C’est une partie de pêche qui a fait prendre conscience du problème à Gabriel de la Harpe. Il y a quelques années, cet agriculteur et employé communal de Yens a assisté le garde-pêche alors qu’il effectuait des prélèvements dans le Boiron, une rivière du canton de Vaud qui parcourt de nombreuses zones agricoles.«Au niveau de la source, il y avait une grande variété de poissons, de plantes aquatiques et même une écrevisse locale d’une grande rareté. Mais cette diversité a disparu à mesure qu’on descendait le cours de la rivière. Arrivé au niveau de Tolochenaz, elle était comme morte», se remémore Gabriel de la Harpe, dont l’exploitation se situe dans le bassin-versant du Boiron. A la suite de cette expérience, il a rejoint un programme fédéral visant à réduire son usage de pesticides et a participé à la création du réseau écologique du Boiron, qu’il préside aujourd’hui.
Nous avons reçu des milliers de courriers de personnes qui nous remercient, pour leur avenir et celui de leurs enfants
L’impact des produits phytosanitaires sur l’environnement et sur la santé alarme un nombre croissant de personnes en Suisse. L’année passée, la réautorisation dans l’Union européenne du glyphosate, herbicide soupçonné d’être cancérigène, a contribué à sensibiliser un large public, au-delà de celui des écologistes convaincus. «Nous bénéficions d’une sympathie affolante, affirme Etienne Kuhn, membre du comité d’initiative apolitique «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», déposée le 25 mai à la Chancellerie fédérale à Berne. Nous avons reçu des milliers de courriers de personnes qui nous remercient, pour leur avenir et celui de leurs enfants.»En janvier, une autre initiative populaire intitulée «Pour une eau potable propre et une alimentation saine» avait également abouti; un de ses objectifs est de réserver l’octroi de paiements directs aux agriculteurs qui n’utilisent pas de pesticides de synthèse.
La situation se tend donc entre une société qui demande une transformation écologique de l’agriculture – sans forcément en imaginer les conséquences – et des professionnels qui se sentent montrés du doigt. Comment sortir de cette ornière? Notre enquête montre que ce ne sera pas facile, car l’agriculture suisse, l’une des plus intensives au monde, est fortement dépendante des pesticides. Mais des pistes de changement existent bel et bien. Depuis quelques années, les agriculteurs tentent de limiter leur recours aux pesticides. Dans les champs, les vergers et les vignobles, mais aussi au sein des centres de recherche et des organisations professionnelles, une bataille s’est engagée pour produire avec moins de chimie.
2200 tonnes: c’est la quantité de pesticides vendus chaque année en Suisse. Elle est à peu près constante depuis une dizaine d’années. La vaste majorité de ces produits est employée dans l’agriculture, bien que des pesticides soient aussi utilisés dans les jardins, sur les terrains de sport et le long des voies ferrés, notamment. La majeure partie de ces produits sont des fongicides, des herbicides et, dans une moindre mesure, des insecticides.
Mais 2200 tonnes par année, est-ce beaucoup? Si on rapporte cette quantité à la surface de terres cultivées, en Suisse, ce sont environ 2 kilos de substances phytosanitaires qui sont employés par hectare cultivé. Ce qui correspond à la moyenne européenne; l’Allemagne et la France en utilisent à peu près autant. De son côté, l’Italie se situe bien au-dessus de cette moyenne, avec 5,6 kilos de pesticides engloutis par hectare cultivé. «Ce chiffre s’explique par une forte proportion de cultures spéciales comme la vigne, les fruits et légumes, qui nécessitent beaucoup de traitements, fait valoir Marcel Liner, responsable politique agricole de Pro Natura. En revanche, l’Autriche, qui a un type d’agriculture et un climat assez proches de ceux de la Suisse, utilise environ un tiers de pesticides en moins pour une même surface. Cela montre qu’il existe une bonne marge de progression.»
Le détail des ventes de produits phytosanitaires, substance par substance, a longtemps été tenu secret en Suisse, pour des raisons de concurrence. L’année dernière, c’est à la suite d’une intervention parlementaire que la vice-directrice de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) a révélé pour la première fois quels étaient les «best-sellers» des pesticides. L’OFAG a finalement décidé de revoir son mode de communication et devrait bientôt rendre publics les détails des ventes sur son site internet. «Disposer de ces informations est indispensable pour avoir une discussion transparente sur l’usage des pesticides en Suisse», estime Lucius Tamm, responsable du département de la science des plantes à l’Institut de recherche sur l’agriculture biologique FIBL.
