Les oubliés du Gothard

Un récit de Céline Zünd

L’inauguration du nouveau tunnel ferroviaire du Gothard se prépare. Au-dessus, dans les villages, l’heure n’est pas à la fête. Les habitants de ce toit de la Suisse redoutent d’être abandonnés dans leurs vallées déjà menacées de dépérissement.

Céline Zünd (Texte/vidéos)
  •   Eddy Mottaz (Photos)
  •   Suisse

Le complexe d’Amsteg, dans le canton d’Uri, a vu défiler jusqu’à 600 ouvriers. C’est là, en 1999, qu’ont commencé les travaux du tunnel de base du Gothard. Dix-sept ans plus tard, à la veille de l’inauguration de la voie ferroviaire souterraine, le site est désert, les mineurs sont rentrés chez eux. Désormais, les baraquements accueillent les groupes de touristes, qui viennent par bus de toute la Suisse et d'Allemagne pour apercevoir l'entrée du nouveau joyau des montagnes.

Un ancien ouvrier de la construction, vêtu du costume orange distinctif des mineurs, égrène les superlatifs devant un groupe de retraités saint-gallois ébahis: 57 kilomètres de voie souterraine, des tunneliers à 30 millions de francs pièce, des températures dépassant les 50 degrés sous la roche. «Nous construisons le futur», dit une voix off dans une vidéo publicitaire. Chaque nouveau chiffre provoque des murmures admiratifs parmi le public.

Jusqu’au 5 juin, quelque 100 000 visiteurs tout aussi enthousiastes sont attendus au pied des Alpes, entre Uri et le Tessin, pour l’inauguration du plus long tunnel ferroviaire du monde. Les habitants qui vivent sur la montagne, eux, observent les préparatifs de la fête avec un pincement au cœur. La nouvelle voie rapide détournera une partie des visiteurs qui passaient jusqu’ici par les cols, serpentant entre l'Oberland uranais et la Léventine, au Tessin.

GOTHARD: Les dates clés

  1. Ouverture du tunnel de faîte du Saint-Gothard

  2. Premiers projets d’un tunnel de base entre Amsteg et Bodio

  3. La commission «Tunnel ferroviaire à travers les Alpes» examine des variantes

  4. Le Conseil fédéral opte pour la variante réseau: des tunnels de base pour le Lötschberg et le Saint-Gothard/Ceneri

  5. Le peuple accepte le projet «Nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes» (NLFA)

  6. Le tracé du tunnel de base du Saint-Gothard (TBG) est défini

  7. Premiers préparatifs à Sedrun

  8. Le peuple accepte la redevance sur le trafic des poids lourds liée aux prestations (RPLP) et le projet de modernisation du rail (FTP)

  9. Début du percement principal du TBG

  10. Le premier tunnelier entre en action dans le TBG

  11. Ouverture du tunnel de base du Lötschberg

  12. Jonction principale dans le TBG

  13. Ouverture du TBG

  14. Ouverture prévue du tunnel de base du Ceneri

A Erstfeld, le temps est figé

Dans cette région déjà affaiblie économiquement, le tourisme périclite, l'exode démographique menace de s'accélérer. Les motards prennent déjà d'assaut le col qui vient de s'ouvrir, en cette fin de mai ensoleillée. Pressés de conquérir les virages à perte de vue, c’est à peine s’ils s’arrêtent pour avaler une saucisse grillée sur la route qui serpente entre Erstfeld et Biasca. Les vallées sortent de la torpeur de l'hiver. Les clients se font rares, dans les vieux hôtels aux moquettes usées. Le temps semble s'être figé comme la neige qui ne fond jamais, à l'ombre des blocs de granit.

Paul Jans est un enfant de la région. Il a grandi à Erstfeld et en fut président, de 1998 à 2009. Au moment de prendre sa retraite, il a vendu son hôtel, Frohsinn, à des Chinois. Il se souvient de l’instant où il inscrivait son nom au bas du document autorisant la construction de la galerie du Gothard, aux côtés de la signature du conseiller fédéral d’alors, Moritz Leuenberger. «Si Uri n’avait pas joué le jeu, non seulement la Suisse, mais toute l’Europe aurait eu un problème.» A ses yeux, le tunnel ne relie pas seulement deux points de chaque côté d’un massif : «Il crée un un pont entre les langues et les cultures», dit-il.

Erstfeld est au cœur de l'histoire de ce nouveau passage sous les Alpes, mais elle redoute de rester sur le bas-côté pour les années à venir. Le destin de la petite commune est intrinsèquement lié au rail. Les travaux du premier tunnel ferroviaire, à la fin du XIXe siècle, ont fait d’elle un poste charnière, on l’a surnommée «le village du rail». C’est là que les CFF créent leur gare de triage. L’arrivée des cheminots amène la vie au pied du massif. On construit des écoles, des églises, des restaurants.

