Longtemps, l’éclairage a été privé


Jusqu’à l’époque moderne, on ne peut pas parler d’éclairage public. «Les gens se promenaient avec leur propre lumière», des torches ou des lampes à huile, indique Laurent Flutsch, directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy. «Certaines grandes villes ont sans doute chargé des édiles d’éclairer des zones, mais ce n’était pas le cas de cités comme Lausanne ou Avenches.» Dans quelques cas, de riches notables placent une torche à l’entrée de leur villa. Pour le reste, les rues sont plongées dans la pénombre. On voit ici deux lampes à huile du Musée romain, l’une au motif plutôt lubrique…

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Les premières démarches d’éclairage de l’espace public apparaissent vers 1750, encouragées par l’amélioration des lanternes. Le réverbère est conçu à cette période. A Genève, les connaisseurs signalent que c’est un citoyen local, Ami Argand, qui a perfectionné l’invention. Les premiers essais d’éclairage au gaz ont lieu au fil des années 1820 dans les villes romandes.
La lente mise en place de ces réseaux d’éclairage illustre la grande mutation des villes. Historien de la Suisse urbaine, entre autres, François Walter, professeur honoraire à l’Université de Genève, résume: «Ces développements vont de pair avec les égouts ou la numérotation des maisons. On est motivé par le souci de mettre de l’ordre. » La lumière est affaire de sécurité: comparant la houille et le gaz en 1843, une commission du Conseil municipal genevois, citée par le Journal de Genève, juge que le second permet «une surveillance plus facile de la police pendant la nuit», et «l’éloignement de certaines habitudes immorales qui redoutent la lumière».

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Extrait du Journal de Genève du 5 mai 1843.
>>Archives électroniques du Temps

Lausanne, 1931, les policiers en ronde, (Musée historique de Lausanne)

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En matière d’électricité, Lausanne se dit pionnière. Une installation de globes électriques trône dans la rue Centrale en 1882. «Les promoteurs de l’électricité cherchaient à battre en brèche le monopole de l’éclairage au gaz», note l’historien Dominique Dirlewanger. Mais les techniques coexistent, et l’électricité mettra en fait des décennies à se généraliser.

La Chaux-de-Fonds, moment de scintillement


En 1932 a lieu à La Chaux-de-Fonds une importante exposition horlogère. Conservatrice du Musée d’histoire de la cité, Sylviane Musy raconte: «La Ville voulait braver le marasme dû à la crise, en valorisant ses œuvres d’Art nouveau et d’art sapin», le style décoratif local. L’événement donne lieu à un festival de lumières électriques. Explosion colorée qui consacre, tardivement mais dans la luxure lumineuse, les lampes électriques qui triomphent.

Le plan lumière ou l’obsession des villes


Genève s’est illustrée par son remaniement de l’éclairage du quai du Seujet en 2010. La conception du nouvel éclairage est due à l’urbaniste belge Isabelle Corten, vedette européenne en la matière. Le Seujet est la première réalisation visible du plan lumière de Genève. Depuis quelques années, ces grands catalogues d’intentions sont la coqueluche des villes, de Pully à Montréal. Architecte éclairagiste de Genève, Florence Colace résume: «Il ne s’agit pas de faire du Disneyland sur chaque place, mais de donner une image globale de la ville, valoriser son cadre et favoriser les usages.»

Désormais, Isabelle Corten pilote le plan lumière de Lausanne. A ses yeux, son travail se nourrit autant de réalités pratiques que de culture. Elle cite Jacques Chessex, pour l’ambiance de la Cité, et les Boveresses, quartier populaire qui sera le terrain de jeu d’une expérience pilote. «Nous procédons comme des peintres, par touches. Et il faut un mélange entre les niveaux macro et micro.» Lausanne a commencé ses expériences pilotes, notamment dans le parc du Musée olympique et le quartier du Rôtillon.

Le Rotillon après sa rénovation. Les lumières dessinent les cheminements historiques du quartier (Ville de Lausanne)

La mise au point de ces plans donne parfois lieu à des démarches participatives. Montreux l’a testé, pour l’heure sans décision tranchée. Au printemps 2014, la Ville a demandé le jugement de ses citoyens pour de nouveaux luminaires sur ses fameux quais. La centaine de réponses se divisait à parts égales entre les quatre mâts proposés. A Lausanne, durant la préparation du plan lumière, les responsables ont organisé des marches exploratoires avec des habitants de certains quartiers. Dans celui de Montelly, les urbanistes se sont rendu compte qu’un chemin privé très fréquenté représentait un problème local puisqu’il est aussi utilisé comme WC de plein air. La Ville participera à son éclairage. Municipal responsable des Services industriels, Jean-Yves Pidoux médite sur les bienfaits de la lumière: «C’est de la synesthésie, la combinaison des sens: davantage de lumière signifiera moins d’odeurs…»

Bougez, vous êtes éclairé


Selon certains, le mouvement est l’avenir de la lumière publique. A Yverdon par exemple, on a commencé vers le début des années 2010 une expérience d’éclairage dit «dynamique» au chemin du Mujon. A partir d’une certaine heure, la lumière baisse; si quelqu’un passe, elle augmente. Chef de section du réseau électrique et des éclairages publics à Yverdon, Jean-Marc Sutterlet a commencé en jouant la proximité: il habite le quartier. Il relève que la démarche tient autant de la communication que de la stratégie énergétique: «Pour les ¬riverains, le premier effet est didactique. Les citoyens se sentent acteurs des économies d’énergie.»