Selon les dernières données livrées par l’OFAG, en 2016, les substances les plus utilisées en Suisse ont été le soufre, l’huile de paraffine, le glyphosate et le Folpet. Les deux premières marches du podium sont donc occupées par des produits d’origine naturelle et autorisés en agriculture bio. La place importante de l’incontournable glyphosate, herbicide le plus vendu au monde, paraît plus problématique. Quant au Folpet, produit notamment par Syngenta, il s’agit d’un fongicide de synthèse, souvent utilisé de manière préventive dans la vigne. «Mais il ne faut pas se concentrer que sur le tonnage des produits, met en garde Lucius Tamm. Certains produits bios sont lourds alors qu’ils sont inoffensifs, tandis que des substances comme les néonicotinoïdes sont toxiques même à très faible dose.»
Les exigences des plantes et leurs besoins de protection sont très variables, comme le révèle le «Dépouillement centralisé des indicateurs agri-environnementaux», un document rébarbatif qui compile les quantités de pesticides utilisés dans un certain nombre d’exploitations agricoles représentatives de l’agriculture helvétique.
Ce sont les fruits à pépins (pommes, poires) et la vigne qui nécessitent les plus grandes quantités de pesticides à l’hectare. Viennent ensuite les pommes de terre, les fruits à noyau (abricots et cerises notamment) et les betteraves sucrières. Fruits à pépins et vigne se trouvent aussi en tête du classement du nombre d’interventions par année. D’autres cultures, comme le blé ou le maïs, consomment moins de pesticides à l’hectare, mais elles occupent de vastes espaces et représentent donc tout de même une part significative des pesticides utilisés en Suisse.
Les substances phytosanitaires ne disparaissent malheureusement pas une fois épandues dans les champs. Elles se transforment et se dispersent dans l’environnement.
Les pesticides sont le plus souvent pulvérisés sous forme liquide sur les plantes et le sol mais peuvent aussi être incorporés
directement au sol sous forme de granulés. Lors de l’épandage et après, ces produits gagnent le sol, l’air et les eaux
par différents canaux.
(scrollez pour animer)
Un des aspects les plus préoccupants de cette pollution est la contamination des cours d’eau. Une étude publiée en 2017 par une équipe de l’Eawag, l’Institut fédéral de recherche sur l’eau, a révélé la présence de quelque 128 substances différentes dans cinq ruisseaux se trouvant dans des zones agricoles (dont la Tsatonire, proche de Savièse, en Valais). Dans la majorité de leurs échantillons, les chercheurs ont retrouvé au moins une substance qui dépassait le seuil légal de 0,1 microgramme par litre, prévu par l’ordonnance sur la protection des eaux. «Les produits phytosanitaires font partie des polluants dont nous surveillons la présence dans les cours d’eau, à côté d’autres micropolluants transitant par les stations d’épuration», confirme Florence Dapples, cheffe de la division Protection des eaux à l’Etat de Vaud.
Nous sommes quotidiennement exposés à un très grand nombre de substances chimiques. L’effet produit par l’interaction entre ces substances, encore peu étudié, est particulièrement préoccupant
C’est aux cantons que revient l’essentiel du suivi de la qualité des eaux de surface – soit 6000 kilomètres de cours d’eau dans le canton de Vaud. Lors de la dernière campagne de mesure, au moins une substance dépassant le seuil légal a été enregistrée dans chacun des 42 sites étudiés, à l’exception d’une station dans l’Aubonne. La Broye, la Menthue, la Thielle, la Venoge, le Boiron de Morges sont les rivières vaudoises dans lesquelles sont retrouvés le plus de résidus de pesticides. Les substances les plus fréquentes sont le glyphosate et un de ses produits de dégradation, l’AMPA, mais aussi le DEET, un insecticide, et le desphényl-chloridazon, un sous-produit de l’herbicide chloridazon, employé dans les champs de betteraves.
Les pesticides et leurs produits de dégradation constituent une menace pour les organismes aquatiques. «Ces substances ont été développées pour être toxiques et leurs effets ne se limitent pas aux organismes contre lesquels elles sont dirigées. Certaines larves d’insectes et d’autres organismes aquatiques y sont très sensibles», indique Nathalie Chèvre, toxicologue à l’Université de Lausanne. C’est pourquoi il est possible d’évaluer la qualité de l’eau d’une rivière en étudiant les escargots, vers, larves ou encore les crevettes qui la peuplent: plus ces créatures sont nombreuses et diversifiées, plus la rivière est en bonne santé.
