Il fallait bien commencer. Trouver un endroit pour raconter cette «diagonale du vide» sur laquelle théorisent en France, depuis des décennies, les géographes et les économistes. Charleville-Mézières, préfecture des Ardennes sinistrée, épinglée sur la carte littéraire grâce au lointain souvenir d’Arthur Rimbaud? Chaumont, préfecture de la Haute-Marne, où le général de Gaulle, de son bureau de Colombey-les-Deux-Eglises, scrutait les collines à travers les brouillards tombés de l’Est? Ces lieux avaient un sens. Historique. Culturel. Socio-économique, au vu de leurs taux de chômage élevés et de leur forte densité de «gilets jaunes», entre novembre et mai.
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Puis une autre idée s’est imposée en relisant Damnés Français, de Mark Twain. Nous sommes aux alentours de 1880. Le grand écrivain américain parcourt la France pour percer le secret de cette nation qu’il compare pour sa férocité – tenez-vous bien – aux Indiens comanches! Il nous fallait un lieu emblématique de ces Français capables, selon Twain, «des plus minuscules petitesses et des plus hautes grandeurs concevables», mus «d’un instinct sournois, sanguinaire et meurtrier», capables, «s’ils sont disciplinés et entraînés, de se transformer en les plus redoutables soldats». Un lieu symbole de cette «vanité gigantesque qui les pousse à tenter des miracles»… Nous voici à scruter la carte. Nous démarrerons là où tout a commencé. Parce que les Helvètes ont quelque chose à voir dans cette histoire et parce que, en France, les grandes défaites sont toujours magnifiées: à Alésia, où Vercingétorix, en 52 avant J.-C., perdit la Gaule face aux légions de Jules César.
Quel lien entre Alésia, la «diagonale du vide» et les «gilets jaunes»? César lui-même, la géographie et Emmanuel Macron l’ont établi. Alésia, localisée après moult querelles d’historiens sur la commune d’Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or), est à la lisière de cette France dite «périphérique». C’est à partir de là que le futur empereur romain racontera, dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, ce territoire «maillé d’implantations humaines depuis l’Antiquité». L’actuel président français, enfin, a cru bon d’ironiser en août 2018, au Danemark, sur les «Gaulois réfractaires aux changements».
Autant de bonnes raisons de garer notre voiture en contrebas de ce bourg fleuri et pimpant, et d’emprunter l’allée Kir (du nom du chanoine bourguignon qui inventa le fameux blanc-cassis) pour rejoindre la statue de Vercingétorix. Eduqué au château d’Arenenberg, en Thurgovie, Napoléon III la fit édifier en 1865 et dota le chef gaulois de la même barbe que lui. C’est dire si le MuséoParc, en contrebas, raconte un mythe français.
Vercingétorix le résistant, l’unificateur des indisciplinés Gaulois face au rouleau compresseur romain? Jean-François Perret, reporter au Journal du Centre, est l’auteur d’un roman sur le vaincu d’Alésia: «On ne peut pas comparer les «gilets jaunes» aux Gaulois. Cela ne veut rien dire. La Gaule n’était pas la France. Mais lorsqu’il dépêche des missions archéologiques sur le site d’Alise-Sainte-Reine et dans l’oppidum gallo-romain voisin de Bibracte, Napoléon III ancre le destin de la France ici, entre Bourgogne et Morvan. En clair: le centre d’avant-hier est devenu la périphérie.»
Ce que confirme l’historien Jean-Louis Brunaux, référence sur la fameuse défaite: «Cette bataille décisive appartient à la mémoire collective. Elle constitue l’événement fondateur de l’histoire de France.»
