la solution, et l’économie aurait été moins amochée. C’est ce qu’il répète en vidéoconférence à qui veut bien tendre une oreille.
Depuis l’annonce des premières mesures du Conseil fédéral, les discussions avec ses cercles d’amis – comme lui entrepreneurs, certains médecins, virologues réputés, lobbyistes en costume et boutons de manchette – s’échauffent. L’autre soir, l’un d’eux lui a dit: «Tu devrais faire quelque chose.» Il l’a pris au pied de la lettre.
Il a réuni une équipe autour de lui pour parler des sujets qui dérangent. Comment peut-on prétendre compter et annoncer le nombre de cas chaque jour, si 85% de ces derniers sont asymptomatiques? Pourquoi ne tester que ceux qui présentent des symptômes, dans ces conditions? Comment peut-on présenter des stratégies basées sur des chiffres si imprécis? Pourquoi les coûts psychologiques, sociétaux, économiques du semi-confinement ne sont-ils pas mieux pris en compte? On lui répond que le plan mis en place par le Conseil fédéral est «le moins mauvais de tous les systèmes». Du Churchill, évidemment.
Il n’y croit pas, et estime qu’on a pris les citoyens pour des guignols avec ces histoires de masques: depuis le début, il aurait fallu en porter, pourquoi faire subsister le doute quant à leur utilité? Et ces débats sur la course à pied? N’est-ce pas le comble de l’hypocrisie? Il est temps qu’une voix dissonante s’élève dans cette Suisse si polie, si policée. Ce sera la sienne.
Ce soir-là, il reste tard dans son bureau à échanger des e-mails avec ses consultants. En jetant des idées en l’air, ils décident d’appeler leur site InsideCorona – un clin d’œil au site d’infos financières au nez fin, InsideParadeplatz. Il dresse une liste de personnalités influentes qu’il appellera demain, afin de s’assurer que le débat prendra quand la plateforme sera mise en ligne.
20 mars
Des centaines de milliers de francs en 30 minutes
Dans ce chapitre:Thomas Gottstein (ZH)
Directeur général de Credit Suisse
De l’argent à disposition en trente minutes? Des dizaines, des centaines de milliers de francs disponibles en trente petites minutes? Ce vendredi 20 mars, comme beaucoup, Thomas Gottstein est chez lui, devant sa télévision. Il vient de s’entretenir avec l’un de ses fils. Ce dernier aura 18 ans début avril et veut faire une grande fête. Le patron de Credit Suisse a dû patiemment lui faire comprendre qu’en plein semi-confinement, ça allait être un brin compliqué.
Entré en fonction à peine un mois plus tôt, Thomas Gottstein est l’un des instigateurs des crédits-relais mis à disposition des PME suisses pour amortir la crise du Covid-19. Mais il est surpris d’entendre le Conseil fédéral promettre publiquement que les 500 000 petites et moyennes entreprises du pays devraient avoir accès à des liquidités en une demi-heure chrono.
Une demi-heure, ce n’est pas grand-chose.
Devant les caméras, le ministre des Finances, Ueli Maurer, répète: «Les entreprises auront accès à l’argent en une demi-heure. Les demandes ne feront pas l’objet d’examens particulièrement détaillés.» Thomas Gottstein pense: «Il a raison. Il va falloir aller vite.» Andreas Gerber, responsable des relations avec les PME pour Credit Suisse, entend lui aussi cette phrase avec un peu d’étonnement. Tout doit être prêt dans moins d’une semaine. Trente minutes…
Il faut dire que la principale opération de sauvetage économique de l’histoire du pays a été menée comme un sprint. A peine deux semaines plus tôt, Thomas Gottstein est encore en voyage aux Etats-Unis. En tournée professionnelle pour rencontrer des employés, actionnaires et clients de la banque. Aucun ne lui parle encore du Covid-19.
Un matin, début mars, il allume sa tablette pour lire les journaux. Il découvre que le Tessin se prépare à un vrai lockdown. A ce moment-là, il réalise que ce n’est qu’une question de jours avant que ce virus ne contamine tout le pays. Il décroche son téléphone et appelle Andreas Gerber. Que peut-on faire pour éviter que les PME suisses ne partent en faillite par dizaines?
Dans les bâtiments de la Paradeplatz et d’Uetlihof, on se met au travail. L’idée: que les entreprises ayant des problèmes de liquidités reçoivent de l’argent, couvert par des garanties fédérales (comme cela se fait dans le cadre du système de garantie des risques à l’exportation). Les banques doivent distribuer l’argent. Mais comment s'y prendre? Qui impliquer?
Entre le 10 et le 14 mars, des conversations téléphoniques ont lieu entre Thomas Gottstein et Mark Branson, de la Finma, Thomas Jordan, de la Banque nationale suisse, et Ueli Maurer. En parallèle, des idées similaires sont à l’étude au sein du Département des finances.
Après ses coups de fil avec les autorités, il appelle également Sergio Ermotti, son homologue à la tête d’UBS. Ainsi que les directeurs de Raiffeisen et des banques cantonales vaudoise et zurichoise. C’est l’avantage de vivre dans un petit pays, se dit-il. Tout le monde se connaît, tout le monde travaille ensemble. Quand ça craque, tout le monde garde la tête fixée sur le même objectif: maintenir l’économie hors de l’eau.
Unanimes. Banquiers, politiciens et régulateurs s’accordent sur l’urgence de la situation. Il ne faudra que quelques jours pour que la mécanique se mette en place juridiquement et financièrement. Des crédits octroyés par les banques, mais garantis pour la plus grande partie par la Confédération et financés par la Banque nationale suisse. La rapidité des réactions le surprend.
Cette opération n’offre pas seulement une bouffée d’air frais à des dizaines de milliers de PME. Elle permet aux banques de prouver qu’elles sont là pour soutenir l’économie, se réjouit Thomas Gottstein. Elles retrouvent leur rôle d’intermédiaire crucial pour faire circuler l’argent dans la société. L’huile dans les moteurs. Et c’est justement pour cela qu’il a décidé de devenir banquier. Cela redonne quelques lettres de noblesse à cette profession dont l’image a été sensiblement écornée depuis la crise de 2008. Parfois à tort, parfois à raison.
Le 26 mars, de premiers prêts-relais sont accordés à des milliers de PME. Chez Credit Suisse, 600 personnes sont mobilisées pour répondre à 4500 demandes. A la fin de la journée, Andreas Gerber écrit un bref mail à son chef. Le premier crédit a été débloqué dix-huit minutes après que la demande a été effectuée.
Début avril, pour les 18 ans de leur fils, les Gottstein font un bon repas en famille. La fête, ce sera pour cet été.
22 mars
Dans l’attente du coup de fil de Giuseppe Conte
Dans ce chapitre:Christoph Franz (BS)
Président de Roche
Il prend gentiment ses repères. Depuis que Christoph Franz a quitté son domicile pour un appartement de fonction, juste à côté de son bureau, le président de Roche ne se sent toujours pas vraiment chez lui. Mais ça vient. Ce dimanche 22 mars, il attend un appel important. Même quand on occupe son poste, ce n’est pas tous les jours qu’on doit discuter avec le premier ministre italien.
Christoph Franz était chez Lufthansa lors du 11 septembre 2001. Il a vécu bon nombre de crises durant toute sa carrière mais, en attendant le coup de téléphone de Giuseppe Conte, il se dit que les semaines précédentes ont été les plus intenses de sa vie professionnelle. D’où l’appartement de fonction.
Impressionnante, la vitesse à laquelle tout s’est déroulé. Son voyage au Cambodge, prévu de longue date début mars avec sa femme? Annulé. Le couple a opté pour l’Espagne. Dans un bar à tapas, à Barcelone, une foule compacte. C’était la première fois que Christoph Franz s’en faisait la réflexion.
Et puis il y avait eu cette remarque faite par son coiffeur. L’assemblée générale devait se tenir le 17 mars. Un rendez-vous clé pour le chairman qui, pour l’occasion, est allé se faire couper les cheveux. Son coiffeur lui a raconté qu’il avait vu son chiffre d’affaires baisser de 60%. L’anecdote avait marqué Christoph Franz: «Mais pourquoi les gens ne viennent-ils pas se faire coiffer avant que tout ferme?» Dans la foulée, il avait décidé de faire revenir la mère de son épouse en Suisse. Seule, à Paris, ça n’allait plus être possible.
Le téléphone ne sonne toujours pas. Depuis le début de la crise, bon nombre de chefs d’Etat, de ministres, de présidents appellent les cadres de l’entreprise pharmaceutique bâloise. Tous veulent des tests – pour le virus ou pour les anticorps, mais en tout cas le plus grand nombre possible – et des machines pour les réaliser. Deux jours plus tôt, Christoph Franz était au téléphone avec Alain Berset pour évoquer la situation en Suisse. Son collègue basé aux Etats-Unis est, lui, en contact direct avec la Maison-Blanche.
Dans la tête de Christoph Franz résonnent encore les mots du docteur Tedros, numéro 1 de l’OMS, qui s’exprimait six jours plus tôt lors d’une conférence de presse. «Testez, testez, testez!» Le seul hic, c’est qu’il n’y a pas assez de tests.
Ceux que Roche fournit sont fiables, très demandés. Une attente énorme pèse sur l'entreprise. Au début de la crise, le groupe bâlois était capable de produire un million de tests par mois. Un chiffre multiplié par cinq dans les premières semaines de la crise. Il a encore doublé depuis. L’entreprise décide rapidement de fixer des prix qualifiés de modestes. «Pas question d’être du côté de ceux qui profitent de la crise pour faire du cash», martèle Christoph Franz lors des séances de direction.
