Hongkong en rêve depuis longtemps, mais c’est Shenzhen qui l’a réalisée. Shenzhen l’industrieuse, pour ne pas dire Shenzhen la sale, Shenzhen la ville champignon, moteur de l’envolée économique de la Chine. Cette Shenzhen-là dispose aujourd’hui de ce que l’ancienne colonie britannique paraît incapable d’offrir: 15 kilomètres de bord de mer réservés aux piétons et aux cyclistes.
L'élégante promenade commence à l'ouest du quartier des affaires de Futian et court le long de la baie, passant devant le nouveau stade, en forme de requin baleine, avant de rejoindre Shekou, la pointe qui s’avance dans le delta de la Rivière des perles. Devenue zone économique spéciale en 1979, Shenzhen a incarné trois décennies durant le miracle économique chinois. Aujourd'hui, alors que les usines déménagent toujours plus loin en raison de l'envolée des coûts de production, la ville change de visage et ambitionne de devenir un lieu agréable à vivre pour ses habitants. Leur moyenne d'âge n'est que de 27 ans et ils sont plus de 15 millions, cinquante fois plus qu'il y a trente ans. Des architectes suisses viennent même d'apporter leur contribution à cette transformation en co-organisant une Biennale qui s'y tient jusque fin février. Mais n'anticipons pas.
Regardez la vue et la tranquillité que l'on a ici. A Hongkong, je suffoque, ici, je respire! C'est idéal pour les familles
«Regardez la vue et la tranquillité que l'on a ici», s'enthousiasme Samantha en montrant au loin l'élégant pont qui relie la ville à l'ancienne colonie britannique. «A Hongkong, je suffoque, ici, je respire!», s’exclame la Française qui habite Shenzhen depuis trois ans avec son mari et leur petite fille. Grands parcs, concours de cerf-volant, pique-nique du dimanche, «c'est idéal pour les familles», poursuit-elle, relevant que «culturellement, cela bouge beaucoup plus qu'à notre arrivée. Il y a des grandes expositions, comme celle consacrée en ce moment à Andy Warhol, mais aussi des concerts. Bref, les occasions de sortir ne manquent plus.»
La promenade passe d'ailleurs près d'un nouveau parc agrémenté de restaurants et de cafés. Samantha y recommande le CYW, un bar à vins et cigares, réputé pour ses concerts de jazz.
Ce parc appartient à OCT (Overseas China Town), un vaste quartier de Shenzhen qui symbolise la transformation de la ville. A l'exemple de OCT Loft, un peu plus au nord. Cet ancien site industriel a été reconverti en bureaux pour designers, restaurants et bars branchés ou galeries d'art. Une pâtisserie française s'y est installée. Des pistes cyclables quadrillent ce quartier aux nombreuses rues piétonnes. On se croirait davantage à Berlin ou à New York qu'en Chine continentale.
Shenzhen, c'est «Futureland, la ville de demain, avec une touche chinoise», écrivent Ted et Karen dans l'un des rares guides consacrés à la ville. Cette définition convient bien à Li, une étudiante de 18 ans rencontrée un midi à OCT Loft. «Cela bouge à Shenzhen. Il y a toujours plus à faire et la qualité de vie est bien meilleure qu'à Pékin ou Shanghai, trop polluées et loin de la nature. Je n'ai pas du tout envie d'aller ailleurs», raconte-t-elle. Comme beaucoup, elle est arrivée ici encore jeune enfant, emmenée par ses parents venus chercher du travail. «Nous sommes originaires du Guangxi, une province située à l'ouest, mais je me sens ici chez moi», sourit-elle.
Ils sont des millions comme Li à se considérer désormais d'ici et non plus d'une autre région de Chine. «C'est pour eux que la ville doit se transformer, explique Tat Lam, une urbaniste qui partage son temps entre Hongkong et Shenzhen. Pendant longtemps, les travailleurs migrants arrivaient pour travailler dur, gagner de l'argent puis rentrer chez eux. Ce n'est plus le cas. Ils restent. Or l'argent n'est plus leur seule quête.»
A Shenzhen, le statut de zone économique spéciale ainsi que certains pouvoirs cédés par le gouvernement central ont donné à la population «une forme de liberté pour aménager la ville», selon Tat Lam. Concrètement? Avec Shanzhai City, la société qu'il a créée et qu'il définit comme un incubateur social, il va à la rencontre de la population, recense ses besoins pratiques et quotidiens puis propose avec elle des solutions. «Ici un passage pour piéton pour enjamber une grande artère, là un toit pour protéger de la pluie un chemin qui mène au métro», énumère-t-il. Cela n'a l'air de rien mais ce «design urbain», comme il l'appelle, «permet à la fois d'améliorer la qualité de vie et d'offrir aux habitants la possibilité de s'approprier leur espace».