La question des Helvètes mérite d’être éclaircie. Car sans eux, César n’aurait peut-être jamais conquis la Gaule. En 58 avant J.-C., les féroces tribus de l’Helvétie déferlent. Les Eduens de Bibracte appellent César au secours. Romains et Helvètes s’affrontent à Montmort, un hameau du Morvan où nous décidons d’aller. Il faut être solitaire pour aimer les routes locales. Quarante kilomètres de lacets sans croiser une voiture. Au bout, GPS aidant, nous tombons sur la mairie (fermée) de Montmort, coincée entre deux hangars, et un panneau indiquant «Mont de Jaux». La suite se fera à pied. Sauf que rien n’indique ici la présence des Helvètes, décimés lors d’une bataille comparée à Verdun par les historiens.
Ce qu’il nous faut pour redémarrer ce pays, c’est de l’envie et des jeunes
A perte de vue, la campagne est vide. Pas de tracteur. L’unique ferme encore active est celle d’Hervé Clair. Ce paysan retraité nous accueille un tantinet inquiet. Il se souvient des «cars d’archéologues venus de Suisse qui menaçaient de boucher [ses] toilettes» lors des fouilles des années 2000. Alors, les Gaulois! «Macron ne les connaît même pas. Ce qu’il nous faut pour redémarrer ce pays, c’est de l’envie et des jeunes. Mais il n’y a que des pâturages, des vaches et des vieux.»
Anne Flouest est à moitié d’accord. Au-dessus de nous? Le site gallo-romain de Bibracte, ce pays des Eduens, aux confins de la Nièvre et de la Saône-et-Loire. Anne est passionnée de cuisine antique. Elle nous tend une «cervoise», une bière gauloise brassée sur place. Le café du musée, qui sert un menu gaulois, n’est pas encore ouvert. Le Morvan produit des sapins de Noël. Et pour le reste… «Lorsque l’Etat français agit bien, ça marche, assène-t-elle. Les dysfonctionnements ne sont pas dus à la population, mais à l’administration centrale qui oublie les spécificités des territoires et veut tout rationaliser, tout unifier.»
Laïla Ayache dirige le chantier-musée. Elle nous raconte comment François Mitterrand, élu de la Nièvre, fit de la restauration de ce site un de ses «grands travaux», lors de son premier septennat. Un récit sur l’Europe celtique fut tricoté pour engranger les fonds communautaires. Avec succès.
L’essor du tourisme vert s’est greffé sur ce succès muséologique. A preuve: sur le parking et dans le crachin de la mi-juin, un couple d’Autrichiens peine à descendre leur scooter de leur camping-car. Présentations faites, ils me demandent si je connais des «gilets jaunes», car eux aussi voudraient comprendre les colères «made in France». Echange rapide de numéros, puis direction Luzy. Cette petite ville enchaîne les festivals et parsème la campagne de calicots «Bienvenue à Luzy, village du futur». «On est dans une époque où le développement économique endogène, local, est la clé, confirme le géographe Jacques Lévy, de l’EPFL. Il faut rompre avec l’idée que l’économie des années 60-70 reviendra telle quelle. La France des PME délocalisées des villes vers la campagne, c’est fini. La ruralité doit se réinventer en misant sur son identité et sur sa diversité.» A Luzy ce soir-là, le restaurant de l’Hôtel du Morvan est plein malgré la pluie. Un couple de médecins lyonnais. Des touristes néerlandais. Un gérant local de supermarché. Le salon d’esthétique voisin est encore ouvert à 20h. La mairie, comme toujours, domine le paysage. «L’équation est simple: on a besoin de l’Etat pour donner l’impulsion et conserver l’essentiel de nos services publics, lâche notre gérant d’un magasin Aldi, l’enseigne de produits à bas prix. Le problème est que, en France, l’Etat se mêle de tout et entrave notre mobilité avec la limitation à 80 km/h, les radars et le prix de l’essence.» Dans ces bourgs, les «gilets jaunes» restent en embuscade.
Enseignant à l’EPFL, le géographe Jacques Lévy est bien placé pour comparer la France et la Suisse. Pour lui, la diversité des territoires est la clé. Il n’y a pas de fatalité
Le Tableau de la géographie de la France publié en 1903 par Paul Vidal de la Blache enseignait une évidence que notre itinéraire, d’Alise-Sainte-Reine à Millau, a rapidement confirmée: chaque territoire diffère, et l’idée d’une solution uniforme pour revitaliser ces régions dépeuplées semble rapidement vaine à celui qui les parcourt. Comment faire? Le géographe Jacques Lévy, fin scrutateur des espaces français et suisses, prône de réinvestir dans le capital humain, de plus en plus essentiel pour faire la différence et attirer touristes, entreprises et emplois.