Avoir les tests, c’est une chose. Il faut ensuite les machines pour les traiter et des conditions extrêmement strictes pour obtenir un résultat fiable. Au début de la crise, seules des machines «à bas débit» pouvaient faire le travail. Puis Roche a développé un test qui s'analyse sur des machines «à haut débit»; 3000 tests par jour.
Ces précieux appareils rapides sont fabriqués à Rotkreuz (ZG). Avant la crise, il y en avait environ 850 dans le monde – en Suisse, les cinq hôpitaux universitaires en ont un, parfois deux. Chacun d’entre eux contient 23 000 composants; il ne peut s’en produire qu’un par jour. Alors il a fallu, là aussi, doper la cadence, s’assurer que les collaborateurs travaillaient en trois équipes bien distinctes pour éviter toute contamination.
Très rapidement, les machines ont manqué. Ils sont allés en chercher dans leurs propres laboratoires, dans les services clients, dans des centres d’exposition. Un cauchemar logistique. Christoph Franz est président de Roche, il ne s’occupe normalement que de la stratégie à long terme. Depuis le début de la crise, il a dû plonger les deux mains dans l’opérationnel.
Une fois produites, à qui les livrer, ces fameuses machines? Seul critère: le besoin. L’entreprise a par exemple rempli en urgence un avion-cargo d’instruments et de tests pour l’expédier dans la région de Wuhan. Gratuitement. Christoph Franz aime à croire que personne ne leur met de pression, pas même un chef d’Etat un peu insistant.
Et puis il faut aussi cavaler pour trouver un remède. Lors de la grippe porcine, en 2009, c’est Roche qui avait lancé le fameux Tamiflu. Ils ont beaucoup appris sur la façon de produire rapidement en quantité énorme, sans préparation. Dans le cas de la pandémie actuelle, le groupe a déjà un médicament en phase de test qui ne combat pas directement le virus, mais les formes les plus graves de pneumonie qu’il provoque. Il attend le résultat des tests d’ici au début de l’été.
Roche est pourtant en train d’augmenter les capacités de production pour disposer, le moment venu, d’autant de médicaments que possible. Pour Christoph Franz, c’est très important: les considérations commerciales sont secondaires. Tout le monde s’accorde sur ce point. Même d’étroites collaborations avec des entreprises comme Lonza ou Siegfried sont mises en place. Il repense aux mots du directeur général, Severin Schwan. Trois jours plus tôt, ce dernier déclarait publiquement que l’industrie pharma était «unie comme jamais».
Le smartphone à coque bleue sonne. Christoph Franz décroche, l’échange dure une quinzaine de minutes. Giuseppe Conte lui décrit les capacités de tests en Italie, déjà très atteinte par le virus. Six mille cinq cents nouveaux cas et 793 morts le jour avant. Christoph Franz lui assure que tout pourrait aller plus vite. Que Roche pourrait livrer directement du matériel aux Italiens.
Mais, avec la bureaucratie, une livraison entre la Suisse et l’Italie prend sept jours. Le premier ministre italien lui assure qu’il va raccourcir ce délai. Le lendemain, les camions de Roche sont accueillis à la frontière tessinoise par l’armée. En moins de vingt-quatre heures, tests et machines sont déployés dans tout le pays.
28 mars
A l’EMS, l’impression de travailler aux pompes funèbres
Dans ce chapitre:Amandine (GE)
Infirmière en EMS
Elle court dans les couloirs blancs, arrive dans la salle de stockage du matériel. La bonne nouvelle: le concentrateur d’oxygène est là. La mauvaise: il n’en reste plus qu’un. Et trois résidents de l’EMS suspectés de Covid-19 sont en train de désaturer simultanément, chacun dans sa chambre. Pas de danger de mort immédiat, mais il ne faudrait pas que ça dure: respirer est devenu un effort. Elle vérifie deux fois qu’elle n’a pas oublié un concentrateur dans une autre salle. Non. Sa collègue Juliette dit: «Et maintenant, on fait quoi?»
– On reprend les constantes et on fait un choix.
– Est-ce qu’on demande de l’aide aux autres EMS?
– J’ai fait remonter l’info, mais ça va prendre un moment.
Il est 11h. Déjà quatre heures qu’elle travaille. Dans son unité, 18 résidents ont été placés en isolement. Tous comptent quelque 80 ans, et la semaine dernière, pour la plupart, la vie leur promettait encore de belles années.
Ce matin, les uns souffrent de fièvre, d’autres de diarrhée, et les constantes des trois derniers jours alarment le personnel. Amandine a essayé de minimiser, lors de la visite, pour ne pas créer de panique: «Vous m’avez l’air un peu faible, dites-moi, comment ça va ce matin? Je reviens tout de suite.» Juliette, sa collègue, a été appelée en renfort. Amandine est d’ordinaire la seule infirmière de son étage. Elle n’y arrive plus.
A quelles narines brancher les tuyaux d’oxygène? Garder la tête froide, s’en tenir aux faits. Il y a cette femme discrète et frêle, un peu timide, atteinte de démence mais physiquement autonome, sans comorbidité. Il y a cette autre dame au caractère bien trempé, qui sait ce qu’elle veut. Et le troisième, celui qu’elle connaît et avec qui elle s’entend le mieux, un pince-sans-rire à qui elle s’est attachée au fil des mois.
Ensemble, Amandine et Juliette reprennent rapidement les dossiers et les constantes. Un peu plus tard, on leur annonce qu’un EMS voisin leur prête deux concentrateurs, avec des bonbonnes et des Aquapak, l’eau qui humidifie le gaz pour éviter de brûler les muqueuses des patients.
Le téléphone de garde sonne sans arrêt. Une dame à l’étage se roule par terre parce qu’elle refuse de rester dans sa chambre. La nièce d’un résident hurle au téléphone que l’interdiction des visites est insensée, «on ne les a pas mis en prison, vous comprenez?». Elle comprend, évidemment – la colère, le désarroi –, mais quelle autre option? Elle se dit que les gens ne savent peut-être pas ce qui se passe ici. Elle n’ose pas leur dire qu’elle a l’impression, depuis trois semaines, d’être employée des pompes funèbres.
Ça a commencé par une première patiente, une octogénaire adorable qui allait à la messe et au restaurant chaque semaine, bigoudis, jupe plissée aux chevilles et petits talons compensés. Un beau jour, le 8 mars, elle s’était mise à faire un peu de fièvre. Amandine avait appelé le médecin référent, qui avait fait le test naso-pharyngé: positif. Positif?! Tout avait été réorganisé, et tous les amis de l’octogénaire placés en isolement préventif.
Elle est décédée quelques semaines plus tard. Du virus ou de solitude? On ne saura jamais. Son état s’était dégradé très vite. Les coups de fil passés aux petits-neveux pour dire «au revoir». Amandine l’avait vue s’accrocher à la vie, du moins c’est comme ça qu’elle avait interprété la contraction des sourcils, les épaules tendues. A la fin, Juliette et elle avaient enlevé leurs gants pour la toucher, masser sa peau et lui dire: «Vous ne partez pas seule, on est là, avec vous. Vos proches pensent à vous.»
Depuis, plus de repas en commun, des espaces de sociabilité réduits au strict minimum, la fin des visites pour tout le monde. Pas le choix. Le virus poursuit son chemin. La semaine dernière, elle a vu les croque-morts arriver avec leurs cercueils et leurs housses sanitaires spéciales. Ils ont mis leur masque, le corps dans le cercueil, et en sortant ont demandé: «Elle est où, la deuxième?»
Elle n’a pas peur pour elle. Essaie d’être la plus présente possible avec chacun. Elle est, avec les aides-soignants, leur seul contact. Entre chaque patient isolé pour cause de suspicion de Covid, elle prend le temps de s’habiller comme il faut et quand elle croise son reflet dans un des miroirs, elle voit une cosmonaute. Parce que l’EMS n’a pas assez de matériel de protection, elle suspend devant chaque chambre la tenue qu’elle n’utilise que pour celle-là. La surblouse, les surchaussures, la charlotte, les gants. Elle garde le même masque pendant douze heures pour éviter d’en gaspiller, en attendant que les stocks soient réapprovisionnés.
Vers 16h ce samedi, elle s’assied enfin à son bureau et c’est seulement quand elle aperçoit un morceau de pain et une épaisse tranche de gruyère, laissés là par le jeune homme de l’intendance à son intention, qu’elle réalise qu’elle n’a rien mangé depuis qu’elle est arrivée. Elle en fait trois bouchées et repart. Il lui arrive de se demander pourquoi elle a choisi ce métier.
Juliette vient la chercher pour qu’elles rentrent ensemble, il fait déjà nuit. Elle lui propose d’aller fumer une dernière cigarette sur le parking, histoire de débriefer. Elle passe la porte de service, sort son briquet, et c’est là qu’elle commence à les entendre, un puis deux puis des centaines tout autour: les applaudissements. Un vieux monsieur d’un des immeubles en face – elle ne le voit pas très bien, peut-être à 50 mètres – crie: «Bravo!!!» Elle n’essaie même pas de retenir les larmes.
Juliette la dépose devant chez elle en disant: «A demain, 7h!» Elle pousse la porte de son appartement de Versoix. La jeune fille au pair, une Italienne qui a elle-même connu son lot d’angoisses ces dernières semaines, lui annonce calmement que les enfants sont couchés. Soupir de soulagement. Après la douche, elle s’allonge sur son lit et met son réveil à 6h.
