Depuis ce petit atelier d’horlogerie, par beau temps, la vue est à coup sûr magnifique: vénérables sapins, prés verdoyants et petit train rouge fendant ponctuellement ce paysage de carte postale… Mais ce jeudi de février, c’est l’imagination qui doit travailler. Les bourrasques de neige sont si épaisses que l’on n’y voit pas à quelques dizaines de mètres. A l’heure du premier café, dans les locaux de la jeune société Initium, au Noirmont (JU), la météo du jour permet en tout cas de briser la glace.
Alors que la Foire de Bâle s’apprête à faire vivre la Suisse à l’heure de l’horlogerie, Le Temps est allé suivre le cours proposé par la startup: une journée les mains dans les remontoirs, roues de couronne, barillets et autres échappements, pour rentrer avec sa propre montre au poignet. Une pratique de plus en plus répandue en Suisse, mais aussi à l’étranger (voir encadré).
Lancée il y a une année, la société franc-montagnarde propose quatre modules différents à ses clients-apprentis issus de tous horizons. Cela va du simple montage/démontage d’un calibre (une demi-journée, 350 francs) jusqu’au programme complet permettant au participant d’assembler son propre garde-temps (2290 francs). Le public répond présent. Au point que la jeune société songe déjà à développer de nouveaux types de modules. Voire à faire traduire ses cours en chinois ou en russe.
Pour l’heure, on entend surtout des expressions en patois. Michel Berberat, 75 ans, «des dizaines et des dizaines d’horlogers formés» au compteur, semble maîtriser aussi bien le parler jurassien que l’art de la mise en place du spiral. Aujourd’hui à la retraite après 35 ans d’enseignement à l’Ecole technique de Porrentruy, il fait partie de l’équipe d’horlogers qui encadrent les participants aux cours d’Initium. «Ce ne sont pas simplement des horlogers, corrige Mathieu Gigandet, directeur de la petite entreprise. Mais des gens qui racontent aussi des anecdotes et partagent leurs expériences.» Si un cours rassemble généralement entre deux et quatre personnes, les locaux peuvent accueillir jusqu’à douze apprentis avec, au maximum, un horloger pour quatre participants.
En l’occurrence, nous ne sommes que deux. L’autre «apprenti-horloger», Olivier Wüthrich, est un mécanicien de La Chaux-de-Fonds. Il a reçu cette journée de cours comme cadeau pour ses quarante ans. S’il porte aujourd’hui une blouse blanche immaculée, dans la vie de tous les jours, elle est plutôt couverte de cambouis. «Et autant te dire que les vis, d’habitude, je ne les attrape pas avec des brucelles...»
L’introduction théorique est aussi brève que complète. Elle permet de comprendre rapidement les grandes lignes du fonctionnement de n’importe quelle montre mécanique. Et de se mettre en tête le nom de quelques pièces. On parle d’organe moteur, d’organe de transmission, d’organe réglant… «C’est simple: une montre, c’est comme un être humain», résume Michel Berberat qui propose de passer immédiatement à la pratique.
Autant te dire que les vis, d’habitude, je ne les attrape pas avec des brucelles...
Les établis sont couverts de petits outils bien sûr propres et bien rangés. Il n’y a pas que le célèbre micros – cette loupe frontale que l’on prononce «migrosse». Mais aussi un éventail coloré de petits tournevis, des brucelles en laiton et en acier, une soufflette, un porte-mouvements, une potence, une buchette en plastique, une cloche avec ses compartiments… Sans la tablette électronique – qui permet de suivre les étapes du montage/démontage du calibre – on se sentirait presque un horloger-paysan du XVIIème siècle.
Le premier entraînement a lieu sur des mouvements d’exercice; un impératif, au vu des nombreux petits coups de tournevis qui dérapent et abiment la pièce. Il s’agit d’Unitas 6498 qui indiquent l’heure, les minutes et les secondes. Mais pas de complications supplémentaires. «Ce serait déjà bien trop difficile d’aller dans un chronographe», balaye Michel Berberat. La matinée se passe dans le calme. Etapes par étapes, le maître-horloger explique la marche à suivre et ses élèves retournent à leur place pour exécuter. Après une trentaine de minutes penchés et appliqués sur nos mouvements, la platine est complètement dénudée. Et alors le travail inverse peut commencer.
La partie la plus délicate sera sans conteste la pose de l’ancre – cette petite fourche stratégique terminée par deux rubis qui permet non seulement de transmettre la force du ressort au balancier mais également d’empêcher le déroulement continu du rouage. Le maître-horloger est catégorique: «Le pivot d’ancre fait le malheur de l’horloger...» Et du journaliste, qui pliera misérablement la pièce en revissant mal le pont qui vient se loger au-dessus. Pas grave, Michel Berberat dispose d’un considérable jeu de pièces de rechange dans des dizaines de petits compartiments. Il a l’habitude: «Les élèves cassent des pièces une fois sur cinq», estime-t-il. La pose du spiral – le coeur de la pièce qui, en «battant», fait soudainement vivre l’ensemble – marque la fin de l’exercice.