Au début des années 1980, le village comptait près de 5000 habitants. Le premier choc a eu lieu en 1992. Les CFF restructurent, les ateliers de réparation sont transférés. «Nous avons perdu 450 places de travail», se souvient Paul Jans. Restent aujourd’hui les vestiges d’un âge d’or: le dépôt à locomotives, où les fous du train du monde entier viennent admirer les anciennes machines qui traversaient les montagnes à toute vapeur.

Depuis, à Erstfeld, le nombre d’habitants n’a cessé de décroître, pour arriver aujourd’hui à 3760. Et la tendance n'est pas près de s'inverser. «Nous avions de grandes attentes lorsque les travaux du tunnel ont commencé, souligne Paul Jans. La commune imaginait déjà les écoles, les restaurants et les églises de nouveau remplies. «Mais cela s’est passé différemment», ajoute l’ancien président. Les ouvriers travaillaient deux semaines, puis ils repartaient chez eux avant de redescendre sous terre. «Ils n’ont pas apporté la croissance que nous espérions.»

Quelques-uns, pourtant, ont décidé de s’installer dans la région. Comme Nuno, 36 ans. Arrivé à Erstfeld du Portugal au début des années 2000, «pour trouver une vie meilleure», il a d’abord été engagé comme manœuvre sur le chantier du nouveau tunnel ferroviaire. Pas pour longtemps. Souffrant d’un problème de dos, il se fait engager dans une fabrique, puis il décide d’ouvrir un centre portugais dans le village, en 2008. Ses compatriotes sont nombreux, alors, à suer sur le chantier du Gothard. Il leur offre un lieu où oublier quelques instants l’air glacial des Alpes autour d’un expresso portugais. Aujourd’hui, il tient deux restaurants le long de la rue principale du village. Mais il ne peut que le constater chaque jour un peu plus: «Il y a de moins en moins de travailleurs ici.»

Göschenen, le village qui veut rester un carrefour

A Göschenen, l’isolement est déjà une réalité depuis longtemps. Ce village encaissé au creux du massif du Gothard a vu les voyageurs s’éloigner peu à peu, avec la construction de la première ligne ferroviaire, puis avec l’arrivée de l’autoroute.

DEVANT L'ANCIEN PONT À PÉAGE, nous sommes rejoints par Franz Senn qui nous servira de guide

Il est loin, l’âge d’or du XIXͤ siècle, lorsque les calèches devaient payer une taxe pour traverser le pont au centre du village, au-dessus de la Reuss, pour poursuivre leur route en direction du col du Gothard. Avec l’inauguration du nouveau tunnel du Gothard, le transit s’éloigne un peu plus encore, laissant le village à ses habitants. Mais son président, Felix Cavaletti, l’assure: Göschenen restera un carrefour touristique dans les Alpes.

Le Matterhorn Gotthard Bahn continuera à transporter les visiteurs de Göschenen jusqu’à Andermatt, où se construit en ce moment même un gigantesque complexe hôtelier. «Les personnes employées sur les nouvelles infrastructures auront besoin de vivre quelque part. Elles trouveront de quoi se loger tout près dans notre village.»

Andermatt et les promesses de Samih Sawiris

Dans les vallées, les noms d’Andermatt et de Samih Sawiris sont sur toutes les lèvres. L’homme d’affaire égyptien, qui a déjà investi des milliards dans la station uranaise, fait plus que jamais figure d’homme providentiel, depuis la fin des travaux du tunnel du Gothard. Il avait déjà redonné espoir à la région en rachetant des terrains et en bâtissant un quartier entier de logements de luxe pour touristes, le Chedi. Les chiffres rouges de sa société Orascom annoncés au début de l’année n’y changent rien: le milliardaire, sourire avenant et toujours à l’écoute de la population, bénéficie d’une réputation à toute épreuve. Il y a bien des voix pour s’inquiéter de l’ampleur de son nouveau projet, Andermatt Swiss Alps, et ses résidences plus hautes que le clocher de l’église. Mais que sont-elles face à la promesse d’un renouveau dans une région menacée par le vide?

A l’office du tourisme d’Andermatt, le sémillant Flurin Riedi déborde d’enthousiasme. Il en est convaincu: le nouveau tunnel ferroviaire générera des retombées économiques pour tout le canton, jusque dans ses replis. Et il y aura suffisamment de touristes pour remplir les nouveaux lits: «Nous attendons plus de visiteurs du sud.» Le jeune homme pointe la maquette: sur une surface aussi grande que l’actuel village, un complexe de 42 immeubles avec 490 appartements, 25 chalets, 6 hôtels, un centre de congrès, une piscine et un terrain de golf doivent sortir de terre. Le New Andermatt pourra accueillir 2500 personnes, soit davantage que le nombre d’habitants dans la commune.

