Yoshifusa Nakazawa travaille dans un petit atelier surchauffé mais semble se moquer de la température. Il nous accueille avec le sourire de celui qui a l’habitude des visites, en faisant glisser sa petite loupe sur le front. Au Japon, cet horloger est une célébrité: en novembre dernier, il a reçu la «médaille au ruban jaune», une distinction nationale remise aux citoyens qui deviennent des modèles à travers leur implication et leur persévérance dans leur travail. Employé par Seiko dans sa manufacture de la province japonaise de Nagano, Yoshifusa Nakazawa n’est rien de moins que le meilleur horloger du pays.
Après quelques minutes de conversation devant son établi couvert d’outils fabriqués au Locle par Bergeon, on lui demande finalement l’air de rien ce qu’il pense des montres suisses. En silence, mais avec un regard énigmatique, il ouvre un petit tiroir de son établi en bois et en sort un mouchoir noir fatigué. Il déplie délicatement sa pièce de tissu sur laquelle il est marqué «Philippe Dufour» en lettres blanches. A voir pétiller les yeux du Japonais, l’artisan horloger de la vallée de Joux est pour lui plus qu’une référence. Il est un modèle à suivre.
Le mouchoir de Yoshifusa Nakazawa est peut-être anecdotique. Il en dit pourtant long sur la stratégie des horlogers japonais qui cherchent tous, à leur façon, à monter en gamme. Citizen parie sur une stratégie multimarque qui passe par des rachats – l’exemple le plus récent étant la reprise de la marque suisse Frédérique Constant en mai dernier. De son côté, Casio investit toutes ses forces dans le quartz et les montres analogiques haut de gamme. Seiko, enfin, met les bouchées doubles pour améliorer son image de marque dans le monde.
Trois groupes, trois stratégies, mais un même objectif: monter en gamme. Et l’affaiblissement du yen observé ces dernières années n’a joué qu’un rôle marginal dans cette évolution. «A mon sens, c’est surtout une réponse à la compétition toujours plus forte dans le moyen de gamme», explique Pierre-Yves Donzé. Et le professeur associé à l’Université d’Osaka de pointer du doigt le phénomène des montres de mode estampillées Diesel, Lacoste, Tommy Hilfiger, Adidas ou encore Hugo Boss (des licences détenues essentiellement par les groupes américains Fossil et Movado) fleurissant aux poignets des plus jeunes clients ces dernières années. «Ces montres sont de simples accessoires de mode qui coûtent entre 100 et 500 francs et qui n’existaient pas dans les années 1980.» Et qui rongent directement les parts de marché des horlogers japonais.
Une pression par le bas, mais également un appel du haut. La montée en gamme de l’industrie horlogère suisse dès le début des années 2000 a permis aux marques helvétiques de réaliser une décennie de profits miraculeux. «A leurs façons, les groupes japonais veulent imiter cette réussite», soutient Pierre-Yves Donzé. Amusant paradoxe: en Suisse, certains horlogers sont en train de prendre le chemin inverse – l’exemple de TAG Heuer, qui s’est recentré sur la gamme 1500-4500 francs ces dernières années, est le plus frappant, mais pas le seul.
Les montres mécaniques ne représentent encore qu’une infime partie des exportations japonaises: 2,2 des 68,7 millions de pièces exportées en 2015 (contre 7,8 des 28,1 millions de montres sorties de Suisse pour la même période). Cette montée en gamme doit toutefois être prise au sérieux. Aujourd’hui obnubilés par le brutal ralentissement de leurs ventes, leurs problèmes de stocks encombrés, le franc fort et leurs prix surévalués, les horlogers suisses ne doivent pas commettre une nouvelle fois l’erreur de sous-estimer leurs concurrents japonais en négligeant leur discrète montée en puissance.
Installé dans un fauteuil confortable au dernier étage de la tour flambant neuve de Seiko, entouré de ses conseillers en communication, Shinji Hattori insiste: «Notre but principal est aujourd’hui d’améliorer la valeur de Seiko.» Une marque aujourd’hui perçue bien différemment selon que l’on soit au Japon ou en Occident. Pour preuve, plus de la moitié des Seiko écoulées en Europe et aux Etats-Unis valent environ 400 dollars quand, au Japon, la valeur moyenne de ces pièces est de plus de 1000 dollars. L’arrière-petit-fils du fondateur de l’entreprise et actuel directeur général file dans son bureau chercher une montre mécanique: «Les journalistes et les collectionneurs connaissent la valeur de cette Grand Seiko. Mais les clients américains et européens, je ne pense pas. Cela doit changer.»