28 mars
Le supermarché, cette cour des miracles
Dans ce chapitre:Danilo (NE)
Gérant de supermarché
Il tient le téléphone coincé entre son épaule et son oreille. A l’autre bout du fil, son patron répète: «Danilo*, le client est roi, on ne ferme pas.» Il pense: «Roi de quoi?» Il est 10h. Il se tient dans le dépôt à l’arrière du magasin dont il a la responsabilité, dans un quartier populaire de Neuchâtel.
En fond sonore, le message de prévention Covid-19 en trois langues, qui interrompt douze fois par jour la playlist Radio Swiss Pop de la SSR: «Soyons responsables ensemble: ceci est un message de l’OFSP.» Il regarde sa collègue caissière accroupie par terre, dos au mur, à côté de lui. Elle tient toujours son visage dans ses mains. Quand il dit «On n’a ni plexiglas, ni gants, ni rien. Il nous faut des mesures de protection», le patron répond: «C’est dur pour tout le monde. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise?»
Danilo pense: le fric. Voilà ce qui prime. De 17 000 francs de chiffre d’affaires par jour en moyenne, ils sont passés à 27 000 depuis le 16 mars. Les gens remplissent leurs caddies, et pas que de pâtes et de papier-toilette: savon liquide, javel, farine, cubes de levure pour le pain, alcool à brûler. Rupture de stocks.
A la caisse, l’équipe est à bout de nerfs. On les engueule, on leur parle à moins de vingt centimètres. Pas de caisses automatiques pour cette petite surface. Il a ordre de ne pas autoriser plus de 32 clients à la fois, mais les gens se marchent dessus. Il a choisi arbitrairement de n’en laisser passer que dix, avec un système de cartes désinfectées au fur et à mesure par une employée. Beaucoup de consommateurs ne comprennent pas. Au directeur, il dit:
– Le mari d’une des collègues est positif, il a 40 de fièvre, elle est en quarantaine depuis hier. Un proche à lui a été hospitalisé. On fait quoi si toute l’équipe tombe malade?
– Arrêtez de passer du temps ensemble et tenez-vous à distance les uns des autres. Les gens comptent sur vous.
Danilo raccroche en pensant aux soignants qu’on applaudit et pas eux, les forçats oubliés des grandes surfaces. Sa collègue se lève. Elle lui dit qu’il a bien parlé. Elle a craqué ce matin, entre l’annonce de la quarantaine de sa voisine de caisse, l’école à la maison, les parents âgés dont il faut s’occuper: c’était la nouvelle de trop. Il lui propose de rentrer chez elle.
Dans ce supermarché, il est le gérant, ce qui signifie qu’il est amené à s’occuper un peu de tout: la caisse, la mise en rayon, le déchargement des cartons de boissons, parfois même la sécurité – et Dieu sait qu’il y en a besoin, en attendant qu’on leur envoie du renfort de chez Securitas. Son équipe est constituée d’une majorité de femmes à temps partiel qui se démènent au quotidien.
Il les apprécie, même si en ce moment la situation est électrique. L’équipement crée des tensions. Par l'entremise de son mari qui travaille sur un chantier, une des caissières a eu un masque FFP2, qui vaut 10 francs pièce. Certains collègues en demandent, d’autres ne veulent pas en porter, et lui-même ne sait plus quoi faire. Le directeur a dit: «Tant que l’OFSP ne l’exige pas, vous n’avez pas à en porter.»
C’est la première fois depuis vingt ans qu’il va au travail à reculons.
Avec certains clients, garder son calme relève du miracle. Il y a ceux qui dévalisent les rayons. Les groupes de jeunes à qui il explique qu’ils ne peuvent plus rentrer à dix pour s’acheter un Coca, et qui font des histoires. Le nonagénaire qui s’emporte quand on lui montre du menton le flacon de désinfectant – «Mais enfin, si je dois mourir, je meurs! Laissez-moi vivre.» Le monsieur qui lance: «Tout cela m’est bien égal, j’ai fait la guerre, vous savez.»
Celui qui crie entre les bouteilles de vin que «le virus n’existe pas». Et le couple de trentenaires qui s’amuse à transformer le spray de désinfectant pour chariot placé à l’entrée (moitié alcool, moitié eau) en lance-flammes avec un briquet, pour rire. Quand il pense que lui-même a arrêté de faire du vélo de peur d’encombrer les urgences...
Mais il y a aussi tous les autres. La petite dame qui a dûment payé ses boîtes de chocolat «Merci» et les a laissées à la caisse en disant «C’est pour vous tous». Ceux qui offrent 5 francs de pourboire, avec lesquels on achètera des capsules de café pour l’équipe.
Quelques jours après le coup de téléphone, ils reçoivent une boîte de 50 masques de la direction, made in China. Pour éviter que tout le monde ne se serve quand bon lui semble, son patron lui recommande de ranger la boîte au fond du coffre-fort du magasin.
*Nom d'emprunt
1er avril
Une vue-hélicoptère des hôpitaux enfin complète
Dans ce chapitre:André Duvillard (BE)
Délégué du Réseau national de sécurité
Surprise. Le mercredi 1er avril, André Duvillard ouvre son ordinateur et y trouve pour la première fois les chiffres qu’il attend depuis plusieurs semaines. Aucune case du tableau n’est grisée. Tous les cantons ont joué le jeu. Enfin, les données nécessaires pour une coordination efficace des ressources sont disponibles. Le délégué au Réseau national de sécurité pousse un soupir de soulagement.
Le tableau compte quatre entrées: Notfallaufnahmekapazitäten, Spitalkapazitäten, Spitalkapazitäten (Kinder) et Anderungsprotokoll (capacité d’admission aux urgences, capacités hospitalières, capacités hospitalières pour les enfants et journal des changements). Chacune de ces entrées est elle-même divisée en plusieurs sous-sections: total des lits, total des lits en soins intensifs, total des patients, etc. En clair, une «vue hélicoptère» est enfin disponible. Mise à jour quotidiennement. Ses efforts ont payé.
Cela fait des années que cet outil est développé par le Service sanitaire coordonné (SSC). En 2000, décision avait été prise de développer une plateforme informatique pour collecter les informations relatives au domaine sanitaire au niveau suisse. Pour parer à tous les problèmes en cas de crise. L’idée était très simple: inventer un système sur lequel tous les cantons se connecteraient pour partager l’état de leurs ressources. La Confédération était même d’accord de le financer. Tracer des blessés déplacés, imaginer des transferts de patients selon les circonstances… Ce projet est baptisé SII, système d’intervention et d’information. Décembre 2019, tous les cantons y sont enfin raccordés, sauf un. Le Tessin. Ils ne se sentent manifestement pas pressés de le rejoindre.
Dès la fin février, André Duvillard avait pourtant réalisé que cette plateforme pourrait s’avérer cruciale dans la gestion de la crise. Le 26, précisément. Lors d’un module de formation qu’il avait lancé avec le centre de politique de sécurité de Genève. Trois fois trois jours, sur trois semaines. Les deux dernières sessions n’auront pas lieu.
Pour une première, il était content: y assistaient un chef de police judiciaire cantonal, le chef de l’état-major fédéral (protection de la population) Hans Guggisberg, la vice-commandante du corps des gardes-frontières, le chef d’état-major de la police de Genève… Du beau monde. En tout, 15-20 décideurs qui occupent des postes clés et cherchent à disposer d'une vue d’ensemble des enjeux relatifs à la sécurité du pays.
Le premier jour, rendez-vous dans l’aile est du Palais fédéral pour parler politique générale de sécurité. Deuxième journée, les infrastructures critiques. Ils ont visité trois sites: les ports de Bâle, la centrale nucléaire de Gösgen (SO) et Swissgrid à Aarau, gestionnaire national du réseau électrique.
Le matin, voyage en minibus au départ de Berne. Personne ne se préoccupait alors de l’espace entre les sièges. Personne ne parlait du coronavirus. Sauf Hans Guggisberg, qui passait déjà pas mal de temps au téléphone avec l’OFSP. Et le brigadier Raynald Droz, chef d’état-major du commandement des opérations de l’armée, qui se demandait déjà s’il allait falloir penser à une mobilisation. Mais rien de concret.
A Bâle, l’équipe va visiter diverses installations à bord d’un bateau de maintenance technique. A 15 dans un minuscule espace. Puis, retour dans le minibus direction Gösgen, la centrale nucléaire. Là, on leur demande si l’un d’entre eux est grippé, mais ça ne va pas plus loin. Privilégiés, ils vont visiter jusqu’au cœur de l’installation, où l’on voit les barres d’uranium plonger dans des bains.
Ils arrivent tard, vers 20h, à Aarau, chez Swissgrid. Pas le bunker industriel auquel on pense. Un bâtiment récent, plutôt chic, juste derrière la gare. Très sécurisé, mais chaleureux en même temps. André Duvillard avait visité le site quelques mois plus tôt. Mais il remarque, ce 26 février, que les choses ont sensiblement changé. Beaucoup plus de mesures de sécurité qu’avant. Il faut dire que, dans le tableau des principales menaces qui planent sur la Suisse, trois clignotent plus haut que les autres: un black-out total, une pénurie d’électricité et une pandémie. Les deux premières seraient du ressort de Swissgrid. S’il y a bien un système qui ne doit pas chavirer, c’est celui-là.
C’est bien simple: si Swissgrid perd 30% de ses collaborateurs à cause d’une grippe, la distribution d’électricité ne peut plus être garantie. André Duvillard réalise alors l’impact potentiel de ce mystérieux coronavirus.
Le troisième jour, les participants sont à Berne pour rencontrer les principaux responsables fédéraux de la sécurité. Mais en fin de semaine tombent les premières décisions du Conseil fédéral, la suite de la formation est annulée. Les haut cadres sont pressés de retourner à leurs fonctions. André Duvillard, lui, pense au SII.