Le Temps: Des espaces vides. Des communes rurales où plus aucun commerce ne subsiste. Un exode des jeunes ruraux impossible à endiguer. Une attraction fatale des métropoles. Ce tableau de la «diagonale du vide», que nous avons en partie parcourue, est vraiment inquiétant?
Jacques Lévy: Cette configuration française n’est pas du tout exceptionnelle. La «diagonale du vide» est un agrégat qui contient des réalités hétérogènes. Toutes les zones à faible densité n’en font pas partie et certains territoires qui s’y trouvent connaissent un réel regain économique, souvent grâce au tourisme. L’unité de cette diagonale n’est qu’apparente sauf sur deux points: elle parcourt des territoires qui n’ont pas de grand pôle urbain, et pas de campagne dense. A partir de là, on regarde de près et ce qui saute aux yeux, c’est la diversité.
Le spectacle des communes désertées, des services publics et des magasins qui ferment, cela ne forge pas un dessein commun?
Les communes rurales françaises ont connu leur apogée au XIXe siècle, jusqu’en 1914, lorsque la paysannerie était importante. Ensuite, nous assistons à une baisse inexorable de leur population et donc, logiquement, des services qu’elles sont capables d’offrir – sauf pour les zones périurbaines, où la population a repris sa croissance. Le bon prisme pour juger de la vitalité ou non de ces territoires, c’est d’évaluer leur capacité de développement endogène, basé sur les forces locales. Aujourd’hui, le capital humain est décisif. L’autre clé, c’est la capacité de ces territoires à s’inscrire dans les bonnes tendances du moment. Le tourisme est de ce point de vue révélateur. Les «vacances chez soi» sont un concept en vogue que la prise de conscience de la pollution par les compagnies aériennes ne va faire qu’accentuer. Ce qui compte, dans ces communes, ce n’est pas tant la capacité des gens à se déplacer géographiquement qu’à passer d’une couche d’espace à l’autre. On l’oublie trop, mais la Suisse était un territoire déprimé, confronté à de graves difficultés économiques jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ce qui l’a sauvée, c’est l’intelligence prospective de sa population…
Vous êtes géographe, mais vous parlez beaucoup d’histoire. Le passé conditionne plus que le relief ou les dessertes ferroviaires et routières?
Il existe plusieurs manières de faire revivre un territoire, mais le moment du redécollage est souvent celui de la reconquête de son identité. Mettre son identité en mouvement grâce une meilleure mobilisation économique du patrimoine peut s’avérer décisif. Le patrimoine matériel et immatériel est un excellent carburant, pas seulement pour le tourisme! Je ne crois pas à la fatalité géographique, car cette question a largement été réglée dans les années 1970 lorsque les autoroutes ont désenclavé des régions entières comme le Massif central ou la Bretagne. Ce qu’il faut, c’est construire un projet qui fasse sens.
A condition que les ruraux l’acceptent. Les paysans de la «diagonale du vide», eux, ne voient pas toujours les choses ainsi.
L’agriculture doit être réinventée. Le modèle de l’agriculture industrielle, qui produit beaucoup mais en faisant beaucoup de dégâts, n’est plus tenable. L’avenir, c’est l’alliance entre les écologistes et le monde agricole. Cette réinvention ira bien au-delà de l’élimination du glyphosate. L’enjeu, c’est de sortir du néolithique, c’est-à-dire d’arrêter de détruire en même temps qu’on produit. Il faut aussi repenser le développement des espaces vides en ayant bien en tête que ceux-ci disposent d’un atout face aux métropoles: celui d’espaces vastes, disponibles, bien équipés et bon marché. Lorsque les petites villes cherchent à singer les grandes, au nom d’un modèle français construit sur le mythe de l’uniformité, confondue avec l’égalité, on aboutit en fait à une aggravation des inégalités.