Aujourd’hui, Seiko fabrique et vend surtout des montres à quartz – elles représenteraient plus du trois quart des quelque 7 millions de pièces écoulées chaque année. Mais la tendance est en train de s’inverser. Seiko jouit pour cela d’une force de frappe industrielle qui n’a rien à envier aux maisons installées dans la vallée de Joux ou à La Chaux-de-Fonds. «Nous sommes l’une des rares manufactures complètement intégrées de l’industrie, nous produisons tout de A à Z», souligne Shinji Hattori. Des aiguilles, des cadrans et même des spiraux. Toutes les marques suisses ne peuvent pas en dire autant, ce qui pousse l’héritier à considérer que son groupe fait de l’aussi bon travail que les Suisses. «La qualité est identique. Notre seul problème, c’est notre image.»
Pour y remédier, la société, qui célèbre ses 135 ans cette année, a imaginé une stratégie reposant sur deux piliers. D’abord, la concentration de ses investissements sur cinq collections (Grand Seiko, Astron, Prospex, Presage et Premier, des modèles dont les prix courent de quelques centaines à quelques milliers de francs suisses). «Nous voulons améliorer l’image et les ventes de ces cinq collections», répète Shinji Hattori.
Comment? En invitant par exemple journalistes et visiteurs à faire quelques heures de train pour se rendre au Shinshu Watch Studio, au cœur de la préfecture de Nagano. Un véritable atelier horloger intégré dans un plus grand site industriel où 630 employés fabriquent entre 30 et 40’000 montres complètes par mois. Certaines parties des étages supérieurs ressemblent à s’y méprendre à un atelier du Brassus. Tout, du bleuissement des aiguilles à la taille des diamants, est réalisé à l’interne. Dans le silence, des dizaines d’employés en blouse blanche y conçoivent les pièces mécaniques les plus fines et les plus délicates de la maison. «J’ai un jour ouvert une Omega, se souvient Washimi Kuori, employée par Seiko depuis vingt-deux ans. Mais chaque composant était moins beau que ceux que l’on trouve dans nos montres…»
Le groupe japonais est très fier d’exhiber ces savoir-faire et les chargés de communication se montrent un brin moins enthousiastes à l’idée d’aller se promener dans les étages inférieurs. La visite y est pourtant au moins aussi spectaculaire. Dans une gigantesque halle bruyante, sans fenêtres, à laquelle on accède par un sas pressurisé, des dizaines de lignes de production automatiques mitraillent des mouvements horlogers par milliers, 24 heures par jour. C’est ici le royaume souterrain du mouvement horloger japonais.
Pour chacune de ces lignes mesurant une quinzaine de mètres de long, on dénombre plus d’une trentaine de robots – l’un fixe la pile, l’autre règle les fuseaux horaires, un autre encore visse tel ou tel composant – supervisés par quelques ouvriers en combinaison de protection. La plus récente des lignes date d’il y a moins de six mois et ne fabrique que les mouvements à quartz haut de gamme. La plus vieille est aussi âgée que le site industriel (1961) et chasse les mouvements à moins de un dollar pièce que l’on retrouvera sur le marché chinois. «Vous êtes le premier journaliste à visiter cet endroit», nous signale notre guide en souriant. En général, Seiko préfère exhiber les étages supérieurs. Plus efficace, en effet, pour améliorer l’image de la marque.
Le second pilier de la stratégie de Seiko pour monter en gamme repose sur les boutiques. Alors que Seiko dispose de 71 points de vente en propre dans le monde, son objectif est de passer à 100 d’ici à 2018. «A travers l’expérience qu’ils vivent dans nos magasins, nos clients pourront de mieux en mieux comprendre les éléments qui font de Seiko une marque spéciale», vante Shinji Hattori. Faire progresser la quantité, mais aussi la qualité.
Le groupe a ainsi ouvert il y a juste une année sa première boutique premium au cœur du quartier tokyoïte du luxe de Ginza, une copie conforme des traditionnelles échoppes des marques de luxe, avec de petits salons pour accueillir les clients les plus fortunés et des modèles uniques trônant dans des vitrines somptueusement éclairées. Ici, peu de quartz mais la crème de la crème des modèles mécaniques. On y trouve essentiellement des Grand Seiko, des Credor et des Galante, les trois marques haut du gamme du groupe – le visiteur y est d’ailleurs accueilli par une Credor répétition minutes à 35 millions de yens (environ 340’000 francs suisse). Probablement assemblée par Yoshifusa Nakazawa sur son petit atelier en bois.