Il faut dire que, face aux journalistes, durant certaines conférences de presse, cela donne des échanges alambiqués. «De combien de lits dispose la Suisse?», demande la presse dès le mois de mars lors des présentations du Conseil fédéral. «Merci de la question, tout est sous contrôle», répondent, embarrassées, les autorités. La réponse, à ce moment-là, n’existe tout simplement pas.
André Duvillard ne comprend pas pourquoi. C’est pourtant simple: chaque jour, il suffit d’entrer quelques chiffres dans un ordinateur. Mais il continue de recevoir des tableaux Excel avec certaines cases grisées. Le comble, un jour: Anne-Geneviève Bütikofer, directrice de l'association nationale des hôpitaux, lui lance un coup de fil. «Des établissements m’appellent, ils aimeraient avoir une vision d’ensemble, est-ce que ça existe quelque part?» André Duvillard réalise à ce moment-là que l’information n’est pas passée partout.
Il prend son téléphone. Fait jouer son réseau. Sollicite des médecins cantonaux, des chefs de service. Tape du poing sur la table. Au matin du 1er avril, le document est enfin complet.
– III –
Tenir la distance
9 avril
Qu’aurait fait Claude Nobs ce jour-là?
Dans ce chapitre:Mathieu Jaton (VD)
Directeur du Montreux Jazz Festival
Un sursaut, des palpitations qui lui font presque mal à la poitrine. Quand il est l’heure, il se lève et reste un moment immobile devant l’armoire pleine de vêtements. Il faut quelque chose de sobre, de solennel, pour annoncer aux équipes l’annulation du Montreux Jazz. Une chemise noire, boutonnée sur le chemin de la cuisine. Comme un vertige: voilà, Lionel Richie, Lenny Kravitz, et tous les autres, c’est fini pour cette année.
Jeudi 9 avril. Il se connecte à la visioconférence depuis sa salle à manger et les voit apparaître un à un. Aucun n’a jeté l’éponge ces dernières semaines. En ligne, il y a le jeune homme en CDD qui a commencé – pas de chance – à plancher sur les ventes de forfaits il y a quelques jours. Les vétérans qui travaillaient déjà sur le Montreux Jazz quand Mathieu Jaton n'était pas né, et qui attendent leur 54e édition, le feu dans les veines.
Il les observe, salut salut, tous fidèles à eux-mêmes: celui qui ne regarde jamais l’écran, celle qui est installée dans son canapé, ceux qu’il a dû laisser travailler sur les clauses des contrats, tout en sachant que c’était probablement vain. Il panique. Cette décision a-t-elle vraiment un sens? Tellement de temps foutu en l’air. Et la musique? Et la culture?
«Nous sommes au pied du mur», a dit Alain Berset il y a presque un mois. Depuis des semaines, ils n'ont pas compté leurs heures pour dévier le TGV de sa course folle. Ils ont échangé avec les agents, les artistes. Quincy Jones, Ibrahim Maalouf, Woodkid ont pris des nouvelles. Quelques WhatsApp avec Sam Smith: «How is life treating you these days?»
Il a été en contact constant avec les directeurs des autres festivals, de Los Angeles à Carhaix-Plouguer, dans le Finistère. En Suisse, il a parlé avec Daniel Rossellat de la menace qui planait aussi sur Paléo. Avec son équipe, ils ont imaginé chaque semaine de nouveaux scénarios pour Montreux.
Et si on n’a pas l’Auditorium Stravinski? Et si on ne gardait que les quais? Il repense aux nuits blanches avec les équipes de production. Celles passées avec le directeur financier à retourner dans tous les sens les sorties et entrées d’argent de la centaine de partenaires. A toutes les fois où il s’est dit «si lui tombe malade, on est cuits». Semaine après semaine, ils ont écarté les scénarios, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un.
Face à sa webcam, il n’y va pas par quatre chemins: «On arrête tout, c’est fini.» Comme, avant eux, Glastonbury, Cully et tous les autres. Il n’a pas préparé de discours, il y va au feeling. Il les rassure sur leurs conditions salariales.
L’heure des questions. Il les regarde les uns après les autres – ah, la force du visage de Michaela Maiterth, la programmatrice de toujours ou presque, son phare dans la nuit. La bienveillance du directeur des opérations et de la secrétaire générale, qui l’accompagnent dans ses grandes décisions. Le sourire du stagiaire qui ne sait pas de quoi sa vie professionnelle sera faite demain.
Il parle, il parle. A un moment, il ne sait même plus exactement ce qu’il raconte, mais il tient bon sur un ton presque enjoué, énergique. Puis sa gorge se serre et les mots s’étranglent, il est temps de les remercier, et de cliquer sur «raccrocher».
Une minute plus tard, il reçoit deux courriels. Le premier, de Michaela, qui lui dit «Bien joué, Callaghan», l’une de ses expressions favorites. Le deuxième, d’une collègue: elle n’a jamais été aussi fière de travailler sur le festival. Il s’allume une cigarette sur la terrasse. C’est fait, mais pas fini. Il se dit: il faut que chaque personne impliquée de près ou de loin soit informée personnellement – avant que la presse ne s’empare de l’info.
Le souvenir le rattrape: janvier 2013, le coup de fil du CHUV qui lui annonce que Claude Nobs est décédé. La détermination, eu égard à tous ceux qui se sont frottés à son talent, de les prévenir personnellement, avant de lire en une de leurs journaux «Le père du Montreux Jazz Festival, est mort». Qu’aurait-il fait, qu’aurait-il dit, s’il avait dû se résoudre à annuler une édition en quelques jours?
Mathieu Jaton expire une bouffée blanche, et attend un soulagement qui tarde à venir.
12 avril
Aux pompes funèbres, un seul visiteur à la fois
Dans ce chapitre:Loïc (VD)
Croque-mort
Loïc conduit le corbillard vers l’EMS. A côté de lui, Nuno, l’auxiliaire mobilisé durant le week-end. Il y a beaucoup de travail en ce moment. La défunte, une nonagénaire, a été testée positive au virus. Elle a fait un bref séjour à l’hôpital puis a été renvoyée à l’EMS, où elle est décédée.
Aux intersections, les feux clignotent, Loïc accélère. Le dimanche de Pâques, il n’y a généralement pas grand monde sur les routes. Ce 12 avril, il n’y a personne. Les directeurs du home vaudois se démènent pour éviter une hécatombe. Il faudra montrer patte blanche pour faire la levée de corps et prendre toutes les précautions.
Il commence à avoir l’habitude, c’est le 12e «décès Covid» qu’il prend en charge. Lorsqu'ils étaient arrivés à court de masques, ils en avaient cousu eux-mêmes quelques-uns, avant que les autorités n’en mettent à leur disposition début avril. En ce moment, quand il rentre à la maison le soir et prépare le repas avec sa femme, tout cela le préoccupe. Son épouse aussi. Elle est sage-femme. Enceinte de trois mois. Dans quel monde arrivera ce bébé?
La première levée de corps liée au virus a eu lieu un mois plus tôt. Une dame âgée, prise en charge par un de ses enfants, jusqu’à ce que les symptômes exigent une hospitalisation. Loïc était allé chercher le corps à la morgue de Nyon avec sa sœur, qui travaille à ses côtés dans l’entreprise familiale.
Ce jour-là, dans le grand véhicule noir: du désinfectant et une housse sanitaire étanche blanche, celle normalement réservée aux besoins de la police pour l’expertise médicolégale. Pour leur aïeule, les proches avaient choisi une urne en cuivre poli, déposée au Jardin des souvenirs. Aucune cérémonie n’avait pu avoir lieu.
Parce qu’ils avaient tous été en contact avec la défunte pendant sa maladie, les membres de la famille étaient en isolement. Le père de Loïc avait eu tellement peur qu’il avait imprimé les documents à remplir par les clients. Les avait glissés sous leur porte et, une fois récupérés (avec des gants), il les avait laissés dans une pochette en plastique désinfectée pendant 24 heures. Que savait-on de la résistance du virus aux surfaces, exactement? Tout et son contraire avaient été écrits. Il en connaissait même qui n’achetaient au supermarché que des denrées non périssables et les laissaient sur le balcon pendant trois jours, «le temps que le virus meure».
Ce dimanche, c’est la première «levée de corps Covid» pour son collègue Nuno. Lui, en revanche, dissimule mal son appréhension. Il parle de sa famille au Portugal. Le pays est plutôt épargné, mais les rumeurs courent dans le village de ses parents. Il sonne 11h. Dans le corbillard, la playlist de la radio s’interrompt pour un flash info: «Les Etats-Unis ont franchi la barre des 20 000 morts du nouveau coronavirus, alors qu’à travers le monde, des centaines de millions de chrétiens, confinés comme la moitié de l’humanité, célèbrent ce dimanche la fête de Pâques dans des conditions jamais vues…» Nuno ouvre la fenêtre. Il se signe.
Ils se garent devant l’édifice et sont accueillis par l'équipe du home. Ils enfilent leurs blouses jetables, se font sprayer, à l’extérieur, les chaussures au désinfectant. Ici, on ne leur donne pas un, mais deux masques chacun, à mettre l’un sur l’autre. L’un sur l’autre? Oui, oui, pour être sûr. Ils échangent un regard en silence.
La chambre est cerclée comme une scène de crime, avec des bandes de ruban en plastique. On se croirait dans une série américaine. Ils entrent. La défunte est dans son lit. Ils se mettent au travail. Ils minimisent tous les gestes de manipulation, mais ils sont là pour la préparer dignement.
