Difficile de dire pourquoi je me suis arrêté sur lui. Ce sont ses yeux, je crois, assez clairs, presque jaunes, cerclés d’une lumière qui trahissait son grand âge. Il me regardait avec douceur et une détermination que rien ne semblait entamer, ni la foule dans cet après-midi de septembre, ni le vacarme de la station Riponne du M2, ni même cette large croix rouge sur fond blanc que quelqu’un avait cru de bon de peindre sur sa joue droite.
Je me suis approché de l’affiche encastrée dans une boîte lumineuse. Au-dessus d’une citation dont n’importe qui comprendrait qu’elle ne pouvait avoir été suggérée par lui et qu’elle était en fait un slogan publicitaire («Je suis fan de la Croix-Rouge. Grâce à elle, j’ai de nouveau un toit»), il y avait son nom écrit en petits caractères: Rosius Fleuranvil. Son âge: 86 ans. Et son pays: Haïti.
Cette île, je la fréquente assidûment depuis 2003. J'y ai consacré plusieurs livres (dont Etat avec Paolo Woods) et un documentaire. C’était il y a une année et j’ignorais encore que cette rencontre hasardeuse allait me conduire dans un long voyage par-delà les mers, mais surtout dans un questionnement des mécanismes de l’aide qui aboutissent à cette représentation d’un homme sur lequel on a peint le drapeau de ses bienfaiteurs.
Puisque la Croix-Rouge suisse joue le jeu de la personnalisation, j’appelle son service communication:
- Bonjour, j’aimerais rencontrer le visage de votre campagne, Rosius Fleuranvil.
– Qui ça?
– J’ai croisé son visage dans une station de métro lausannoise, il est octogénaire, d'Haïti
– Ah oui… Franchement, ce n’est pas forcément facile de retrouver les bénéficiaires.
– Il est dit que vous avez bâti au-dessus de lui un toit. C’est peut-être un indice.
– Je vais voir.
J’ai beaucoup attendu. Des semaines. Entre-temps, j’ai commencé à faire chauffer les moteurs de recherche.
Rosius Fleuranvil n’est pas avare de présence en ligne. Sur les sites de la Croix-Rouge suisse (CRS), on le reconnaît dans maintes reproductions de son portrait officiel, avec le drapeau, et sur une courte vidéo que voici:
Vous remarquez sa petite voix aigre dans le fond du son, derrière celle du traducteur. Il répète en créole la phrase d’accroche, s’arrête, regarde en l’air – probablement celui ou celle qui le filme. Et acquiesce.
Ailleurs, sur le Net, on découvre aussi Rosius en train de balayer la maison qu’on lui a construite, prier avec un chapelet, se laver les mains sous un jerricane de plastique et éplucher des légumes. Il pose aussi devant les ruines de son ancienne maison détruite par le séisme du 12 janvier 2010. Le titre de ce reportage réalisé d’un seul trait (Rosius porte sur toutes les photos les mêmes vêtements) ne laisse aucune place au doute: «Rosius Fleuranvil s’est bien acclimaté».
Sur le Net toujours, on apprend que les communicants de la Croix-Rouge ont décidé de retourner voir Rosius en 2015, cinq ans après le séisme, pour vérifier que «l’octogénaire a apprivoisé sa nouvelle maison». Malgré la mise en scène, la volonté presque caricaturale de démontrer par l’exemple visuel la validité de l’aide d’urgence fournie par la CRS, à cause aussi du sentiment de malaise devant ces images d’un vieux monsieur auquel on demande d’accomplir des tâches ménagères pour prouver aux donateurs qu’il mérite les murs en contreplaqué qu’on a érigés pour lui, j’ai plus envie encore de rencontrer Rosius.
J’appelle une amie journaliste en Haïti, Laura Louis, pour qu’elle le retrouve enfin. Il est inscrit, sur le site de la Croix-Rouge, qu’il vit à Palmiste-à-Vin, une commune minuscule dans les montagnes qui surplombent Léogâne, l’épicentre du séisme de 2010.
Se renseigner à Léogâne? «Pas de problème, Arnaud, j’ai une amie qui vit dans la zone.»