Dernier livre paru: «Le Pays des Européens» (Odile Jacob).
Partout, le refrain revient. Sans voiture, pas de redémarrage économique possible dans ces «pays» où les maternités ferment, où les anciennes gares SNCF sont définitivement closes, et où les trois autoroutes A6 (Paris-Méditerranée), A 77 (Paris-Nevers) et A 20 (Vierzon-Montauban) narguent villes moyennes et communes rurales. Beaune est du bon côté de l’autoroute.
Nous y retrouvons, un samedi de marché bourguignon, l’écrivain Gérard Oberlé. Ce bibliophile passionné de vin vit près de Châtillon-en-Bazois, dans cette Nièvre morvandelle en coma économique. «Cette partie de la France périclite parce qu’elle s’acharne à croire qu’elle a sa place dans le modèle mondialisé qui valorise les seules métropoles, nous explique-t-il à la librairie Athenaeum de Beaune. Or son identité est celle du monde paysan, des forêts, de communautés capables de se suffire à elles-mêmes. Elle doit la retrouver.»
Changement de modèle? Jean-François Perret est d’accord: «Il faut se remettre à penser et à agir en termes de «bassins de vie». C’est la bonne échelle territoriale. Parfois, c’est la commune. Parfois, la communauté de communes. Plus rarement le département ou la région.» L’ancrage local, antidote à l’infernale dépendance vis-à-vis de Paris.
L’insolente Bourgogne viticole, dopée par la spéculation sur ses grands crus, toise les collines abandonnées du Morvan, à l’image des rues commerçantes sinistrées d’Autun, où nous faisons halte. Rien de nouveau depuis notre dernier passage, lorsque Emmanuel Macron y vint en février pour une étape du «grand débat national». Le spectacle presque étouffant des commerces «A vendre» ou «A louer» hante la ville fondée par l’empereur romain Auguste pour supplanter Bibracte la gauloise. Enrayer ces faillites? «On retombe sur le problème de la voiture, juge Emmanuel Le Roch, de la Fédération du commerce spécialisé, qui vient de publier une étude sur les centres-villes. Où sont les parkings longue durée? Où sont les navettes qui permettraient de gagner facilement le centre? Les consommateurs se sont détournés des centres-villes car l’offre ne leur correspond plus.»
Autre difficulté: les boutiques des vieilles rues centrales ne sont souvent pas aux normes. Des aides sont nécessaires pour rénover les façades, rendre les villages plus attractifs. Ce que l’actuel gouvernement a compris. Depuis novembre 2018, un texte législatif va au secours de cette France commerçante qui ne veut pas craquer. La loi Elan permet aux maires de geler les implantations autour de leurs communes pendant trois ou quatre ans. Problème: les décrets d’application tardent. «Les gens dans ces territoires subissent la voiture. Ils n’ont pas d’autre choix. Surtout les femmes qui conduisent les enfants à l’école, puis au sport, etc. Les «Gaulois» de Macron sont pris au piège de leurs bagnoles», tranche Anne Flouest, à Bibracte.
Descendons plus au sud. Trois heures de route, pour nous retrouver pile au centre de la «diagonale du vide». Le département de l’Allier n’en finit pas de régler ses misères avec l’histoire. Dans le célèbre Tour de la France par deux enfants publié en 1877, l’enseignante Augustine Fouillée (nom de plume: G. Bruno) loue «Vichy, le plus grand établissement d’eaux minérales du monde». On connaît la suite: la ville thermale, à l’apogée de sa réputation durant l’ère coloniale, est descendue aux enfers sous le régime du maréchal Pétain, dont elle fut la capitale entre 1940 et 1944.