Ils lui enfilent la tenue qu’elle avait choisie: jean bleu ciel et polo Lacoste blanc, sans un pli. La famille a demandé à pouvoir récupérer les bijoux, en souvenir, mais les anneaux d’or et de platine ne veulent pas quitter ses doigts. Ils coupent délicatement à la pince ses bagues de jeune fille.
Ils la déposent dans le cercueil en bois qu’ils ferment avec des vis avant de changer de gants, par sécurité. Puis reprennent la route. Direction le centre funéraire: le corps dont ils ont pris soin y reposera quatre jours, pour les adieux. Une fois l’installation faite, ils saluent leurs collègues et referment derrière eux la porte sur laquelle une affichette a été plastifiée: «Un seul visiteur à la fois, merci de votre compréhension.»
15 avril
Les cargos remettent les moteurs en marche
Dans ce chapitre:Ivan Glasenberg (ZG)
Directeur général de Glencore
Il n’y a pas vraiment de date exacte. Peut-être le 15 avril. C’est en tout cas au milieu du mois qu’Ivan Glasenberg réalise que la demande pour ses matières premières reprend en Chine. Zinc, cuivre, nickel… Les navires qui transportent les métaux depuis les mines de Glencore aux quatre coins du monde, jusque dans les ports chinois, remettent les moteurs en marche.
Le patron du groupe zougois – 160 000 employés, actif sur 180 sites dans le monde, environ 12 milliards de dollars de bénéfices l’an dernier – a alors les preuves que le monde ne s’est pas arrêté de tourner.
Dès janvier, les échos qui arrivent de Chine sont pourtant pris très au sérieux. Le groupe basé à Baar (ZG) n’a pas de mines ouvertes ou de site industriel là-bas, mais des bureaux à Pékin et Shanghai. Ils doivent fermer en janvier: ordre du gouvernement. L’ensemble des employés est renvoyé à la maison. Mais l’activité se poursuit.
Dans la foulée, Glencore décide de mettre en place une unité spéciale Covid au sein du groupe. On y trouve des représentants de toutes les divisions (mines, marketing, ressources humaines, relations publiques, juridique, sécurité, etc.). Ils sont assistés par des conseillers médicaux d’International SOS, une organisation qui aide les entreprises à gérer les accidents, crises sanitaires ou prises d’otages.
A ce stade, le défi consiste à trouver la meilleure façon d’appliquer les règles gouvernementales en vigueur dans les différentes juridictions. Au Québec, par exemple, les mines de Raglan (nickel) ou Matagami (zinc) doivent être fermées pour trois semaines. Mais en Ontario, le gouvernement a considéré les mines comme «essentielles»: elles peuvent donc rester opérationnelles.
Au Tchad, trop difficile de poursuivre les opérations d’extraction d’or noir sur les sites de Badila et de Mangara. Les champs pétroliers sont fermés et placés en maintenance. En Colombie, la quarantaine imposée par décret présidentiel ne concerne pas les mines, mais des tensions croissantes et les restrictions logistiques compliquent la donne. Glencore y suspend son extraction de charbon. Le groupe zougois exploite des sites dans 35 pays – soit 35 manières de gérer la crise. L’unité spéciale Covid ne chôme pas.
Même en Suisse, la situation se détériore. Glencore attend initialement la décision des autorités pour envisager une fermeture de ses locaux, mais les choses s’accélèrent en mars. Un des 850 collaborateurs actifs au quartier général de Baar est testé positif. L’entreprise doit alors passer en revue toutes les séances auxquelles avait participé cet employé, mettre certains en quarantaine… En accord avec l’unité spéciale, Ivan Glasenberg décide de passer à une politique de home office. Comme tout le monde, le multimilliardaire se met au télétravail.
La violente volatilité sur les marchés boursiers (les cours du zinc ou du nickel s’effondrent) ne vient pas entraver la bonne marche du business. Le groupe envisage néanmoins de réduire les investissements prévus pour 2020. Ce ne seront pas 5,5 milliards de dollars, mais 1 à 1,5 milliard de moins.
Il n’y a même pas de quoi inquiéter les banques, principaux partenaires de Glencore. Ces dernières, qui fournissent chaque année environ 12 milliards de dollars de liquidités pour lui permettre de mener ses opérations, n’ont pas bronché. En pleine crise, durant le mois de février, elles ont renouvelé les lignes de crédit aux mêmes conditions que les années précédentes. Ivan Glasenberg a son explication: les coûts de production du groupe restent bas. Il continue de générer un solide niveau de cash-flow.
A la mi-avril, les chiffres de la reprise dans l’industrie balayent les incertitudes d’Ivan Glasenberg. Les usines du monde entier, en particulier en Chine, sont de nouveau opérationnelles. Elles ont besoin de matières premières. C’est aussi simple que cela.
16 avril
Une réouverture des écoles, mille courriels
Dans ce chapitre:Cesla Amarelle (VD)
Conseillère d’Etat vaudoise
L’interview est en direct, au téléjournal.
La présentatrice en studio dit dans son micro: «Cesla Amarelle, bonsoir, on l’a entendu dans le sujet: beaucoup de questions. Comment assurer les mesures sanitaires nécessaires, pour que les écoles puissent rouvrir le 11 mai?»
Elle-même est dans un parc juste en face de chez elle. Elle imagine son image qui apparaît à l’écran dans des milliers de foyers, «Conseillère d’Etat, VD, Yverdon-les-Bains». Il est 19h41 et la lumière est terne. Ils ont choisi un fond neutre, et placé le pied de micro sur la terre, devant un arbre qui cache les tags sur les murs. Quelques heures plus tôt ce 16 avril, Alain Berset a parlé de déconfiner «aussi vite que possible, aussi lentement que nécessaire». La phrase est sur toutes les lèvres. Face à l’œil de la caméra, Cesla Amarelle prend une profonde inspiration.
Oui, répond-elle, en effet, dans le canton de Vaud les écoles vont rouvrir, mais «la priorité numéro un, c’est la santé des enfants, la santé des familles, la santé des enseignants». Elle est satisfaite du rythme ternaire, ses mains parlent avec elle. Elle essaie de se souvenir de ne pas taper dans le pied du micro. Des petits groupes alternés? La distanciation sociale entre enfants? Elle dit au moins trois fois en deux minutes qu’elle-même «attend des clarifications». De l’art de justifier une décision fédérale malgré les inconnues.
Est-ce qu’elle aurait, elle, décidé de rouvrir les écoles le 11 mai? Quelques secondes de silence, ses sourcils se lèvent l’un après l’autre.
Bien sûr, c'est un soulagement. Mais de l’autre côté… «Il est vrai qu’il y aura beaucoup de problèmes, nous allons au-devant de défis très importants (...). Nous allons réinventer pour ces cinq à six prochaines semaines de nouveau l’école, avec un régime particulier.
– Merci beaucoup, Cesla Amarelle, d’avoir été avec nous ce soir.»
En trois minutes, c’est fini.
On lui fait signe que l’image est coupée. L’équipe de la RTS commence à remballer le matériel. Elle inspire un grand coup en lissant son pantalon noir. Heureusement qu’elle est allée courir ce matin entre 5 et 6 heures. A ce rythme, c’est l’une des rares choses qui l’aident à tenir la distance. Ça, et les amis à qui elle parle au téléphone tous les jours. Des enseignants, des directeurs d’école, qui la confortent dans son annonce en lui répétant «mais oui, on est prêts».
Elle rentre à la maison, passe à table, son mari a cuisiné. Elle est fatiguée et essaie d’écouter les aventures de ses deux filles de 10 et 12 ans. Surtout le chapitre sur l’école à la maison qu’elle suit de loin au gré des exercices qui sortent du ventre de l’imprimante tous les matins. Et qui lui rappelle le travail. Elle a du mal à donner le change. Elle réfléchit aux réponses et solutions à donner dès demain.
Il est 21h quand elle remarque l’écran rétroéclairé sous la housse de son téléphone. Une notification. Bien sûr, ils ont cette règle à la maison qui interdit l’utilisation du smartphone à table. Heureusement qu’ils l’ont mise en place: ces quatre dernières semaines, elle a passé tellement de temps dessus que la batterie a grillé. Elle a dû en demander un nouveau.
Malgré elle, elle glisse son pouce sur la boîte mail. La déferlante. Des centaines de courriels qui tombent en cascade. Elle parcourt rapidement les derniers arrivés. «Reprise de l’école: pas trop tôt!!!», «Madame Amarelle, je me permets de vous écrire pour vous faire savoir que vous êtes complètement irresponsable», «Bonsoir Madame, je ne comprends pas ce que nous devons faire avec nos enfants, devront-ils avoir sur eux du gel hydroalcoolique le 11 mai? Merci de nous répondre rapidement», «Chère Cesla, je suis parent d’élève et moi-même atteint d’une maladie auto-immune, comment avez-vous pu défendre une telle décision? Vous aurez du sang sur les mains.»
Elle pensait que le pire, en matière d’éducation, était derrière. Quoi de plus difficile en effet que d’annoncer la fermeture des écoles pour des responsables politiques chargés de la formation des jeunes? Qui aurait pu l’imaginer? Personne, jamais. La veille de l’annonce de leur fermeture, le 13 mars, elle avait travaillé toute la nuit, préparé ce qu’ils allaient dire, quelles directives mettre en avant, fait commander des pizzas pour la dizaine de membres du staff qui avaient vu les heures s’étirer.
Et le lendemain, il avait fallu réunir les 100 directeurs de l’école obligatoire, les 30 directeurs du post-obligatoire, plus la rectrice, plus tous les directeurs des hautes écoles, pour leur dire que les élèves et étudiants devaient rester chez eux. Proposer un plan d’enseignement à distance. Elle avait eu le sentiment de dérouter un paquebot.