Les organismes des rivières ne sont pas les seuls touchés par la pollution aux produits phytosanitaires. Comme l’a montré une étude publiée l’année dernière dans PLoS One, les populations d’insectes ont chuté de près de 80% en trente ans en Allemagne. «Ce recul des populations d’insectes, qu’on constate aussi en Suisse, est multifactoriel. Il est notamment lié à la dégradation des habitats naturels. Mais les pesticides sont le coup de grâce apporté à des organismes fragilisés», estime Yves Gonseth, directeur du Centre suisse de cartographie de la faune, à Neuchâtel. Les oiseaux des zones agricoles sont aussi en déclin. «Leurs effectifs ont diminué de près de 40% en trente ans. Certaines espèces sont au bord de l’extinction», déplore Sarah Delley de BirdLife Suisse.
Les êtres humains sont aussi concernés par cette pollution. Car les pesticides se retrouvent dans les eaux souterraines, dont est tirée 80% de l’eau potable en Suisse. Les dernières analyses publiées en 2013 par l’Observatoire national des eaux souterraines Naqua montrent que dans les zones agricoles, plus de deux stations de mesure sur trois présentent des concentrations de pesticides dépassant le seuil légal.
Nos aliments, en particulier dans les fruits et légumes, sont fréquemment contaminés par des résidus de produits phytosanitaires. La dernière étude d’ampleur publiée l’année dernière par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a décelé la présence de pesticides dans près de la moitié des 84 000 échantillons étudiés. Seuls 3% de ces échantillons contenaient toutefois des quantités de résidus supérieures à la limite autorisée. L’air ambiant, enfin, est également un vecteur d’exposition aux pesticides, en particulier pour les riverains des exploitations agricoles. Alors que cette problématique fait l’objet d’un suivi régional en France depuis une dizaine d’années, elle demeure largement ignorée en Suisse.
«Nous sommes quotidiennement exposés à un très grand nombre de substances chimiques, qu’il s’agisse de pesticides ou d’autres molécules présentes notamment dans les cosmétiques, souligne Nathalie Chèvre. L’effet produit par l’interaction entre ces substances, encore peu étudié, est particulièrement préoccupant.» Les personnes les plus à risques sont cependant les agriculteurs eux-mêmes. L’exposition professionnelle aux pesticides augmente le risque de développer une maladie de Parkinson, mais aussi certains cancers.
En septembre 2017, un plan d’action a été adopté par le Conseil fédéral qui vise à réduire de moitié les risques liés aux produits phytosanitaires. L’usage de certaines substances, dont l’usage est jugé particulièrement préoccupant, doit être réduit de 30% en dix ans. Devançant ces mesures, l’agriculture suisse a déjà commencé à se transformer. Quelque 13% des surfaces agricoles suisses sont désormais cultivées en bio, une proportion en progression. L’agriculture conventionnelle cherche aussi à réduire sa dépendance aux pesticides. «Depuis quelques années, il y a une accélération de la recherche sur les alternatives aux produits phytosanitaires», confirme Alain Gaume, responsable de la protection des végétaux à l’institut de recherche Agroscope.
Les solutions sont multiples, et parfois empruntées au monde bio: variétés résistantes à des maladies, amélioration des machines pour éviter les pertes lors de l’épandage, conception de logiciels qui aident les agriculteurs à traiter au bon moment, mais aussi rotation des cultures pour empêcher l’installation de mauvaises herbes, ou encore usage de machines plutôt que d’herbicides… «En combinant le désherbage mécanique au désherbage chimique, on peut réduire l’utilisation d’herbicides de 30 à 40%, estime Basile Cornamusaz, du Centre betteravier suisse. Mais les conditions météorologiques sont un facteur limitant. Un régime de précipitations trop important et trop régulier au printemps réduit fortement les possibilités d’intervention.» Les betteraves, grandes consommatrices d’herbicides, sont particulièrement difficiles à cultiver sans ces produits. D’ailleurs, seuls 50 hectares de betteraves, sur les 18 000 cultivés en Suisse, ont le label bio.