Depuis, trois zones ont été équipées. Un chemin en belle pénombre, vers le restaurant de la plage, sert de démonstrateur. Dans un premier temps, le passant ne remarque pas le changement d’intensité lumineuse. En revanche, s’il s’arrête et ne bouge pas, il verra soudain les lampes réduire leur faisceau. Le fonctionnement est assez sophistiqué, puisque les luminaires communiquent entre eux. Lorsque l’un d’eux est activé, il transmet un signal à ceux qui l’entourent, lesquels s’illumineront à leur tour de manière anticipée, et donneront le message aux suivants. Cela pour éviter d’avoir des montées et des chutes de lumière trop saccadées, ou « effet discothèque », selon les termes des spécialistes. Yverdon a même promu sa démarche par une vidéo sur YouTube.

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La fronde des chasseurs de lumière


Les éclairages urbains ne font pas que des heureux. La révolte contre les aveuglantes éclaboussures gronde. En Suisse alémanique, Rolf Schatz mène la fronde. Le président de l’association Dark-Sky en Suisse souligne que de l’aveu même des services fédéraux, les émissions lumineuses ont crû de 70% en Suisse en vingt ans. «Nous ne luttons pas contre tous les éclairages, mais simplement contre les excès», assure ce conseiller municipal en charge des Infrastructures à Langnau am Albis, dans le canton de Zurich. Il relève: «Cette orgie de lumière nocturne n’est pas sans conséquences. Sur notre sommeil d’abord. De plus en plus de personnes ont de la peine à dormir. Les animaux en souffrent aussi. Des espèces telles que les chauves-souris disparaissent progressivement. Les végétaux sont également sensibles à la lumière, qui dicte leur rythme biologique.» Aussi instructeur pour le permis de pêche, lui-même est venu à la lutte contre la mauvaise lumière en observant les écrevisses. Il précise son combat: «Pour réduire la pollution lumineuse, la lampe doit être dirigée sur un point en particulier et il faut éviter qu’elle produise un halo.»

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Rolf Schatz déplore une « orgie de lumière nocturne ». (Dominic Büttner)

La controverse LED


Industriels et vendeurs l’assurent, c’est l’avenir de la lumière. L’éclairage par diodes électroluminescentes, les LED, remplirait toutes les promesses: baisse de la consommation, meilleur rendement, faisceaux plus précis au besoin… Comme toutes les villes d’Europe, les cités suisses doivent remplacer les lampes à vapeur de mercure, interdites dès le printemps 2015. Dans la course, les LED ont souvent une longueur d’avance. Pour leurs qualités propres, mais aussi par effet de mode et par lobbying. Les leaders industriels mondiaux des luminaires que sont Philips, Osram ou Schréder pressent les autorités urbaines d’acquérir leurs nouvelles installations. Les intermédiaires qui fournissent des solutions complètes aux villes, comme certaines compagnies d’électricité, roulent aussi pour le tout LED. «Quand on considère la stratégie énergétique de la Confédération, on calcule», lance, enthousiaste envers les nouveaux luminaires, le chef des Services industriels de Delémont, Michel Hirtzlin.

Cependant, des voix s’élèvent pour remettre en question le caractère miraculeux des LED. Sur le plan de la santé, d’abord. En 2010, un rapport de l’Agence nationale française de sécurité sanitaire, dirigé par Francine Behar-Cohen, aujourd’hui cheffe de service à l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin à Lausanne, mettait en garde contre les méfaits de la lumière bleue, très présente dans le rayonnement des LED, qui pourrait abîmer la rétine de certains enfants. L’industrie réplique qu’elle a amélioré la qualité de ses productions. Mais avec la déferlante d’ampoules et d’installations à bas coût venue d’Asie du Sud-Est, un doute subsiste. Auteur d’un célèbre Traité de la lumière, le professeur honoraire à l’EPFL Libero Zuppiroli dit lui aussi son scepticisme. Parce que les économies promises ne seraient pas aussi fabuleuses, et parce que les LED instaurent une ère de la lumière «blafarde». Il faut garder un juste mélange entre les sources lumineuses, plaide le physicien.


Nostalgie du sodium

Au fil des décennies, la lumière urbaine fabrique sa mémoire. On regrette ainsi les néons, qui ont désormais leur musée à Los Angeles et leur usage dans l’art contemporain. Lors du Festival Lausanne Lumières, en décembre 2014, une installation a frappé certains passants. Un peu cérébrale peut-être, elle formait un bel hommage. Des groupes d’ampoules à sodium dessinaient le contour partiel d’un soleil artificiel, se confondant avec le vrai soleil à la tombée du jour. Due à l’artiste finlandaise Jenni Kääriäinen, Sodium Sun (photo ci-dessous) rayonnait comme le souvenir attendri de ces vieilles lumières orangeâtres qui ont tant marqué l’identité visuelle des villes.