De l’autre côté de la vallée, dans les Grisons, le nom de Samih Sawiris suscite aussi les plus grands espoirs. Le milliardaire compte investir près de 200 millions pour rallier les domaines skiables de Sedrun et d’Andermatt. De quoi dynamiser le tourisme dans cette région parmi les plus isolées du pays, espère la population. Le village a décidé de lier son destin à l’Egyptien en lui vendant les remontées mécaniques, jusqu’ici aux mains de la commune. Un pari risqué. «La question n’est pas de savoir si c’est risqué de confier notre avenir aux mains d’une seule personne. La question est: avons-nous le choix?», souligne Pancrazi Berther, ancien président du Val de Tujetsch, dont fait partie Sedrun.

C’est dans ce petit village que l’un des cœurs du chantier du Gothard a cessé de battre, lentement, au cours des dernières années. L’herbe a déjà repoussé à l'endroit où logeaient les ouvriers, jusqu’à 600, venus principalement d’Autriche, d'Italie, de Bosnie ou d’Allemagne. A la place des baraquements paissent les moutons. Une femme arpente la terre grise, le regard au sol. Elle est venue d’un village alentours pour récolter des pierres de granit. Elle repart un panier plein dans son coffre.

Sedrun et le rêve de la Porta Alpina

Sur le flanc de la montagne, reste le symbole de l’ambition de cette petite commune: la Porta Alpina. Cette gare au cœur des Alpes aurait dû attirer des visiteurs du monde entier dans les vallées grisonnes. Elle n’est plus qu’une fente noire fermée par une barrière, où seul le vent s'engouffre. Tout était prêt pourtant: le passage jusqu’aux voies, 800 mètres plus bas sous terre, les plateformes pour les quais. La décision, en 2007, est tombée comme un couperet pour la région: les trains ne s’arrêteront pas à Sedrun.

L'ANCIEN PRÉSIDENT DU VILLAGE, Pancrazi Berther, a vécu comme un coup d'assomoir la perte de Via Alpina

Pancrazi Berther en garde un souvenir cuisant. «La tour Eiffel ne profite pas qu’à Paris, mais à toute la France», s’exclame l'ébéniste. Une génération entière a grandi avec les travaux dans le tunnel. Le chantier a apporté du bruit, de l’argent, des places de travail, de la vie. Aujourd’hui, la fin des travaux laisse un grand vide. Le calme est retombé. «Nous sommes heureux de ce que le chantier nous a apporté. Mais il n’y a plus rien pour le remplacer», soupire Pancrazi Berther.

L'ancien président redoute de voir s’accentuer l’exode: «Nous étions 1600 avant le début des travaux. Puis 2000 il y a cinq ans. Aujourd’hui, il n’y a plus que 1500 habitants ici.» Les jeunes ne sont pas les seuls à partir. Les retraités aussi quittent la vallée. Ils trouvent en ville des meilleures infrastructures, un accès aux soins.

«Ce qui va venir, pour les gens de là-haut, c’est triste, lâche Peter Jaquet. Nous avons eu de la chance pendant des décennies. Il y a eu les barrages, le tunnel du Gothard, le tourisme allait plutôt bien. Et maintenant?». L’homme vit à Tschamut, à 1400 mètres au-dessus de l’entrée du tunnel, à un jet de pierre de Sedrun.

Pour Peter Jaquet, avec la fin des travaux du tunnel, c’est aussi une page de sa propre histoire qui se tourne. Il a pris sa retraite à l’âge de 65 ans, après une vie passée sous terre, dont dix années consacrées au nouveau tunnel de base du Gothard. Monteur-électricien, il était responsable des dépannages et des réparations des machines durant les travaux. Ce Bernois d’origine a grandi à Sils, dans les Grisons. Mais des montagnes, il connaît surtout les entrailles.

Depuis qu’il est remonté à la surface, il aide sa compagne à tenir un petit café au bord du col, à Tschamut. Il s’inquiète de voir les jeunes quitter la vallée: «Les routes sont fermées durant tout l’hiver. Il faut dire la vérité: il n’y a rien, ici, on est dans le trou du c... du monde.»

Au moment où la foule et les politiciens se réuniront devant le tunnel ce mercredi, Therese Scheidegger, elle, restera chez elle, loin des festivités. Ceux qui ont travaillé sur le chantier fêteront sa fin à leur façon, quelques jours plus tard, autour d’une bière et de saucisses grillées.  