L’échec du rachat de la marque genevoise Jean Lassale par Seiko à la fin des années 1970 a peut-être laissé quelques mauvais souvenirs au Japon comme en Suisse. Mais cela n’a aucunement dissuadé Citizen d’investir dans des marques étrangères. Après Bulova en 2007, la holding chaux-de-fonnière Prothor en 2012 (incluant la manufacture La Joux-Perret), Frédérique Constant et ses marques sœurs (Alpina et DeMonaco) sont passées dans le giron de Citizen en mai de cette année.
«Avec la seule marque Citizen, nous avons réalisé que nous ne pouvions pas satisfaire tous nos clients», commence Toshio Tokura. Depuis son quartier général historique posé à l’extrême périphérie de Tokyo, le directeur général de Citizen ajoute même que c’était «le plus grand problème de l’entreprise» ces dernières années. «Nous avions l’impression que nous étions limités en termes de marge de manœuvre. Sachant cela, nous avons décidé d’opter pour une stratégie multimarque», entraînant des rachats en série valorisés, au total, à plusieurs centaines de millions de francs.
La suite? Toshio Tokura n’exclut pas de racheter de nouvelles sociétés, mais ce n’est pas sa priorité. Le but de Citizen n’est pas «d’acheter et d’acheter encore juste pour faire gonfler notre chiffre d’affaires et notre profit», explique-t-il. Mais plutôt de provoquer des synergies entre les sociétés qui sont passées sous son giron. Un exemple: ses fameux mouvements Miyota. Avec le réservoir de savoir-faire mécanique constitué désormais à l’intérieur de son groupe, Citizen a acquis les compétences pour réaliser des mouvements mécaniques de manière industrielle. «Nous y réfléchissons sérieusement. Car entre les capacités de Prothor, de Frédérique Constant et de Citizen, nous avons une grande expertise pour créer un nouveau mouvement mécanique», soutient l’homme d’affaires. Est-ce qu’il sera «made in Japan» ou «Swiss made», cela n’a en revanche pas encore été tranché.
Cette stratégie de croissance par acquisitions a suscité l’intérêt de quelques horlogers suisses aujourd’hui en difficulté. Si, à l’époque, c’était un banquier ou un consultant qui allaient sonder l’intérêt d’une marque étrangère à investir en Suisse, les choses sont désormais différentes. «Nous recevons directement des coups de téléphone des patrons de certaines marques suisses», souffle-t-on discrètement dans les couloirs de Citizen.
Cela ne s’est toutefois pas passé de cette manière avec Frédérique Constant. Peter Stas, actuel directeur général et désormais ex-propriétaire de la marque suisse, se rappelle à l’inverse avoir été approché par Citizen et un autre groupe horloger étranger au printemps dernier. Ce Néerlandais d’origine attend du groupe Citizen un accès à une plus grande distribution, à de nouvelles connaissances technologiques et à davantage de possibilités de financement. Mais il est surtout satisfait de rejoindre un groupe où sa marque ne sera pas «une marque parmi douze autres. Chez Citizen, nous aurons vraiment une position unique au niveau du luxe accessible», explique Peter Stas.
Surtout, il est convenu que la famille Stas conserve la direction opérationnelle durant les prochaines années, ce qui devrait éviter tout choc culturel fatal pour la nouvelle organisation. Une précaution que n’avait pas pris Seiko avec Jean Lassale et qui a certainement précipité son échec.
Yuichi Masuda veut être bien compris. Même s’il parle anglais, le patron de la division horlogère de Casio a insisté pour qu’une traductrice soit présente. Et il a fait préparer une présentation PowerPoint en 14 slides. Après une brève introduction historique, il arrive à la page 5, qui résume la stratégie de Casio en un graphique. L’axe vertical indique la valeur de la montre, l’axe horizontal va de l’électronique au mécanique. Le but du groupe: grimper en gamme en restant dans l’électronique.