Même pendant la manœuvre, pour laquelle elle avait pu compter sur une équipe solide et solidaire, nombreux étaient ceux qui doutaient. Tétanisés au point de ne plus pouvoir poser leurs questions. Ceux qui la regardaient, incrédules, flirtant avec le rire. Elle avait eu le sentiment qu’il faudrait les accompagner, les prendre par la main, avec sa propre inquiétude au ventre. Les élèves allaient-ils rater leur année?
Son mari lui jette un coup d’œil et demande: «Ça va?» Elle se lève de table en marmonnant une réponse évasive et allume son ordinateur portable, dans la pièce qu’ils ont transformée en bureau. Elle y passe désormais une bonne partie de ses journées et, parfois aussi, de ses nuits. Elle se met à trier. Les courriels de remontrances (nombreux), de félicitations (moins nombreux), ceux qui exigent une réponse qu’elle-même ne connaît pas encore, transférés sans attendre à l’interlocuteur qui l’aura. Elle ne veut même pas aller voir les réseaux sociaux, pas le temps, pas l’énergie.
Elle dort peu. Elle est au Château à 6h30, un café à la main. A 6h45, son premier rendez-vous arrive. Il a rédigé cinq pages imprimées dans un dossier en carton: lui aussi a peu dormi, il a ébauché un premier plan de retour en classe. Elle ferme les rideaux pour ne pas être éblouie par le soleil qui se lève et s'attaque à son travail.
21 avril
Un jeune patient et des faux négatifs
Dans ce chapitre:Elise Chabbey (GE)
Athlète et interne en médecine
Un grand hôpital romand. Unité Covid. Elise Chabbey prend ses marques. Il y a encore quelques semaines, la championne suisse de cyclisme se préparait pour les Jeux olympiques de Tokyo. Ce mardi 21 avril, celle qui vient de terminer ses études de médecine se retrouve face à adolescent qui a 42°C de fièvre. Il est conscient, mais très faible. Le coronavirus? A 16 ans?
Admis aux urgences, il est transféré à l’étage d’Elise Chabbey dans la matinée. Elle prend connaissance du dossier. Fièvre élevée, maux de tête, chute de tension. C’est venu progressivement, sur plusieurs jours. Tu lis le dossier, tu penses au Covid. Ou à une méningite. Seule interrogation: le patient n’a aucun symptôme de détresse respiratoire. Elle l’examine, il se porte plutôt bien. Elle lui fait le frottis naso-pharyngé, elle n’est pas inquiète. Il n’a pas de problème avec la lumière ou les bruits, pas de raideurs dans la nuque. Sûrement pas une méningite. Sûrement le Covid-19.
Mais les infirmières rappellent Elise Chabbey dans la soirée. L’état du patient se péjore rapidement. Sa tension chute, la maladie progresse. Inquiète, elle appelle son chef, qui l’examine et penche alors pour une méningite. Après une imagerie du cerveau, il réalise une ponction lombaire. Elise Chabbey rentre chez elle en s’en voulant d’être restée bloquée sur la piste du Covid-19. Elle appelle cela la «vision-tunnel».
Elle s’assoit sur son canapé. Sa sœur, qui se destine à être médecin elle aussi, est encore dans un centre de tri des patients. Il est presque minuit. Elise se demande comment elle en est arrivée là. Comment elle a pu perdre si rapidement le contrôle de sa vie qui semblait, jusqu’à début mars, réglée comme du papier à musique.
Elle se revoit encore, avec ses coéquipières, il y a quelques semaines, sur la route des Strade Bianche, fameuse course cycliste en Toscane. Le minibus plein de leurs vélos qui fait une pause peu avant de passer sous les Alpes, alors qu’elles s’apprêtent à plonger dans le Gothard pour rejoindre les mécaniciens et les docteurs déjà sur place.
Elle a les Jeux olympiques de Tokyo en ligne de mire: la Suisse a deux places, l’une est pour elle, c’est quasi sûr. A la radio, les athlètes écoutent l’annonce des nouveaux cas en Italie, dont le nombre grimpe. Les villages confinés. Et un appel qui confirme ce qu’elles commençaient à redouter au fil des heures: l’événement est annulé. Trop de risques de contagion. Demi-tour.
Les jours qui suivent, toutes les autres courses sont emportées par le virus. L’attente. L’ennui. Dans un coin de l’appartement d’Elise Chabbey, la valise reste prête. Au cas où.
Puis un coup de fil, le 16 mars. C’est son ancien prof de médecine qui l’appelle, un spécialiste en néphrologie. Elle est sur son balcon à Genève, avec sa sœur et son chat. Il lui annonce que les hôpitaux recrutent des étudiants pour renforcer les équipes. «Possible crise sanitaire.» Ce serait pour deux semaines et il a pensé à elle. Poliment, elle décline. Raccroche. Arrive le doute. Elle y repense à deux fois, en parle avec sa sœur. Elle lance un coup de fil à son entraîneur. Quelles seraient les conséquences d’arrêter le vélo pour deux semaines? Gérables.
Sa sœur l’encourage. Elise Chabbey réalise qu’en l’état actuel des choses, rouler à vélo ne fait guère de sens. Aller concrètement aider des gens qui souffrent, oui. Elle rappelle son professeur et accepte la proposition – pour deux semaines. La nuit est entrecoupée d’insomnies. Le trac, même pour une athlète qui a déjà fait les Jeux olympiques en 2012 (épreuves de kayak). La peur de tuer des gens par accident, en pensant les aider.
Au fil des semaines, elle voit les premiers patients Covid sortir des soins intensifs, comme cette quinquagénaire, dans un état confus, tellement perdue. Que faire avec ces malades? Sont-ils immunisés? Elise Chabbey reçoit ponctuellement des documents PDF de plusieurs pages qui dessinent les grandes lignes des consignes pour prendre en charge cette nouvelle catégorie de patients. Au début, elle les lit consciencieusement. Et puis le temps se met à manquer. Surtout, ces malades s'avèrent plutôt faciles à gérer. Une surveillance respiratoire. Jusqu’à ce qu’arrive le jeune patient du 21 avril.
Le lendemain, les résultats de la ponction lombaire sont négatifs. Ce n’est pas une méningite. Le premier frottis également, ce n’est pas le Covid-19. «Mais c’est quoi, alors?» Elise Chabbey et son chef font appel à une batterie de spécialistes (infectiologues, hématologues…), ils réalisent une ponction de mœlle pour exclure une maladie auto-immune. Ils vont jusqu’à suspecter des maux exotiques. Rien.
Le deuxième frottis reviendra également négatif. Mais les résultats sanguins donnent davantage d’indications. Le premier retour est «douteux», le second confirme la première intuition d’Elise Chabbey: c’est bel et bien cet étrange virus. Le jeune patient devient alors une curiosité pour des dizaines de spécialistes qui passent à son chevet pour l’ausculter. Forte hydratation, antibiotiques… Son état s’améliore chaque jour.
Deux semaines plus tard, il sort de l’hôpital en pleine forme. Elise Chabbey décide, elle, d’y rester.
26 avril
Le monde s’arrête, la vigne s’en moque
Dans ce chapitre:Sarah Besse (VS)
Vigneronne
Le monde s’est arrêté de tourner mais la vigne s’en moque. Dimanche 26 avril, Sarah Besse voit descendre l’équipe de neuf saisonniers bulgares du car et se dit: grâce à eux, le millésime 2020 est assuré. Il a fait plus de 20°C pendant des semaines et, dans la terre sèche de son domaine valaisan, ce qu’elle voit pousser l’inquiète.
C’est pile le moment où le soin apporté à chaque pied fait toute la différence: enlever les futurs rameaux encore tendres, passer ceux que l’on garde entre les fils de fer pour les maintenir en place avec un clip, effeuiller les branches, aérer la zone des grappes. Concentrer les ressources là où elles sont essentielles.
L’avion a atterri la veille à Kloten avec l’équipe. Sarah Besse a affrété un bus de 50 places pour leur faire parcourir les 250 kilomètres qui séparent l’aéroport de Zurich de la maison mise à leur disposition, à Martigny-Croix. Il fallait 2 mètres de distance réglementaire entre chacun d’eux. Imaginer des horaires séparés pour éviter les contacts, trouver des litres de désinfectant, louer davantage de véhicules que nécessaire pour être en règle en cas de contrôle. Elle est prête.
Jamais elle n’a douté du fait qu’ils s’en sortiraient: au domaine, certains pieds de vigne datent de 1945, ils en ont vu d’autres. Mais là, elle a enfin l’esprit tranquille. Elle avait senti le vent tourner lors du salon international des vins, à Paris, début février: aucun exposant asiatique, et des clients frileux. Sa production étant plutôt bue en Suisse, elle avait minimisé l’impact de la crise tout en faisant une croix sur ses ambitions d’exportations – en tout cas pour cette année. Puis elle avait regardé, incrédule, la vague de mesures tomber sur le pays. Le fameux vendredi 13. Le jour où Alain Berset avait annoncé que les écoles allaient fermer.
Trois jours plus tard, fermeture des restaurants et des bars. Ils avaient dû aller récupérer certains cartons de vin rendus par les restaurateurs, faute de visibilité sur leur propre activité professionnelle: elle comprenait bien. Encaisser le coup en rangs serrés.
Ils avaient «brainstormé» en famille sur la stratégie à adopter pour garder un lien avec les clients, et trouver des façons de rester présents. Elle avait même enregistré une petite vidéo de prévention à la demande du canton pour dire «Restez chez vous», et s’était pris la pluie et le beau temps sur les réseaux sociaux.
