L’étonnante biodiversité des tiroirs des musées

Elles sont là, au fond de tiroirs, dans des bocaux, ou encore glissées entre deux feuilles de journaux. Les collections des musées d’histoire naturelle recèlent des millions d’espèces animales et végétales inconnues de la science, qui attendent d’être identifiées et classées. Toutes patientent dans des compactus, ces gros rayonnages qui coulissent lorsqu’on tourne leur manivelle. Quelles sont ces espèces? Comment les biologistes les étudient-ils? Pourquoi attendent-elles parfois si longtemps avant de faire leur entrée officielle dans la littérature scientifique? Pour répondre à ces questions, Le Temps s’est rendu à Paris et à Genève, dans les coulisses de ces trésors scientifiques légataires de la biodiversité de notre planète.

Des cavernes d'Ali Baba

L’imagerie d’Epinal des collections renvoie à des endroits un peu magiques d’où émane une poésie mystérieuse, gentiment désuète. Pour une fois, la réalité est conforme au cliché. A moins que ce ne soit l’inverse? Toujours est-il qu’il se dégage un charme étrangement fantastique de ces pièces fleurant la naphtaline. Chaque tiroir invite au voyage et à la rêverie: des scarabées gros comme le poing, des quétzals, oiseaux vénérés par les Aztèques, des plantes récoltées il y a 200 ans à l’autre bout du monde... Certains spécimens sont uniques, tel ce squelette d’oiseau-éléphant de Madagascar aperçu au Museum de Genève. Il s’agit d’une espèce disparue depuis le XVIe siècle et dont les oeufs - 9 litres - sont les plus gros du monde.

Dans ces collections, n’a de valeur que ce qui possède une étiquette, sorte de carte d’identité où figurent le nom du collecteur, la date, le lieu, etc. Certaines d’entre elles ont un liseré rouge, une norme internationale qui signale les spécimens dits «types». Ceux-là sont encore plus importants que les autres: ce sont ceux sur lesquels les scientifiques se sont appuyés pour décrire de nouvelles espèces.

Avec leurs millions de pièces, les arrière-boutiques des musées relèvent un peu de la caverne d’Ali Baba. Alors en tenir une comptabilité précise… «Combien de spécimens sont stockés ici? On dit souvent 15 millions…mais personne ne connaît le nombre exact», avoue après quelques instants de réflexion Laurent Vallotton, conservateur au Museum de Genève. «Nous avons environ six millions de spécimens…enfin à 500 000 près», sourit avec malice le conservateur responsable des Conservatoire et jardin botanique de Genève, Philippe Clerc. «On estime avoir 8 millions de plantes, mais impossible de savoir précisément combien», confirme de son côté le responsable de l’Herbier national de Paris, Marc Jeanson.

Un étage pour les oiseaux, un bâtiment pour les insectes, un herbier réservé aux plantes à graines... Pour le profane, tout le vivant semble impeccablement rangé. Mais pour le spécialiste, c’est loin d’être le cas. «Les gens pensent qu’on stocke ce qui est parfaitement connu et identifié. En fait, les spécimens arrivent ici bien avant d’être étudiés», tempère Philippe Bouchet, malacologue - tel est le nom des spécialistes des mollusques - au Museum national d’histoire naturelle de Paris.

Collecter plantes et petites bêtes va beaucoup plus vite que les étudier. Depuis le XVIIe siècle et les grandes expéditions naturalistes, les tiroirs des musées se sont remplis d’échantillons qui ont été classés après un ou deux tris préliminaires, en attendant qu’un scientifique spécialiste se penche dessus et les rattache à une espèce existante ou leur attribue un nouveau nom.

Répartition des espèces actuellement décrites

  Invertébrés insectes

  Invertébrés autres

  Plantes

  Champignons

  Autres

  Vertébrés

Les espèces nouvelles proviennent donc, la plupart du temps, des musées et non directement de la forêt ou de la mer où elles ont été collectées. Et c’est aussi ce qui explique l’impossible inventaire des musées, faute de savoir précisément qui est qui. Une difficulté qui rappelle à quel point notre connaissance de la nature demeure modeste: quelque 1,8 million d’espèces ont été jusqu’ici répertoriées par la communauté scientifique alors qu’il en existerait quatre fois, dix fois plus? Nul ne le sait.