Des montres électroniques, le groupe d’abord connu pour ses calculatrices en conçoit depuis 1971. «C’est le cœur de notre société, c’est notre tradition, c’est cela que nous voulons faire», soutient Yuichi Masuda. Et depuis 2004, elles forment le pilier de la stratégie du groupe. Le but de Casio: arriver à une montre idéale, capable de calculer l’heure locale où que l’on se situe sur la planète grâce à son antenne GPS, qui peut se charger toute seule via l’énergie solaire, dispose de capteurs et, pourquoi pas, se connecte à des smartphones. Mais sans devenir un «téléphone de poignet»! «Il y a tellement d’acteurs qui s’engouffrent dans ce marché, je ne suis pas sûr que ça soit pour nous», balaye Yuichi Masuda. Qui entend garder des aiguilles pour chacune de ses montres.
La voie choisie par Casio se distingue des chemins empruntés par les deux autres grandes groupes japonais, reconnaît le chef d’entreprise. Chacun à leur manière, ces derniers misent en effet toujours davantage sur le champ du mécanique. «Ce que je ressens, dans une perspective globale, c’est que vous, les Suisses, vous êtes les rois des montres mécaniques. Dès lors, Citizen et Seiko peuvent certes investir ce segment, mais ils ne seront jamais que des suiveurs, pas des leaders. Nous, nous voulons être des leaders!» Le mécanique, Casio y a brièvement pensé avant de renoncer. «Il y a une dizaine d’années, nous nous sommes posé la question. Mais les investissements dans les lignes de production et les services après-vente auraient été trop lourds. C’est une manière de faire des montres qui est trop différente de la nôtre…», justifie Yuichi Masuda.
Rester dans le quartz, mais en améliorer les fonctions et la qualité. Conséquence de cette stratégie, en dix ans, le prix moyen d’une Casio est passé de 50’000 à 200’000 yens (presque 2000 francs). Cela s’est également ressenti dans les usines du géant japonais, par exemple dans le site industriel de Yamagata.
«Ici, nous pouvons tout faire», assène d’entrée Keiichi Tsuchida, le patron de la division horlogère de la «mère de toutes les usines», comme est surnommée la Yamagata Factory. Basé à moins de trois heures de train rapide de Tokyo, ce complexe compte 653 employés sur près de 24 kilomètres carrés. Casio y produit 500 mouvements par jour et 2,6 millions de montres par an (les plus sophistiquées des 46 millions de garde-temps produit par Casio chaque année). Depuis les moulures des résines jusqu’à l’emboîtage, tout est fait dans cet immense complexe industriel.
C’est également ici que l’on trouve depuis 2012 la ligne de production premium, sur laquelle ne sont fabriquées que les collections haut de gamme de Casio (les plus belles G-Shock et les Oceanus, environ 1500 francs). Une ligne de production devenue vitrine pour Casio. «Elle est l’un des symboles de notre stratégie qui consiste à grimper en gamme», relève notre guide en la caressant du regard. Si l’on excepte leurs épaisses combinaisons blanches et leurs bracelets anti-statiques, les quelques employés affairés à assembler ces Casio à côté des bras articulés bleu électrique pourraient presque passer pour des horlogers suisses. Mais cela ne saurait durer. «D’ici à dix ans, j’espère que nous n’aurons plus que des robots dans cette salle», se réjouit Keiichi Tsuchida.
Vêtu d’un kimono brun clair, Masahiro Kikuno saisit un chalumeau, chauffe un petit morceau de métal carré, puis tape dessus avec un marteau. «Je veux l’aplatir le plus possible», dit-il en grinçant des dents. Il s’agit de mokume-gane, un type de métal traditionnellement utilisé pour décorer le manche des sabres des samouraïs. L'homme au visage rond soulève soigneusement le précieux artifice et l’amène dans son minuscule studio, situé au rez-de-chaussée de sa maisonnette dans la banlieue de Tokyo. Il l’installera plus tard sur le cadran d’un de ses garde-temps.
Sa montre wadokei, qu’il a développée en 2015, est son chef-d’oeuvre. «Elle s’inspire des garde-temps traditionnels japonais, qui divisent le jour et la nuit en six portions égales», explique l’horloger, assis à sa table de travail recouverte de minuscules outils. «Ce système a été utilisé au Japon entre le XVIe siècle et 1872, quand le calendrier grégorien et le système chronologique ont été introduits.»
Résultat: les chiffres romains de sa montre couleur cuivre ont été remplacés par des caractères japonais qui correspondent aux heures du jour et de la nuit. Ceux-ci changent d’emplacement en fonction des saisons, quand les jours se raccourcissent ou se rallongent. «C’est une montre très complexe, dit-il de sa voix calme. Je n’arrive à en fabriquer qu’une seule par année.» Son prix: 145’000 francs.