Rien de tout ça ne l’empêche de dormir. Sa crainte, la vraie: l’absence de mains supplémentaires pour l’aider en avril, avec les frontières fermées. Et une saison noire qui se répercute sur des années.
Un contact leur avait assuré qu’il pourrait faire venir des gens fiables et compétents depuis Sofia, Bulgarie. D’habitude, l’équipe passe l’été au Piémont – mais pas cette année. Le soir, à table, avec son mari vigneron lui aussi, impossible de parler d’autre chose. L’avion allait-il bien décoller? Les autorités allaient-elles les placer en quarantaine? Pour combien de jours? Les 3000 masques qu’elle avait dégotés seraient-ils suffisants?
Aujourd’hui, les saisonniers descendent du bus, un peu anxieux, fatigués. Trois femmes et six hommes, qui s’espacent spontanément à 2 mètres les uns des autres dès qu’ils ont le pied au sol, pour bien faire. Derrière elle, son père lance un tonitruant «Bienvenue!»
11 mai
«Tania, est-ce qu’il y a le coronavirus en Antarctique?»
Dans ce chapitre:Tania (GE)
Enseignante
Demain matin, lundi 11 mai, elle reverra enfin leurs bouilles. Ses élèves auront-ils changé, en deux mois? Celui, si appliqué, dont les parents ne parlent pas français, comment va-t-elle le retrouver? A 8 ans, tout va si vite. Pour l’occasion, elle a décidé de leur faire des biscuits. Elle casse les carrés de chocolat, s’interrompt brusquement. Comment les parents réagiront-ils en apprenant, pour les cookies? Y a-t-il un risque sanitaire?
Depuis trois mois, sa vie tourne autour de cette question. Elle entend qu’ailleurs, dans d’autres cantons, les professeurs doivent désinfecter les livres utilisés par les élèves tous les soirs. Ils n’en sont pas encore là. Bien sûr, pour la reprise, ils ont suivi les consignes, séparé les bureaux, fait des petits groupes alternés.
Avant-hier, elle est retournée dans sa classe pour préparer les activités du lundi. Elle a retrouvé le calendrier arrêté au 13 mars, ses affaires sur son bureau exactement à leur place comme pendant un exercice d’évacuation incendie. Elle a plastifié des affiches énonçant les nouvelles recommandations.
«Tania, est-ce qu’on va tous être malades?», «Tania, est-ce que l’école va fermer?», «Tania, mon père dit qu’on n’ira plus à l’école jusqu’à l’été»: juste avant l’annonce du confinement, ils étaient ingérables. Ensuite: l’école à la maison, et le stress pour les parents. Elle repense à son propre trac avant la première visioconférence avec eux. Envoyer le lien pour que les adultes connectent leur enfant. Essayer d’oublier qu’ils sont là, juste à côté des élèves, parfois invisibles derrière l’écran.
Elle les avait vus se connecter un par un – tous, sauf un. Un problème technique que sa mère n’arrivait pas à résoudre, peut-être parce qu’elle travaillait en même temps. Echange de courriels, manque de temps. Elle s’était concentrée sur les autres.
Sur l’écran, le contraste entre les différents environnements des enfants était saisissant. Elle le savait, «fossé des inégalités qui se creuse», «reproduction sociale», etc. Mais c’est autre chose de le voir en direct.
Il y avait celui qui était dans une pièce à part, devant le mur bien blanc et des étagères en ordre, un casque à la bonne taille sur les oreilles. Sa mère avait fermé la porte derrière elle. Et puis, en bas à droite de son écran, celui qui devait tendre l’oreille pour entendre ses camarades par-dessus le bruit de la télévision allumée non-stop. Elle avait fini par couper son micro.
La minuterie du four sonne. Elle met chaque biscuit dans un filtre à café, glisse le tout dans un sachet en plastique transparent. Sur chacun elle écrit «Bon retour en classe!». Elle en garde un pour celui qui ne reviendra pas. Sa mère est malade. Elle le glissera dans sa boîte aux lettres.
Lundi, elle arrive en avance, salue ses collègues. L’école entière sent le désinfectant. L’une des enseignantes porte une visière, une autre, un masque. Elle, rien. Elle place sur chaque bureau un biscuit emballé, vérifie trois fois que la solution hydroalcoolique est au bon endroit. Quand elle croise l’infirmière scolaire, elle lui demande de confirmer les consignes: lavage des mains quatre fois par demi-journée. Au moins 20 secondes.
L’heure approche, elle descend chercher son groupe et regarde au loin des parents faire de grands gestes de mains, comme à l’aéroport après la sécurité. Une élève court vers elle les bras tendus, puis s’arrête dans son élan. Son «Ah non, j’ai pas le droit» lui fend le cœur. Il y a dans l’attitude des autres une réserve. Une peur? Quelque chose de solennel. Et ça commence: «Tania, est-ce qu’il y a le corona en Antarctique?»
11 mai
Ecouter les battements du cœur de Zurich
Dans ce chapitre:Corine Mauch (ZH)
Maire de Zurich
Elle ouvre les volets et passe la tête par la fenêtre de sa chambre: pas un bruit. Les oiseaux, et rien d’autre. C’est presque frustrant: le lundi 11 mai Corine Mauch a envie d’assister au déconfinement comme à un spectacle, elle qui a été privée de théâtre et de concert depuis deux mois. Elle décide d’aller faire un tour à vélo. Voir le cœur de sa ville se remettre à battre, enfin.
La maire socialiste de Zurich pédale vers le centre, l’air est doux. A mesure qu’elle s’approche de la vieille ville, elle commence à les voir. Un monsieur en terrasse avec son café et le serveur masqué. Des mannequins en train d’être rhabillés pour l’été dans les vitrines des magasins – certaines silhouettes ont même un masque assorti à leur robe de plage. Des panneaux de plexiglas devant un comptoir. Une file d’attente devant une enseigne. Certains diraient: glauque. Elle trouve ça beau. Vibrant.
Elle réalise combien toute cette socialisation lui avait manqué. Non pas qu’elle ait à se plaindre, évidemment: la quinquagénaire a bien conscience de ses privilèges. Elle et sa compagne ont même enfin eu le temps de cuisiner (végétarien exclusivement, pour la paix du ménage), de se retrouver et de manger ensemble tous les soirs pendant huit semaines: vingt-sept ans que ce n’était pas arrivé.
Certes, ce lundi, on est loin de «la normale»: tous les bistrots n’ont pas rouvert; les bars et clubs attendront. Mais on s’en approche. Elle en profite pour regarder les passants. Elle aperçoit trois ados qui montent sur une même trottinette électrique en rigolant, et soudain, le doute: Ach, mein Gott. Tout ne va-t-il pas trop vite? Est-ce que cela va fonctionner?
La dernière fois qu’elle a fait ce tour à vélo, c’était le 17 mars – une éternité. Rien que d’y repenser, le silence glaçant de la Bahnhofstrasse un mardi à 16h lui donne la chair de poule. Les trams vides, les rues désertes. Elle avait été fière des Zurichois, si respectueux des consignes, si solidaires face à une menace bien abstraite, ici. Mais aussi sidérée, comme tout le monde, par les circonstances.
Le 27 février, un premier cas avait été confirmé à Zurich: une trentenaire de retour de Milan. L’équipe de la municipalité avait tenté d’anticiper – à l’aveugle. Début mars, changer deux fois de salle de séance pour s’assurer de pouvoir maintenir un mètre, puis deux mètres de distance entre les cinq conseillers municipaux. Interdire les manifestations et les accès au parc dès le 9 mars. Bloquer les rives avec des grilles et les espaces de jeux pour enfants avec des rubans de plastique. Concevoir des affiches «Bleiben Sie zu Hause», et des posts sur les réseaux sociaux. Expliquer une chose, puis son contraire, à une opinion publique perplexe mais attentive.
Les directives de Berne étaient arrivées comme un soulagement, et tout le monde était rentré chez soi. Quand, après quelques semaines à la maison, un contrebassiste et un violoniste avaient donné spontanément un concert sur le gravier de la cour de son immeuble, elle avait applaudi depuis son balcon.
Le Conseil communal avait mis les bouchées doubles pour que son action soit la plus complémentaire possible à celles des autorités fédérales et cantonales. Soutenir les oubliés, comme par exemple les chauffeurs de taxi, qui avaient le droit de travailler – mais pour aller où, et avec qui? Faire son possible pour que les crèches tiennent bon, même vides. Prendre connaissance des modes d’action des autres grandes villes – Genève, Lausanne – et œuvrer ensemble à la mise en place de solutions. Réaliser qu’entre Suisse romande et Suisse alémanique, deux réalités coexistent.
Depuis, de l’eau a coulé dans la Limmat. Elle a lu dans la presse que des sceptiques anti-confinement manifestaient en petit nombre pour demander des comptes aux autorités, s’estimant privés de leurs droits et libertés (soupir). Elle lit dans la presse l’interrogation de certains éditorialistes (pourquoi la police est-elle si peu intervenue lors de ces rassemblements de «rebelles»?) Elle pense: essayez donc d’interrompre un regroupement en gardant vos distances de sécurité. Au fond, et même si elle ne comprend pas ces groupes de mécontents de tous bords, elle sait que c’est aussi le signe de vie d’une démocratie.
Ce midi, elle va manger dehors avec les conseillers municipaux. Pas un pique-nique, non: au restaurant. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était plus autant réjouie d’une belle pièce de viande et d’une salade verte. Elle veut donner une impulsion, montrer que la vie continue. Elle arrive la première. Quand elle entre dans la salle et avance, le personnel recule par réflexe. Le gel hydroalcoolique n’a pas encore séché sur ses mains quand elle prend place tout au bout d’une immense table – ils sont quatre.