Dans la carapace d'un coléoptère

Pour comprendre comment se dévoilent les espèces nouvelles, c’est à l’étage des arthropodes du Museum de Genève qu’il convient de se rendre. L’établissement en possède une collection de renommée mondiale. Cet embranchement englobe les araignées, les crustacés et surtout les insectes, soit l’immense majorité de la diversité du vivant. C’est de fait l’endroit idéal pour découvrir de nouvelles espèces, notamment parmi les coléoptères. «Si Dieu existe, il a une passion pour les coléoptères», plaisante Laurent Vallotton. Et pour cause. Cet ordre d’insectes auquel appartiennent coccinelles, scarabées et autres hannetons représente à lui seul plus du quart de la biodiversité de la planète. De 350 000 à 400 000 espèces sont connues à ce jour, sur un total qui pourrait dépasser plusieurs millions.

De quoi donner du pain sur la planche à des générations d’entomologistes, dont Giulio Cuccodoro. Il travaille dans un petit labo dont les murs affichent une myriade de photos de petites bêtes, notamment les «Megarthrus», sympathique genre de coléoptères à l’allure trapue qu’il affectionne particulièrement. Pas plus gros qu’un grain de semoule, les spécimens sont empalés et étiquetés sur des têtes d’épingle. «153 espèces ont été décrites jusqu’ici, mais rien que dans ce bureau, il y en a environ 300», estime l’entomologiste. Les tiroirs de Giulio Cuccodoro se remplissent infiniment plus vite qu’il peut les mettre en ordre.

Mais il avance tout de même et observe, compare et classe, coléoptère après coléoptère. Giulio Cuccodoro et ses collègues en ont récemment décrit deux qui n’avaient jamais été observés jusque-là. «Des confrères avaient collecté des coléoptères en Ethiopie et en Ouganda. Nous les avions d’abord identifiés en tant que Deleaster pectinatus, mais un examen approfondi a révélé qu’ils n’étaient pas tout à fait semblables au spécimen-type, décrit en 1882. Nous avions donc devant nous et pour la première fois depuis plus d’un siècle deux nouvelles espèces du genre Deleaster que nous avons baptisées Deleaster negus et Deleaster gibbosus», raconte le spécialiste dont les descriptions s’appuient désormais sur des outils modernes.

Les microscopes permettent de voir des choses jusqu’ici invisibles, le génie biologique autorise des distinctions sur le plan génétique ou métabolique, sans se baser sur les ressemblances morphologiques. Bref, plus grand chose à voir avec les descriptions du XIXe siècle. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient bonnes à jeter: «Les descriptions de nos prédécesseurs restent d’une précision surprenante», assure Giulio Cuccodoro, qui n’en oublie pas pour autant les bonnes vieilles méthodes. Voulant vérifier la date à laquelle le spécimen-type de Deleaster pectinatus avait été collecté, il s’est plongé dans les carnets de voyage d’Achille Raffray, l’explorateur qui avait ramené le coléoptère d’un périple en Abyssinie. Ce n’est qu’après un examen minutieux de son ouvrage qu’il a découvert l’année en question, 1881, écrite sur une carte. Une donnée qui ne change pas grand-chose au fond, mais qui montre la flamme qui anime ces passionnés.

Grâce à toutes ces informations qu’ils collectent, les scientifiques complètent, affinent et multiplient les critères d’appartenance à une espèce donnée. Certaines sont alors créées, d’autres supprimées. Ces dernières années, la génétique a rebattu les cartes. «L’espèce est un concept mouvant, il faut la voir comme une hypothèse qui répond au besoin humain de tout catégoriser, de tout nommer», conclut le chercheur.

Les fruits de Bemangidia

Aux Conservatoire et jardin botanique de Genève, les botanistes sont eux aussi occupés à découvrir de nouvelles espèces de plantes, de lichens ou de champignons, installés dans l’un des deux herbiers (un pour les cryptogames, plantes dépourvues de graines, et un pour les phanérogames qui en ont). Tout se passe à quelques mètres en dessous des pelouses du Jardin botanique, dans des pièces aux épais murs de béton qui garantissent un peu de fraîcheur malgré la chaleur estivale. Ici l’odeur de naphtaline fait place à celle du vieux papier, tous les spécimens étant conservés entre des feuilles de journaux. Le journaliste ne peut s’empêcher de remarquer qu’en plus d’une incroyable bibliothèque de végétaux, les herbiers constituent sans doute une collection unique de journaux du monde entier.