C’est une vieille campagne. «Elle a plus de dix ans», explique Lukas Sallmann, directeur du marketing et de la communication de la CRS.
Elle a été conçue quelques mois après l’Euro 2008 qui s’était déroulé entre l’Autriche et la Suisse. L’imaginaire collectif était alors saturé de photographies de supporters qui se maquillaient le visage aux couleurs de l’équipe nationale qu’ils soutenaient. «Nous avions besoin d’une idée qui puisse être utilisée pour présenter à la fois nos actions en Suisse et à l’étranger. Nous voulions aussi mettre les bénéficiaires au cœur de la campagne, ce sont les messagers les plus authentiques.»
La CRS discute alors avec l’agence zurichoise One Marketing et en particulier avec sa fondatrice Ruth Wagner qui a travaillé quelques années auparavant pour le cabinet d’audit et de conseil Ernst & Young: «Je suis née dans une famille qui cachait des réfugiés tamouls à la maison. J’avais besoin de travailler pour des clients dotés d’un sens politique. Alors j’ai créé cette agence. On collabore régulièrement avec les ONG, tout ce que j’ai appris de la communication, je l’utilise pour elles. Je ne vends plus des voitures, mais une cause, et je ne ressens aucune fausse pudeur à utiliser tous les outils du marketing. La Croix-Rouge est une marque incroyablement forte. C’est sans doute la seule organisation dont le logo est connu mondialement, également par les bénéficiaires des pays d'intervention. Ce serait dommage de s’en priver.»
Très rapidement, l’agence trouve le concept du «Je suis fan de la Croix-Rouge» et du drapeau maquillé sur le visage, la campagne se décline avec des visages connus – comme ceux du lutteur Christian Stucki et de la conseillère fédérale Doris Leuthard – mais aussi des bénévoles et des bénéficiaires.
Ruth Wagner se souvient très bien avoir sélectionné la photographie de Rosius Fleuranvil: «Il était exactement ce qu’un communicant vous déconseillerait pour une campagne de levée de fonds. En général, on choisit un enfant ou une mère; cela peut sembler cynique mais cela marche mieux. Rosius est un monsieur âgé mais il y avait quelque chose chez lui de beau et digne qui m’a frappé.»
C’est Caspar Martig qui a pris le portrait de Rosius. Depuis près de trente ans, le photographe bernois traverse le monde pour la Croix-Rouge – il réalise par ailleurs des campagnes publicitaires, notamment la fameuse image des trois vieillards taiseux en costume traditionnel, assis sur un banc, pour vendre le fromage Appenzeller.
Avant d’atterrir à Port-au-Prince, Caspar et son assistante ont pris des portraits pour la même campagne de la CRS au Togo. Ils ont passé quelques jours en Afrique, puis arrivent sur cette île encore dévastée par le séisme: «Je me souviens de la chaleur, de la destruction. Haïti, c’est un enfer posé sur une île paradisiaque.»
Le 22 juillet 2011, ils atteignent la commune de Palmiste-à-Vin. Ils n’ont pas beaucoup de temps – on a sélectionné pour eux des bénéficiaires, une dizaine. «La CRS voulait qu’on prenne aussi une personne âgée. J’ai vu Rosius et j’ai su instantanément que c’était lui. Je suis un photographe de publicité, je reconnais un personnage. Il avait un charisme sensationnel.» L’assistante de Martig peint sur le visage de Rosius le drapeau de la Croix-Rouge, ils lui enseignent comme ils peuvent le slogan qu’il doit répéter et ils choisissent avec lui la chemise bleue. «Nous avons décidé de prendre les photos devant une toile blanche. J’ai beaucoup aimé que la campagne se focalise sur les gens, plutôt que sur leur contexte.» Le directeur du marketing et de la communication de la CRS, Lukas Sallmann, lui aussi était présent: «Il faisait très chaud et le pays était ravagé. Rosius avait une personnalité incroyable, je crois que c’est cela qui nous a plu. Ce genre de prises de vue, dans les communautés, se déroule comme un casting! Tout le village est là, tout le monde souhaite participer. Quand on a réalisé les mêmes images au Bangladesh, on s’est posé la question de l’opportunité de peindre une croix rouge sur le visage de femmes musulmanes plutôt qu’un croissant rouge. Au final, après consultation de tout le village, la croix a été acceptée.»