Son ancien maire, le sénateur Claude Malhuret, ex-ténor de Médecins sans frontières, est aujourd’hui un virulent détracteur des «gilets jaunes». «Ils disent quoi ces «gilets»? Où sont leurs propositions?», commente-t-il au Sénat. «Ils sont le produit d’une nostalgie très française et très mortifère: celle du plein-emploi sans trop d’efforts ni créativité. Avec l’Etat au-dessus, en protecteur. Or notre Etat est devenu aveugle, empêtré dans ses contradictions, impuissant. Sans les élus locaux pour le guider, rien ne changera.» La «diagonale du vide» a ses «tontons flingueurs». L’oncle Malhuret en fait partie.
Nous faisons halte, quelques dizaines de kilomètres plus loin en direction de Montluçon, dans la localité d’Ygrande. Les Suisses connaissent bien la route qui nous amène ici, cette dangereuse RN 79 qui relie Mâcon à Montmarault. C’est à Ygrande que vécut, et mourut, celui dont les textes devraient être affichés dans les écoles de la «diagonale du vide». Emile Guillaumin était paysan. Il cultivait 3 hectares. Sa Vie d’un simple fut publiée en 1903 et une plaque le rappelle, sur la façade de sa demeure devenue musée. «Le vrai idéalisme agissant […] c’est de créer du mieux dans son humble sphère, en élargissant toujours plus le rayon d’action», croyait-il. Dans son Histoire de la France rurale, l’historien Georges Duby cite Guillaumin, qui rata le Prix Goncourt 1904: «Sans désirs coûteux. Sans envie. Vivre tout simplement sa vie. Mais la garder inasservie.» Sacré programme!
Ici, les «gilets jaunes» vivent dans des territoires vides et ils sont vides à l’intérieur. Il leur faut refaire le plein. Dans tous les sens du terme
Sauf que vivre ici exige, en 2019, d’être connecté. Côté routier et côté internet. Nous débarquons à Gouzon, à l’orée de la Creuse. Jérôme, Parisien établi depuis peu, campe devant son café-bar Le Sully et nous annonce fièrement que le wifi communal fonctionne. Bingo! Gouzon joue et gagne comme ville-étape. L’autoroute A20 y déverse les automobilistes lassés des sandwichs des stations d’essence. Car dans la «diagonale du vide», les autoroutes dictent l’inégalité. Elles désenclavent lorsqu’une bretelle, comme à Gouzon, permet d’accéder directement dans la bourgade. Elles pénalisent les communes éloignées.
Andrée est retraitée de la Poste. Elle sort de l’église, tance en souriant deux adolescents au scooter pétaradant. Andrée n’aime pas les péages «qui coûtent aussi cher qu’un billet de train» et regrette l’ancien train de nuit Limoges-Paris. Andrée touche «pile poil» le revenu moyen des retraités français: 1400 euros mensuels. Sur le tableau de bord de sa Citroën, garée devant le Crédit Agricole? Un gilet jaune. «Cri d’alarme», dit-elle, en nous parlant de l’unique rond-point du lieu, bloqué quelques samedis. Andrée moque Malhuret, le sénateur-flingueur: «Je suis allée à la manif de Bourges le 12 janvier. Ce qui m’a frappée, c’est que beaucoup d’entre eux sont attachés à leurs terroirs. Un peu comme nous. Sauf que nous, on pouvait s’échapper. Quand j’avais 30 ans, ça embauchait partout. Eux, ils vivent dans des territoires vides et ils sont vides à l’intérieur. Il leur faut refaire le plein. Dans tous les sens du terme.»
Trouver des visages à cette «France qui ne veut pas craquer» impose de regarder ailleurs: de faire le pas de côté. Exemple à Vieure, entre Allier et Creuse. Le marché du samedi matin compte une dizaine de commerçants à peine. Libraire à Bourbon-l’Archambault, David Blouet, 41 ans, a garé sa «libricyclette» entre le monument aux morts et le café, repris par un jeune couple féru de concerts et de festivités. Sa solution? La vente ambulante de livres et de CD… mais surtout le recours à une monnaie locale: le Soudicy (entendez: «sou d’ici»).