UNE DES RARES FEMMES SUR LE CHANTIER, l'ingénieure Therese Scheidegger

Therese Scheidegger n’avait pas imaginé qu’elle travaillerait durant douze ans à la construction d’un tunnel ferroviaire. Encore moins celui-ci. L’ingénieure bernoise de 59 ans a été l’une des rares femmes sur le chantier. Elle a choisi de s’installer à Andermatt il y a 29 ans déjà. Et c’est dans ce village alpin qu’elle pense passer sa retraite. Elle aime son horizon délimité par la pierre, brute. Et le vent qui souffle en permanence.

Elle se souviendra longtemps du jour où l’un des gigantesques tunneliers est resté bloqué dans la roche. Il a fallu près de cinq mois pour le sortir. Et pourtant, le chantier s’est déroulé dans les temps, comme prévu. «Je trouve super que la petite Suisse ait porté un tel projet seule. Les mineurs m’ont souvent demandé qui payait pour cela. Lorsque je leur disais que c’était la Suisse seule, ils n’en revenaient pas. Le tunnel a apporté beaucoup de travail, des revenus fiscaux, dans la région. Désormais, il faut en faire quelque chose de bien.»

Elle espère que la région saura non seulement conserver l’ancienne ligne de montagne, mais en fera une attraction touristique. «Puisque nous avons une ligne pour le trafic rapide, privilégions le trafic lent au-dessus de la montagne.»

Le massif du Gothard et les prouesses du premier Gothard

D’Erstfeld jusqu’à Biasca, la ligne historique suscitait l’admiration. Ses viaducs et surtout ses virages hélicoïdaux, une prouesse technique qui permet, lorsque le train prend de l’altitude depuis Erstfeld, d’admirer l’église de Wassen sous trois angles différents. Le clocher le plus célèbre de Suisse n’attirera plus autant de regards. La voie qui traverse la montagne, appelée ligne de faîte, est vouée à perdre une partie de ses voyageurs.

Une peur taraude les communes au-dessus du tunnel: et si cette ligne finissait par disparaître? Les CFF assurent qu'ils continueront à exploiter le chemin de fer historique. Leur concession court jusqu’en 2017. Et après? L’exploitation de ces 90 kilomètres de rails au-dessus de la montagne coûte cher, quelque 48 millions de francs actuellement. Un «partenariat» entre l’entreprise et d’autres acteurs est évoqué. En attendant, les spéculations vont bon train dans les vallées. Ses habitants rêvent de voir l'épine dorsale du Gothard inscrite au patrimoine mondial de l'Unesco, mais le gouvernement, dans un rapport de 2014, a jugé cette éventualité prématurée. Une seule certitude: les villages du haut ne seront plus reliés comme avant au reste du monde.

Airolo, l’espoir d’une ancienne ligne

«Si cette ligne tombe, c’est la ruine de la région», souligne Marzio Forni, propriétaire de l’hôtel qui porte son nom, face à la gare d’Airolo. D’ici à ce que se noue le destin de la voie ferrée au-dessus des montagnes, lui aura certainement déjà quitté les lieux.

L’entrepreneur de 59 ans a mis son hôtel en vente il y a deux ans déjà. Il n’a toujours pas trouvé preneur, mais il est patient. Après tout, la maison est entre les mains de sa famille depuis cent ans. Ses grands-parents ont commencé à exploiter en 1907, après l’ouverture du premier tunnel ferroviaire du Gothard. Son fils, qui a étudié à l’Ecole hôtelière de Lausanne, aurait pu perpétuer la tradition. Mais il a préféré s’exiler à Londres. «Il ne se voit pas revenir ici. Il connaît les problèmes structurels du tourisme dans les villages de montagne. Le franc fort n’y a rien arrangé.» A Airolo, les restaurants et les hôtels ferment leurs portes les uns après les autres.

Le petit village tessinois a perdu son aura de destination de vacances depuis bien longtemps. Il est avant tout un lieu de passage. S’y arrêtent les randonneurs en été, les militaires, les hommes d’affaires. Et les ouvriers engagés sur les chantiers alpins.

LE MÉMORIAL AUX OUVRIERS DÉCÉDÉS PENDANT LE PERCEMENT

Les versants escarpés du massif du Gothard attirent les motards, les cyclistes et les touristes ébahis par des panoramas à perte de vue. Il offre aussi aux âmes solitaires l'assurance d'une vie paisible. Au fond des vallées, pas tout le monde redoute d'être oublié du reste du monde. Enfant de la montagne, Franz Senn se réjouit de voir retomber le calme sur les vallées où il a passé sa vie.

Le retraité quadrille le village sur son VTT, ses jumelles dans la poche. Sur la montagne, il traque les bouquetins, mais surtout les cristaux. Le quartz noir peut se vendre jusqu'à 2000 francs le kilo. Il gagne aussi sa vie en guidant les touristes sur les chemins escarpés. Le montagnard est convaincu que l'aura mystique du Gothard continuera d'attirer les visiteurs. «Ceux qui veulent vraiment traverser les Alpes le font», dit-il.

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