Après deux jours de prises de vue en Haïti, le photographe Caspar Martig quitte le pays. Dans son disque dur, l’image de Rosius.
Un soir, je reçois un message sur WhatsApp. Il est signé de la journaliste Laura Louis, à laquelle j’avais demandé de retrouver Rosius.
Laura précise encore: «C'est sa nièce, Anthonine Dautruche, qui vit toujours dans la zone, qui m'a appris sa mort.»
Je suis stupéfait. La Croix-Rouge suisse utilise l’image d’un mort pour récolter des fonds avant les Fêtes. Quelques semaines plus tard, après une nouvelle relance à la CRS, je reçois ce mail de confirmation de la part des services de communication de l’ONG:
Cher Monsieur, notre équipe en Haïti vient de nous informer que M. Rosius Fleuranvil est malheureusement décédé. Si vous souhaitez d’autres contacts avec des personnes de la région de Léogâne, n’hésitez pas à me le faire savoir.
Meilleures salutations.
Nous nous trouvons alors quelques semaines avant le dixième anniversaire du séisme haïtien. J’ai décidé de me rendre de toute façon sur l’île pour essayer de comprendre pourquoi à cette catastrophe naturelle a succédé une débâcle humanitaire. Le 12 janvier 2010, après que plus de 200 000 personnes ont péri sous les décombres, le monde se mobilise massivement et des promesses de don sans précédent affluent – l’ONU estime à 13 milliards de dollars les fonds débloqués pour aider un pays de 27 000 km2 et de 11 millions d’habitants.
En Suisse, comme après chaque désastre, c’est la Chaîne du bonheur qui regroupe la collecte des fonds au profit de projets d’urgence, mais aussi de développement, qu’elle sélectionne parmi ceux que les ONG présentes lui proposent. Pour Haïti, elle reçoit plus de 66 millions de francs, ce qui constitue la troisième levée la plus importante après le tsunami de 2004 et la catastrophe du village valaisan de Gondo en 2000. En janvier dernier, l’organisation a publié un rapport d’évaluation de son aide financière en Haïti; au terme d’une enquête menée par un organisme indépendant, l’essentiel des bénéficiaires ont déclaré que leur vie avait été améliorée par les projets financés par la Chaîne du bonheur.
Les conclusions de ce rapport ont été largement relayées par la presse suisse. Elles tranchaient avec la réalité macroscopique d’une chute sans fin de l’économie du pays, d’une crise politique qui a paralysé Haïti en 2019 et d’une pauvreté qui, selon tous les analystes, ne cesse de croître.
Selon le directeur des programmes de la Chaîne du bonheur, Ernst Lüber, «on a créé des îlots d’amélioration dans un environnement où la gouvernance est problématique. Lorsqu’on construit une maison pour un bénéficiaire, cela ne veut pas dire qu’on lui trouve un travail. Nos partenaires ont choisi d’intervenir dans des contextes gérables, sur des terrains d’intervention où il y avait une chance qu’ils puissent être efficaces.»
L’un de ceux qui étaient alors à la manœuvre pour la CRS est l’ingénieur français Olivier Le Gall. Il est arrivé en Haïti au mois d’octobre 2010 – il avait 30 ans – et s’y trouve toujours. Son premier poste a été d’assister le responsable du projet de reconstruction. Lorsqu’il arrive, la CRS a déjà défini son périmètre d’intervention dans les montagnes qui entourent l’épicentre du séisme et a commandé plus de 600 abris préfabriqués au Vietnam. «Les ONG étaient nombreuses et les filières de matériau n’existaient pas sur place, on a donc dû se résoudre à importer des petits modules en acier qui n’étaient pas adaptés au contexte.»