Il nous en montre les billets, lancés la veille. Le Léman, la monnaie locale du bassin de vie lémanique, a montré le chemin. David regarde d’ailleurs du côté de la Suisse, car une «libricyclette» opère près de Lucerne. «On confond accès et opportunités, nous explique-t-il. On vit dans un décor nostalgique. Chaque commune, comme ici à Vieure, avait jadis sa mairie, souvent son école et sa poste. Le costume territorial français n’est pas adapté aux initiatives privées, écologiques ou solidaires. La République a dessiné ce paysage pour elle, pour sanctifier l’Etat unificateur.» David, lui, veut tout «court-circuiter» grâce au circuit court. Du producteur local au consommateur local.
Les territoires de la «diagonale du vide» n’ont pas de destin commun. Les statistiques ont beau les rapprocher, leurs cas diffèrent, voire s’opposent. Paysages, type d’agriculture, traditions, accents… Sauf que cette ruralité extrême n’est pas partout en crise. Passé Limoges («li-moche», risque un méchant touriste néerlandais, en sortant du Musée de la Résistance où l’on apprend qu’un consul suisse, Jean d’Albis, négocia la libération de la ville en août 1944), nous voici sur les routes de la France qui fait la couverture des magazines. Arrêt à Eymet, au cœur de la Dordogne remplie de résidents anglais allergiques au Brexit. Voici, passé Agen, le Gers, où fut filmé Le bonheur est dans le pré. Au pays du foie gras et de l’armagnac, les damiers colorés des champs narguent les urbains. Le barde Francis Cabrel vit à côté, à Astaffort. Jean Coustols est un ex-cadre commercial, passionné de réhabilitation architecturale. Il gère ici avec son frère un superbe castel médiéval reconstruit et fermé au public, réservé à des séminaires privés ou des mariages huppés: le Castelnau des Fieumarcon.
«Les paysans vivent beaucoup mieux qu’avant, mais ils sont bien plus dépendants du matériel et des circuits agro-industriels.» Et après? «L’expression «désert médical» est une réalité. L’unique dentiste est parti. Ici, on n’échappe pas à Toulouse.» Avec un avantage administratif: contrairement à Bourgogne-Franche-Comté et Auvergne-Rhône-Alpes, deux régions frontalières de la Suisse à la cohésion très relative, l’Occitanie vante sa cohérence malgré les rivalités entre Toulouse et Montpellier, chacune gardant des services régionaux. Ce qui augmente les coûts au lieu de les réduire. «L’Occitanie, au moins, recoupe une réalité culturelle», lâche notre interlocuteur.
L’un de ceux qui, en France, racontent bien le dilemme de ces terres «périphériques» est l’ancien ministre gaulliste Jacques Godfrain, ex-député-maire de Millau, la préfecture de l’Aveyron, ce «Midi moins le quart», comme le surnomment ses habitants, car le département ouvre la porte du grand Sud. Nous voulions terminer notre voyage ici, en souvenir de l’ancien eurodéputé vert José Bové qui, en 1999, démonta le McDonald’s local pour protester contre la malbouffe et l’agro-industrie. Bové, qui ne s’est pas représenté au Parlement européen, élève des chèvres à Montredon, sur le plateau bien connu du Larzac. Jadis, Millau était synonyme de bouchons estivaux sur la route de l’Espagne. Depuis décembre 2004, son viaduc le contourne et lui sert de vitrine. Millau, capitale du pays du roquefort et de l’industrie gantière éteinte (le dernier atelier, celui de Chanel, compte 300 employés contre près de 10 000 dans les années 50) mais où la population réaugmente.
Tous demandent des services de proximité mais préfèrent se rendre dans la grande ville voisine
«La «diagonale du vide» est celle des contradictions françaises, admet Jacques Godfrain. Tous demandent des services de proximité mais préfèrent se rendre dans la grande ville voisine. Le tournant a été raté dans les années 50, lorsque la création de super-départements a été avancée. Il faut à la fois des communautés de communes et des microrégions. On a beaucoup parlé, en France, d’aménagement du territoire, mais on a raté les réformes après-guerre, lorsque tout pouvait être remis en cause. La bonne dimension, c’est le centre de décision à moins de 45 minutes du domicile. Le millefeuille administratif français décourage. Il éloigne et épuise.»