Il est l’heure maintenant de choisir les composants de notre «vraie» montre. Douze mouvements différents («squelettés» ou non), quinze sortes d’aiguilles, onze boitiers, douze cadrans, plus de 120 bracelets… «Il y a pas mal de combinaisons possibles», constate Olivier Wüthrich, qui hésite entre deux types de calibres. Le choix en devient même fastidieux lorsque l’on constate que le caractère de la pièce peut considérablement évoluer en fonction d’infimes détails comme la taille des aiguilles.
La pause de midi, dans un très bon restaurant de la place, marque l’occasion d’échange en tous genres sur l’horlogerie. On écoute les anecdotes de Michel Berberat sur ses premiers cours d’horlogers, on apprend comment la popularité de la startup a bondi grâce à une collaboration avec le site Qoqa.ch, on cuisine (sans succès) le patron sur «cette grande marque horlogère» qui a approché Initium pour un possible partenariat…
L’après-midi est déjà bien avancée lorsque nous retrouvons nos ateliers. La pièce sur laquelle nous devons encore travailler n’est plus le mouvement d’exercice que l’on peut se permettre de rayer par inadvertance - «à moins qu’on ne veuille le personnaliser encore davantage», ironise le professeur d’un jour. Il n’y aura pas besoin de huiler les rubis de cette nouvelle pièce. «Nous le faisions au début, mais c’était trop compliqué pour un intérêt limité de la part des participants», explique Mathieu Gigandet.
L’assemblage de la pièce est peut-être l’étape la plus rapide: pose des aiguilles, passage au chronocomparateur pour mesurer la précision de la montre, emboîtage, fixation du bracelet… Michel Berberat distille conseils et coups de mains – notamment pour nettoyer le boîtier avant de le fermer hermétiquement. Le précieux garde-temps est garantie une année «mais bien entretenu, il devrait tenir indéfiniment», assure notre horloger.
Car oui, monter sa montre, c’est très à la mode. Depuis quelques années, de plus en plus de sociétés offrent cette possibilité sous différentes formes. En 2012, quand Mathieu Gigandet et ses deux associés ont eu l’idée de se lancer dans l’aventure Initium, ce concept était confidentiel.
On parlait surtout de l’initiative d’Olivier Piguet à la Vallée de Joux. Ce dernier a donné son premier cours au printemps 2008. Ancien propriétaire d’un magasin d’horlogerie, il a eu cette idée pour faire plaisir à ses anciens clients «qui voulaient [le] voir réparer leurs montres», explique-t-il par téléphone. Aujourd’hui, le Centre d’initiation à l’horlogerie d’Olivier Piguet rencontre un tel succès que le temps d’attente pour aller monter sa montre chez lui est de deux ans. «J’ouvre déjà les cours de juin 2018», explique-t-il.
Et ce même si l’offre s’est considérablement développée ces dernières années. Mathieu Gigandet estime qu’aujourd’hui, «entre cinq et dix initiatives de ce genre ont vu le jour» – chacune proposant un concept plus ou moins différent de celui des autres. Outre Initium (Le Noirmont) et le Centre d'initiation à l'horlogerie (Vallée de Joux), on peut citer Time Experience SàRL (Porrentruy), la Fondation Horlogère (Porrentruy également) mais aussi le Centre Horloger (Neuchâtel) ou même Objectif Horlogerie (Paris). Et cette liste n’est pas exhaustive.
Comment expliquer ce succès? «Les loisirs, aujourd’hui, ce n’est plus d’aller à la plage et de ne rien faire. C’est d’apprendre quelque chose», avance Olivier Piguet. «Le vrai luxe, aujourd’hui, ce n’est plus le produit mais l’expérience», ajoute pour sa part Mathieu Gigandet. Le président de la Fédération horlogère Jean-Daniel Pasche a également constaté l’engouement pour cette nouvelle pratique. Engouement des collectionneurs et des passionnés mais aussi de la branche elle-même. «De telles formations permettent à des commerciaux de se familiariser avec le produit.»
Assembler sa propre montre? Si de plus en plus de marques organisent une expérience de montage/démontage d’un mouvement pour leurs collaborateurs, quelques journalistes ou certains clients triés sur le volet, elles rechignent en revanche à permettre à des clients de venir mettre en boîte leurs propres garde-temps. «Ce n’est pas notre coeur de métier. De tels cours restent un outil de communication artisanal», répond-on chez l’une. «Ce ne serait simplement pas possible: toutes nos montres doivent toutes passer un contrôle de qualité de 1000 heures», explique-t-on chez l’autre.
Pour Olivier Piguet, cela devrait bientôt changer. «Les marques horlogères vont s’y mettre. Elles voudront absolument garder leurs clients.»