Autre exemple, les vélos, que l'on peut facilement louer. «Ils adoucissent la vie quotidienne, pointe Tat Lam. Dans une ville, leur présence traduit d'ailleurs un sentiment de confiance au sein de la population. Voir leur nombre grandir à Shenzhen signale bien que la ville se civilise.»
Alors, civilisée, Shenzhen? Pour le visiteur qui arriverait de Hongkong et passerait le poste frontière de Lo Wu, par tout-à-fait. Le vieux centre commercial collé à la douane grouille de touristes pressés. Temple de la copie bon marché, montres suisses en tête, il ne laisse guère penser que la ville a changé depuis dix ans. L'impression sera tout autre en atterrissant à l'aéroport, dont le terminal 3, achevé en 2013, a été dessiné par les Italiens Studio Fuksas. D'autres bâtiments façonnent la modernité de Shenzhen, comme le Civic Center et son toit en forme d'aile. Le centre vaut d'autant plus le détour qu'il abrite le nouveau musée de Shenzhen. Riche en informations sur la mutation spectaculaire des villages de pêcheurs en mégalopole, la visite, gratuite, vire hélas sur la fin en propagande communiste...
A quelques pas du musée, la vaste avenue Shennan, sur laquelle s’alignent les tours de verre à l'américaine, symbolise aussi la ville du «futur», comme Hongkong l'était sans doute, il y a vingt ans. Non loin de là se dresse la tour de l’assureur Ping An, près de 600 mètres de haut, dont l’achèvement est prévu cette année.
Heureusement, il est toujours possible de fuir ces espaces qui écrasent l'homme. Et d'aller en un court trajet de métro au Coco Park, par exemple, un autre lieu de rencontre branché. «C'est par ici que les jeunes occidentaux viennent s'installer, témoigne Matthieu, un jeune Français qui vit à Shenzhen avec son épouse, une Chinoise. C'est moins cher que le quartier historique des expat', Shekou, et bien plus vivant.»
Matthieu confirme la transformation en cours: «Il y a trois ans, les restaurants ne proposaient que de la nourriture chinoise. Aujourd'hui, vous avez accès à d'autres cuisines, occidentale, mexicaine. Des cinémas ouvrent. On vit mieux.»
Si la ville se réinvente, elle le doit beaucoup à Weiwen Huang. Depuis plus de quinze ans, il participe au façonnage de son urbanisme, au bureau du plan d'abord, et aujourd'hui à la direction du design urbain de la municipalité de Shenzhen. C'est lui qui dirige la Biennale consacrée à l'urbanisme et l'architecture.
Avec cette biennale, «nous ouvrons une fenêtre sur le reste du monde, explique Weiwen Huang. Nous voulons apporter des solutions pour améliorer la vie, non seulement à Shenzhen mais aussi dans le reste du pays. Et pour cela, nous avons besoin que la population vienne réfléchir avec nous.»
Cette Biennale est aussi suisse. Son lauréat est un Bâlois, Manuel Herz, et deux des curateurs, Hubert Klumpner et Alfredo Brillembourg, tiennent la chaire d'architecture et de design urbain de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETH). Ils ont choisi le lieu de la Biennale, un site à l'abandon il y a encore une année. En quelques mois, la minoterie de Dacheng, à Shekou, a été métamorphosée pour accueillir l'exposition. Un exemple parfait, selon Hubert Klumpner, de ce qu'il faut faire: «reprogrammer les bâtiments, se les réapproprier, plutôt que d'en construire davantage.»
Shenzhen change, s'améliore, mais tout ne va pas sans problème. La région connaît aussi son lot de corruption, comme en atteste le glissement de terrain qui, mi-décembre, a emporté la vie de plus de 60 personnes.
Autre défi, «la gentrification de la ville. Il faut veiller à ce qu'elle reste accessible à tous», s'inquiète Weiwen Huang. Hubert Klumpner est plus direct: «Shenzhen se fragmente, elle pousse les travailleurs migrants plus loin.» Pour lui, «il faut tourner la page des villes à l'américaine, ce modèle post-Seconde guerre mondiale» dont s'inspire la Chine. Aujourd'hui, dans le monde, les villes offrent moins de sécurité et un air plus pollué qu'à la campagne alors que «par le passé, les villes libéraient l'homme». Et le professeur d'asséner: «Cela doit changer. Et cela pourrait changer à Shenzhen, parce que cette ville reste un laboratoire.»
Musique: Podington Bear
Réalisation web: César Greppin