La rive du Tarn, à Millau, est en pleine réhabilitation. Au fond, la silhouette du viaduc barre l’horizon. Au-dessus, le causse du Larzac et ses anciennes commanderies de Templiers veillent en sentinelles austères. Christel Caruso Gaillard nous accueille aux côtés d’un confrère de l’hebdomadaire Le Journal de Millau et d’Elodie Platet, une élue municipale. «Il faut une prise de conscience collective et davantage de partenariats public-privé. Il faut surtout une vision. La «diagonale du vide», c’est peut-être une réalité. Mais où est la vision?» L’Aveyron, par exemple, «drague» ouvertement les internes de la Faculté de médecine de Toulouse. Le cadre de vie est vanté. L’accessibilité du logement. Et la proximité autoroutière, remède à l’isolement.
Résultat: ce département rural est l’un des rares où le nombre de médecins qui s’installent dépasse le nombre des départs. «La mobilité est la réponse. La connectivité aussi, avec l’arrivée d’internet dans les fameuses zones blanches. Car qui dit internet dit accès numérique aux services publics, même si beaucoup doivent être aidés côté ordinateur», confirme l’ex-ministre Jacques Godfrain. Jean Vilain, ancien chargé local de la Culture, complète: «Millau, c’est une île terrestre. Quand l’industrie des tanneries et la production de gants ont dégringolé, le territoire s’est replié sur lui-même et a trouvé en lui la force de résister. Ces territoires ne bougent pas contre Paris et les métropoles. Mais avec. En complémentarité. A côté.» Emmanuel Macron n’a donc peut-être pas tout à fait tort lorsqu’il ambitionne de «responsabiliser les Français».
A l’issue de notre long périple, la «diagonale du vide» ressemble au miroir d’une France assommée qui se relève lorsqu’elle se réinvente en épousant un nouveau modèle. Comme les Gaulois le firent en suivant le modèle de Rome. Après Alésia…
A lire aussi: Sur la route «Macron», une France accidentée. Nous sommes allés voir ce qu’il en est dans une autre partie du pays, dans cette Picardie où grandit le président français, entre Amiens et Le Touquet. La Picardie des grandes exploitations agricoles, des industries en difficulté et du tourisme réinventé en baie de Somme, à 300 kilomètres de Paris.
Raconter la France en traversant ses départements les moins peuplés, où les problèmes d’accès aux services publics et aux bassins d’emploi sont les plus criants, nous a semblé une bonne façon de revenir sur les causes – et les conséquences – de la crise des «gilets jaunes».
La «diagonale du vide» avait en outre deux avantages journalistiques pour un quotidien étranger. Le premier est qu’elle permet de raconter la vie quotidienne de territoires situés en dehors des sentiers battus et des grands axes de communication. Le second est qu’elle pose crûment la question de l’avenir. Pour survivre et attirer de nouveau des habitants, ces territoires ruraux doivent se réinventer. A travers eux, c’est une certaine réinvention de la France dont Le Temps voulait témoigner.
L’idée était de mêler les symboles aux réalités économiques et sociales, retrouver aussi le fil de l’histoire. Cette «diagonale du vide» est au cœur de «l’identité de la France», pour reprendre le titre du livre de l’historien Fernand Braudel. D’où notre choix, comme point de départ, du site gaulois d’Alésia où Vercingétorix perdit contre Jules César.