Elle se demande: est-ce que c’est ça, «le monde d’après»?
30 mai
A elle, le Covid-19 a accordé un sursis
Dans ce chapitre:Doris (BE)
Retraitée
Elle arrive à s’occuper de l’essentiel toute seule. La cuisine, c’est bon. Les lessives, aussi. C’est juste pour le ménage qu’elle a accepté de l’aide. Passer l’aspirateur ou récurer, c’est encore physiquement trop pénible. Pour le reste, Doris Stadelmann, 68 ans, veut se débrouiller.
Elle franchit le palier de sa maison de Moutier le samedi 30 mai, vers midi. C’est la première fois en neuf semaines qu’elle remet les pieds chez elle. La première fois en quarante-huit ans de mariage que son mari Georges n’est pas là pour l’accueillir. A elle, le Covid-19 a accordé un sursis. Lui a été emporté par le virus.
Samedi matin, son fils aîné est venu la chercher dans l’établissement où elle se reposait, près de Thoune, après cinq semaines d’hospitalisation à Bienne. Son autre fils et sa famille ont préparé un dîner simple qu’elle aime bien: des patates rondes et une salade de cervelas. Le soir, ils font quelques grillades et certains restent pour dormir.
La première nuit, vers 4 heures du matin, elle se lève pour aller aux toilettes. En retournant dans son lit, elle tend le bras pour toucher son mari, mais n’effleure que le drap. Elle pense: il va revenir. Puis elle craque.
Dans le salon, il y a de nombreuses photos de famille. Sur l’une d’elles, son mari, Georges, apparaît comme un solide gaillard souriant, sac au dos, prêt pour une randonnée. Il aurait eu 70 ans en décembre. Une grande fête était prévue. Cet été, ils devaient partir tous ensemble en Ecosse. Il n’avait aucun antécédent. Aucun problème de santé. Ses seules visites chez le médecin, c’était pour le check-up annuel qui s’était toujours bien passé. A part l’âge, il n’était pas «à risques».
C’est d’ailleurs elle qui a été hospitalisée en premier. Le 24 mars, pour un problème d’estomac. Trop mal, pas possible d’attendre qu’une place se libère chez son médecin. Elle se rend aux urgences à Moutier, où on lui apprend qu’elle vient de faire un infarctus. Elle est conduite à l’hôpital de Bienne en ambulance. Son mari, qui l’a accompagnée, rentre seul à la maison, inquiet. C’est vrai, à ce moment-là, il avait déjà un peu le rhume. Mais rien de bien méchant. Sûrement un coup de froid.
Quatre jours passent. Ils échangent des messages. L’état de son mari se dégrade. Il est en contact avec son médecin de famille, qui décide de lui faire le test du Covid-19. Positif. A son tour, Georges doit donc être hospitalisé. Le 29 mars, en fin d’après-midi, les médecins décident de l’envoyer aux soins intensifs à Bienne. Il essaie d’appeler sa femme pour la prévenir, mais elle dort. A 22h, il lui écrit: «Je viens te voir.»
Quand elle découvre ce message durant la nuit, elle ne comprend pas. A 22h, les visites ne sont plus autorisées, non? Le lendemain, elle essaye de l’appeler. Sans succès. Elle joint un de leurs fils: «Papa ne répond plus.» Il lui apprend qu’il est hospitalisé à Bienne. Intubé.
Elle est à son tour testée positive. Fièvre, problèmes respiratoires, vomissements. Le 2 avril, elle est aussi intubée. Les deux conjoints sont à quelques mètres l’un de l’autre, dans deux chambres séparées. Une semaine à la dérive. Le 9 avril, son état à elle s’améliore, elle est extubée. Elle a de la peine à parler. Terriblement mal à la gorge.
Trois jours plus tard, le dimanche de Pâques, les infirmières appellent les deux fils. Vers 18h, ils entrent, tout équipés, dans la chambre de leur maman. Manteau, gants, masque. «Est-ce que tu veux venir voir papa avec nous?» Elle dit non. Ils sont surpris, mais ils acceptent. Son indifférence est-elle un effet des médicaments?
Le lendemain matin 13 avril, les infirmières reviennent voir Doris Stadelmann. Elles l’encouragent à aller voir son mari. Elles ne le disent pas, mais c’est peut-être la dernière occasion. Les infirmières l’équipent et la conduisent avec un fauteuil dans la chambre à côté. Elle le découvre couché sur son lit, dans le coma. Elle lui prend la main. Le gronde un peu, lui dit: «Qu’est-ce que tu viens faire ici? Pourquoi tu fais la même chose que moi? Il faut que tu te remettes, hein.» A aucun moment, elle ne songe à lui dire adieu.
L’après-midi, il meurt. Les infirmières viennent prévenir Doris. Elle se dit que ça n’a aucun sens, qu’on lui raconte des histoires, que c’est invraisemblable de partir comme ça. Il n’y a pas vraiment de cérémonie. L’avis de décès paraît le 15 avril dans le quotidien régional. Les enfants s’occupent de tout. Georges est incinéré et les cendres sont déposées aux pompes funèbres. En attendant.
Elle reste hospitalisée encore trois semaines. Son état s’améliore. La première fois qu’elle se lève, elle a besoin d’un déambulateur. Elle recommence à manger. Les soignants lui proposent d’aller dans un établissement de repos à Heiligenschwendi, près de Thoune. Pour guérir définitivement de la méchante pneumonie que lui a laissée le virus, c’est le bon endroit. C’est à 1100 mètres d’altitude. Elle y est conduite le 1er mai, dans une sorte de taxi aménagé.
Là-bas, elle occupe une chambre qui lui offre une vue éclatante sur le lac de Thoune et les Alpes bernoises. Le Niesen, en particulier. Elle prend des photos avec son smartphone le matin, quand il n’y a pas de nuages. Le cadre lui fait du bien.
Elle se trouve dans un étage réservé aux patients qui ont eu le Covid-19. Il y a des exercices tous les jours. D’abord, elle va et vient dans les couloirs, lentement. Puis viennent la gymnastique, la physiothérapie… C’est pénible. Elle n’a de force ni dans les bras ni dans les jambes.
Un jour, elle reçoit un coup de fil inattendu du médecin-chef de l’hôpital de Bienne. Un homme sympathique, qui lui faisait toujours un petit signe quand il passait à côté de sa chambre, aux soins intensifs. Ce n’était pas grand-chose, mais, sur le moment, c’était énorme pour elle. Il l’appelle pour prendre des nouvelles, discuter un peu.
Le 15 mai, elle peut sortir pour la première fois. Elle part seule, vaillamment. Elle prend un bâton et se met en tête de faire le tour de la clinique. Un kilomètre parcouru en une heure. Des arrêts sur plusieurs bancs. Chaque jour, de petites victoires.
Quand elle reste seule, elle joue volontiers au scrabble sur la tablette. Elle passe un peu de temps sur Facebook pour lire les nouvelles. Elle essaye de regarder la télévision, en particulier son feuilleton préféré, que son mari trouvait ridicule. Il disait: «Ça va tellement lentement que si l'un tombe le lundi, il n’atterrit que le samedi soir.» Elle regarde un demi-épisode, trouve ça soudain tellement bête. Elle ne rallumera plus la télévision.
Elle entretient des contacts avec sa famille. Mais, quand même, par téléphone, ce n’est pas la même chose. Alors le week-end de l’Ascension, un de ses fils vient la voir avec ses petites-filles, dans un parc au-dessus de la clinique. Elle enfile un sac à dos noir, lourd, qui contient une bonbonne d’oxygène et un respirateur. Elle grimpe.
Chacun s’assied à un banc différent. Elle demande si elle peut serrer ses petites filles de 10 et 12 ans dans les bras. Oui, avec le masque et les mains désinfectées. Elle les enlace, peut enfin les toucher. Les trois pleurent. Ils parlent brièvement du décès du papa. «Tu dois penser à toi, maintenant, être là pour nous. La vie continue. Si tu te laisses aller, c’est cuit.» Elle regarde ses petites-filles. Se sent plus forte.
Après quatre semaines, elle en a marre. Veut rentrer. Elle a du boulot à la maison. Des lessives et surtout de l’administratif. Les lettres reçues après la parution du faire-part. En revanche, organiser une messe pour son mari, c’est trop tôt. Elle a encore peur du virus. Mais elle sait que lorsqu’elle ira chercher les cendres et qu’elle fera une petite cérémonie, elle pourra aller de l’avant. C’est prévu pour cet été.
Les quelques copines qu’elle revoit depuis son retour lui font la remarque: elles ne la reconnaissent pas. C’est vrai que depuis toute cette histoire, elle se sent plus forte, plus déterminée. Elle leur répond: «C’est lui qui est là et qui me pousse.»
Elle a échangé un coup de fil avec sa belle-maman de 97 ans. Qui, elle non plus, ne comprend pas que son fils ait été emporté par ce Covid-19. Doris se dit qu’il faut l’avoir vécue pour prendre la mesure de cette maladie. Elle ne raconte pas son histoire pour faire peur mais pour que les gens comprennent qu’il faut désormais réfléchir autrement. Dehors, l’insouciance des gens l’inquiète. Dans les kiosques, des journaux annoncent déjà «le monde d'après». De ces six derniers mois, qui s'en souviendra?
En face de chez elle, les enfants des voisins ont accroché un énorme panneau sur leur maison. On peut y lire, en lettres de couleur: «Tout ira bien.»