Ici aussi des milliers de plantes séchées sont assoupies en attendant qu’un botaniste les examine. Le travail est plus avancé que chez les animaux. «Environ 90% des 400 000 espèces de plantes estimées ont été décrites, estime Laurent Gautier, le responsable des phanérogames. Ce qui laisse encore pas mal de travail en perspective!» Spécialiste de la flore de Madagascar, il a mis le doigt sur un nouveau genre d’arbres (une famille d’espèces partageant plusieurs caractéristiques) jusqu’ici inconnus, au terme d’une longue enquête.

Tout commence à l’Herbier national de Paris en 1999. Laurent Gautier y repère une plante non identifiée cueillie à Madagascar en 1962. Il manque les fleurs et les fruits, indispensables pour la classification. La plante retourne donc dans sa chemise cartonnée. Sept ans plus tard, Pete Lowry, un collègue américain lui fait parvenir un spécimen inconnu qui ressemble étrangement à la plante parisienne, quoique bien mieux conservé. Laurent Gautier et son équipe comparent alors l’ADN des deux spécimens : il correspond!

Une minutieuse analyse morphologique fait dire aux botanistes qu’il s’agit peut-être du genre Tsebona, des arbres malgaches dont on connaît une seule espèce. Les comparaisons génétiques avec l’ADN de Tsebona, d’un hybride, ou bien carrément d’une nouvelle espèce? Pour le savoir, il ne lui reste qu’une seule option, retrouver un spécimen de cet arbre dans la forêt afin de comparer ses fruits avec ceux de Tsebona. Un pari risqué, compte tenu de la déforestation qui ronge Madagascar. Mais que Laurent Gautier remporte en 2011, après plusieurs jours de recherche au bout desquels il trouve enfin cet arbre mystérieux. La sentence tombe rapidement: ses fruits n’ont rien à voir avec ceux de Tsebona. En d’autres termes, il s’agit d’un genre nouveau, que Laurent Gautier nomme Bemangidia, en référence à la forêt malgache de Bemangidy, l’espèce étant quant à elle baptisée Bemangidia lowryi en hommage à Pete Lowry.

Il aura fallu douze ans et un travail immense pour résoudre cette énigme et identifier ce spécimen. Une durée dérisoire comparée à la rapidité à laquelle sont détruits les habitats naturels. «D’un côté, les botanistes décrivent en moyenne trois à quatre espèces par jour au niveau mondial. Mais de l’autre, on estime que 70 à 80 espèces disparaissent dans le même temps», annonce Philippe Clerc. Tel est le triste sorte que l’homme réserve à la biodiversité: il détruit des milliers d’espèces animales et végétales avant même que le moindre scientifique ne se soit penché dessus.

Un «Jurassic Park» des plantes disparues

Peut-on ressusciter une espèce éteinte? Tout comme les généticiens de Jurassic Park essayent de recréer des dinosaures, des botanistes de l’Herbier national de Paris se sont fixé pour objectif de faire revenir à la vie une espèce originaire de Polynésie, probablement disparue aujourd’hui.

Dans l’une des salles de ce bâtiment art-déco fraîchement rénové, où les scanners dernier cri côtoient d’antiques traités de botanique, George Staples examine, loupe à la main, une plante séchée de couleur brunâtre. Elle n’a pas vraiment bonne mine. Il faut dire qu’elle date de 1855. Les herbiers regorgent de collections historiques, telles que la collection de la famille Jussieu, conservée à Paris.

George Staples hésite. Outre la date, peu d’informations sont à sa disposition. Tout juste sait-il qu’elle vient de Polynésie. De quelle plante s’agit-il? Probablement d’une convolvulacée, une famille dont font partie les liserons. Mais les scientifiques sont incapables de préciser davantage la classification. «Aucun des experts à qui nous l’avons montré n’avait jamais vu de tel spécimen», raconte le botaniste américain. Il y a donc de bonnes chances pour qu’il s’agisse d’une nouvelle espèce. Le problème, explique-t-il, c’est qu’il ne reste que des reliquats de fruits ainsi que quelques graines. Insuffisant pour décrire complètement la plante.

«Nous allons essayer de faire germer quelques-unes de ces graines en collaboration avec le Conservatoire des collections végétales spécialisées», explique le responsable de l’herbier, Marc Jeanson. La tâche s’annonce difficile, tant l’état de conservation des graines pose question. Au XIXe siècle, on plongeait les plantes dans des bains de produits toxiques à base de mercure, un bouillon de culture fatal à l’ADN. Mais George Staples se veut optimiste. A l’aide de sa minuscule loupe, il montre que «[si] la plupart des graines semblent desséchées, il en reste encore qui semblent bien charnues, signe qu’il y aurait encore des tissus à l’intérieur, et donc de l’ADN.»