Un reportage n’est jamais une science exacte. Nous voulions aussi nous rendre à Millau, où l’ancien ministre gaulliste Jacques Godfrain nous avait promis de nous accueillir. L’Aveyron, son département, est pourtant plus en forme que la moyenne des territoires de la «diagonale du vide». Et finalement, il n’a pas pu venir, mais nous a mis en contact avec des responsables locaux dynamiques et résolus à nous montrer le meilleur de leur «pays». Un reportage se «tricote». Au volant de notre Citroën C3 de location, récupérée à Moulins (Allier), au cœur de la «diagonale du vide», nous avons «tricoté» en route…
On oublie souvent, à Paris, l’extraordinaire vitalité et inventivité de la province française. Paris est souvent le verrou de la France plus que son moteur. Si davantage de moyens financiers étaient accordés au niveau des communes, si les décisions étaient prises au plus proche des réalités – comme le promet désormais Emmanuel Macron – la France pourrait se réinventer.
Rappelons une banalité que tous les Suisses familiers de la France ont en tête: ces territoires sont vides. L’on peut y faire des kilomètres sans rencontrer une voiture. Ce n’est pas le Far West américain, mais la ruralité française est synonyme d’espace, donc de difficulté d’accès et de communication. Rien de neuf dans tout cela. Mais il faut en avoir conscience.
Autre conclusion: ces Français se battent. L’image d’agressivité des «gilets jaunes», entretenue par les reportages dans certains médias, ne correspond pas à la réalité que nous avons rencontrée. Sur le terrain, la volonté de s’en sortir, de réinventer un autre modèle économique pour moins dépendre de Paris et des grandes villes est réelle. L’obstacle majeur est celui des infrastructures, et de l’exode de la jeunesse. Tout l’enjeu de ces territoires est de réinventer proximité et mobilité.
Le sous-titre du trimestriel Zadig, lancé au début 2019 – «Toutes les France qui racontent la France» – dit l’ambition du projet d’Eric Fottorino, ancien directeur du Monde et éditeur de l’hebdomadaire Le 1. Difficile donc d’échapper à sa lecture pour qui veut avoir une juste conscience de ce que l’Hexagone et les territoires d’outre-mer produisent comme idées, projets et ambitions hors de ce verrou qu’est devenu Paris. Une volonté éditoriale résumée par le défunt philosophe Michel Serres dans son ultime entretien, accordé à la revue avant son décès le 1er juin: «J’ai souvent considéré l’histoire comme une lutte permanente entre la ville et la campagne», expliquait-il.
Le pari de Zadig, dans son premier numéro, était de «Réparer la France». Bien vu. Car au-delà des chiffres problématiques, des convulsions sociales si françaises et des problèmes réels d’accès aux bassins d’emploi et aux services publics dans une grande partie du pays, la France bouge. Le numéro 2 du trimestriel raconte ainsi, dans l’Oise, le quotidien de David et de Patrizia, un couple de pizzaïolos qui sillonnent les routes à bord de leur camion. L’historien Jean-Pierre Rioux aborde, lui, le sujet des villages. Et pas seulement dans la «diagonale du vide»: «Huit millions de français se disent aujourd’hui désireux de quitter la ville pour «se mettre au vert», écrit-il. «Ces rurbains, certes minoritaires, n’en sont pas moins animés d’une volonté réelle de revitaliser les bourgs, de pratiquer les circuits courts et parfois même de mettre en place la démocratie participative.»
«L’Archipel français» de Jérôme Fourquet (Seuil)
«Malaise dans l’identité» de Hervé Le Bras (Actes Sud)
«Le Jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes» de Franck Gintrand (Thierry Souccar)
«A la recherche d’Alésia» de Jean-Louis Brunaux (Armand Colin)
«La Cuisine gauloise continue» d’Anne Flouest (Bleu Autour)
«Jojo, le gilet jaune» de Danièle Sallenave (Gallimard)
«La France» d’Aurélien Bellanger (Gallimard)
«Le Tour de la France par deux enfants» de G. Bruno (Belin)
«Damnés Français!» de Mark Twain (Editions de Paris)
«Le Dernier Espoir de Vercingétorix» de Jean-François Perret (De Borée)
«Sur les chemins noirs» de Sylvain Tesson (Gallimard)
«Heptaméron avec chardonnay» de Gérard Oberlé (Grasset)