Les méthodes alternatives ont leurs limites et leurs difficultés, qui expliquent les réticences des agriculteurs à les adopter, malgré l’existence d’aides de la Confédération et des cantons. «Le matériel est souvent coûteux, et ne peut être utilisé que dans des conditions météorologiques particulières. Réduire l’usage de pesticides implique aussi une vigilance accrue. Enfin, comme nous travaillons avec le vivant, les résultats peuvent être bons une année et moins la suivante. Il y a davantage d’incertitudes», détaille Edouard Cholley, conseiller technique de Prométerre, l’Association vaudoise de promotion des métiers de la terre. «Renoncer aux pesticides de synthèse entraîne une baisse de rendement plus ou moins importante selon les cultures et accroît le besoin de main-d’œuvre. C’est pourquoi de nombreux exploitants bios privilégient les circuits courts, la vente à la ferme par exemple», indique Flore Lebleu, agronome au FIBL.
«Les consommateurs et les distributeurs ne tolèrent pas la moindre imperfection sur les fruits, et en même temps ils souhaitent les acheter à bas prix», relève pour sa part David Vulliemin, conseiller technique à l’Union fruitière lémanique (UFL), l’association des producteurs des cantons de Vaud et de Genève. Or les fruits sont très sensibles aux maladies. Certaines requièrent des traitements préventifs. Ce qui explique que quelque 15 traitements fongicides sont en moyenne nécessaires pour produire des pommes. Et que ces fruits figurent parmi ceux dans lesquels on trouve le plus de résidus de pesticides. «Même en adoptant des variétés résistantes et en abaissant l’exigence des consommateurs, on devra toujours traiter les arbres fruitiers, tant la pression des maladies et des ravageurs est forte», considère l’agronome.
Nous effectuons très peu de traitements, et seulement avec des produits naturels. Certains professionnels nous taxent d’idéalistes.
Réduire les résidus de pesticides dans les pommes est cependant possible, comme l’a montré la coopérative Fenaco, qui met sur le marché la plus grande partie des fruits de Suisse romande. «A partir de la fin du mois de juin, on n’utilise plus de traitements chimiques mais seulement des produits bios, moins persistants», explique Christian Bertholet, responsable des fruits à pépins chez Fenaco. Mené en partenariat avec Agroscope, ce programme concerne déjà 100 hectares de pommiers sur les 350 gérés par la coopérative sur l’Arc lémanique. Mais il est resté jusqu’à aujourd’hui confidentiel, ces fruits étant commercialisés sans marque particulière. Alors que deux à trois résidus étaient souvent retrouvés dans les pommes au début du projet en 2012, l’objectif de zéro résidu est visé pour l’année prochaine. «Le surcoût lié à ces mesures est raisonnable, par rapport au bio, qui double les coûts de production», affirme Christian Bertholet.
A côté de cette approche pragmatique, le BioDiVerger ressemble plutôt à un laboratoire. Mis en place en 2013 sur le site d’Agrilogie à Marcelin (Morges), ce verger mélange divers arbres fruitiers (pommiers, poiriers, pêchers, etc.), plantés en alternance avec des haies, et des surfaces de maraîchage. Des nichoirs et divers abris sont installés pour attirer les oiseaux, mais aussi les hérissons et les hermines, et ainsi lutter contre les nuisibles. Au printemps, cette parcelle fleurie et diversifiée apparaît comme un petit paradis. «Nous effectuons très peu de traitements, et seulement avec des produits naturels, explique Flore Lebleu, qui suit le projet. Certains professionnels nous taxent d’idéalistes. Mais la production commence à être intéressante d’un point de vue économique.»
Contraignants, souvent coûteux et pas toujours visibles, les efforts consentis par les agriculteurs pour réduire leur usage de pesticides peuvent paraître ingrats. Pourtant l’exemple du Boiron montre que de telles mesures sont payantes. Depuis 2005, la rivière fait l’objet d’un projet pionnier de réduction de la pollution par les pesticides, auquel ont participé près de 70 exploitants agricoles. Résultat: les analyses chimiques effectuées en 2016 ont confirmé que la qualité de l’eau s’était grandement améliorée. Certaines espèces d’insectes sensibles ont même refait leur apparition dans le cours d’eau.
Pour ce programme, Gabriel de la Harpe, l’agriculteur de Yens, a renoncé aux herbicides dans ses parcelles de maïs et tournesol, et a réduit leur usage dans les vignes. «Les gens ne se rendent pas compte de tout ce qui est déjà entrepris pour réduire l’usage de produits phytosanitaires. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on va dans le bon sens», affirme-t-il. Les vers de terre, qui d’après les analyses sont de plus en plus nombreux à se réinstaller dans ses terres, ne disent pas le contraire.