Si cette mystérieuse convolvulacée revient à la vie, alors George Staples et ses collègues pourront l’observer sous toutes les coutures et déterminer avec certitude s’il s’agit d’une espèce existante, ou bien d’une qui n’avait jamais été décrite jusqu’ici. «Faire pousser une plante qui a sans doute disparu depuis longtemps serait exceptionnel, se réjouit Marc Jeanson. Cela rappellerait que la collecte botanique a vraiment une utilité.» Et le spécialiste de rappeler que la botanique a connu des heures sombres: «Dans les années 1990, les gens se demandaient s’il ne fallait pas simplement tout jeter. Heureusement, les choses vont un peu mieux aujourd’hui, notamment depuis la mise sur pied des collections d’ADN végétal. Il faut garder en tête que les collections ont un rôle capital: ce sont de véritables archives de la planète qui permettent de documenter les évolutions des espèces au fil du temps. Sans oublier qu’elles ont encore tout un tas de fonctions que nous n’avons pas encore imaginées!»

«21 ans sur l'étagère»

Pourquoi les espèces ramenées dans les musées prennent-elles la poussière si longtemps avant de passer sous la loupe des scientifiques ? La question intéresse Philippe Bouchet, malacologue au Museum national d’histoire naturelle de Paris. Ce spécialiste des mollusques a étudié ce qu’il qualifie de «vie d’étagère», c'est à dire la durée qui s'écoule de la découverte d'une espèce à sa description.

Le Temps: Combien de temps patiente un spécimen dans un musée avant d’être décrit?

Philippe Bouchet: Tous domaines confondus, la durée moyenne de «vie d’étagère» est de… vingt et un ans! Autrement dit, entre le moment où l’on récolte le spécimen et sa description formelle dans la littérature scientifique, il s’écoule plus de deux décennies.

– Ce résultat est-il surprenant?

– Bien sûr. Quand je demande à d’éminents spécialistes quelle est cette durée selon eux, ils me répondent: «Huit ans? Dix ans? Douze?» Le résultat les surprend systématiquement. Une des conséquences principales, c’est que les naturalistes décrivent des espèces souvent déjà éteintes, tout comme les astronomes décrivent des étoiles qui ont sans doute disparu depuis longtemps.

– Comment expliquer une telle durée?

– Il y a deux raisons principales selon moi. La première est d’ordre biologique. Lors de la collecte, on découvre un spécimen rare. Manque de chance, il s’agit d’un individu juvénile, ou pas identifiable, en tout cas insuffisant pour décrire convenablement l’espèce. Résultat, on le remet sur l’étagère en se disant qu’on y reviendra plus tard. L’autre raison est plus pragmatique et se résume ainsi: l’immense majorité de la biodiversité (les insectes, les mollusques, etc.) n’a pas de spécialistes à disposition. Il y a aujourd’hui plus de chercheurs qui étudient les vertébrés que les invertébrés. Pourtant, les premiers représentent à peine 65 000 espèces alors que les seconds dépassent le million. Si on décrit aujourd’hui environ 20 000 espèces nouvelles par an, c’est parce que la taille de la communauté scientifique ne permet pas d’en faire plus. Il faut aussi remarquer que les chercheurs préfèrent majoritairement étudier des vertébrés alors qu’il en reste très peu à découvrir. Mais que voulez-vous, devenir un spécialiste des moucherons ou des micromollusques suscite moins de vocation que de se proclamer spécialiste des lézards ou des grenouilles.

– Existe-t-il d’autres facteurs qui influencent la vie d’étagère?

– Non, pas vraiment. Nous avons analysé de nombreux paramètres tels que le nombre de coauteurs, le type de publication ou l’importance économique du pays d’origine de l’espèce: aucun ne fait significativement varier la durée de vie d’étagère. Il y a quand même des différences entre les grands groupes de biodiversité. Pour les plantes, la durée est de trente ans en moyenne, contre seize ans pour les espèces aquatiques. Mais on ne sait pas vraiment pourquoi.

– Comment évolue le temps d’étagère?

– On ne le sait pas vraiment. J’aurais tendance à dire qu’il va augmenter, car les méthodes modernes de collecte permettent de ramener toujours plus de spécimens, sans que le nombre de spécialistes augmente. On peut donc s’attendre à ce que toujours plus d’espèces attendent dans les musées.