Chaque abri coûte 2500 dollars, mais, après les transformations (ajout d’une seconde porte, doublage du mur pour protéger les panneaux en bois, ajout de grillages sur les fenêtres, etc.), leur coût atteint les 5000 à 6000 dollars. C’est cher pour des abris qui auraient dû être transitoires mais dont chacun savait déjà qu’ils ne seraient jamais remplacés. «Avec le recul, je pense qu’on aurait dû faire différemment. Travailler sur l’architecture locale. Prendre un peu plus de temps. Parfois, dans l’aide, il n’y a pas de bonne solution, on doit trouver la moins mauvaise, essayer de faire le moins de bêtises possible.»
Après une longue pause, Olivier Le Gall est revenu en Haïti et continue d'œuvrer pour la CRS: «Etre travailleur humanitaire dans ce pays, cela apporte de la lucidité. Je n’idéalise pas notre travail, nos actions sont des gouttes d’eau. Les causes de l’échec relatif de la reconstruction sont multiples, partagées, imbriquées. J’ai l’impression qu’il ne manquerait pas grand-chose ici pour que les choses s’améliorent.» Olivier se souvient de Rosius Fleuranvil et de son portrait. «J’aime cette campagne, elle humanise notre action. Vous savez, ce n’est pas artificiel, on est vraiment implantés dans cette communauté depuis dix ans. On est venus après avoir pris contact avec la congrégation religieuse locale, après s’être assurés que nous étions vraiment désirés.»
Il ne fait pas si chaud que ça. A côté de l’église Saint-Charles, souffle un léger vent frais sur les manguiers. Les fidèles sortent de la messe; les hommes sont en costume, les femmes en robe et chapeau. La tombe de Rosius Fleuranvil est un large caveau peint de bleu ciel.
Comme sur la plupart des constructions en Haïti, on a laissé dépasser les fers à béton, cela donne l’impression qu’un deuxième étage se prépare. Sur la pierre, on a gravé au couteau la date de l’enterrement, 18 mai 2016, l’année de naissance, 1926, et l’âge du défunt, 90 ans. Mais pas son nom. La tombe embrasse toute la plaine en contrebas, jusqu’à la mer des Caraïbes.
Je débarque dans la cour de la famille Fleuranvil en fin de matinée. Palmiste-à-vin, ce hameau étalé dans une demi-montagne sur la route du Sud, est pointillé de ces cabanons en contreplaqué et de ces bâches trouées aux couleurs des ONG qui rappellent à ceux qui passent l’ampleur de la catastrophe de 2010. Il y a des poules qui volent. Quelques constructions en mauvais ciment. Deux abris transitionnels de la CRS. La sœur de Rosius, Germaine, vit dans l’un d’eux; elle a 97 ans. Le contreplaqué de sa maison est recouvert d’images pieuses. Elle ne parle presque pas.
C’est la nièce de Rosius, Anthonine Dautruche, qui dirige la cour. Elle a le crâne presque rasé, elle prenait soin de Rosius quand il était là. Elle dresse le portrait d’un homme solitaire. «On l’appelait Toro, je ne me souviens pas pourquoi.» Pendant sa jeunesse, il travaillait à la brasserie nationale et vivait à Port-au-Prince. Il a eu 5 enfants dont un est mort avant lui; il n’avait pratiquement plus de contacts avec eux. Bien avant le séisme, il a été licencié et a rejoint son village natal, Palmiste-à-Vin. «Le séisme a totalement détruit la petite maison où il vivait. Un an plus tard, le 6 janvier 2011, Rosius a reçu cette maison en préfabriqué. A plusieurs reprises, depuis lors, les gens de la Croix-Rouge sont venus prendre des photos de Rosius sans qu’on sache ce qu’ils en faisaient.»
On montre à Anthonine les photos de son affiche dans le métro lausannois. Elle paraît ne pas saisir. «Pourquoi est-il connu là-bas?» Je ne sais trop comment répondre à cela. Au fond de la cour, la maison de Rosius est presque vide: une table, un sommier, c’est tout. Sur les parois de préfabriqué, il a marqué à la craie le compte de ses dettes.
La famille n’a conservé aucun de ses papiers, sinon son testament où il met sa maison en gage en échange du financement de ses obsèques et de la tombe. Depuis la mort de Rosius, personne n’y habite.
Wysbertha, qui est née deux ans avant le séisme, se souvient que son grand-père passait l’essentiel de ses journées sous l'auvent de son abri transitoire et qu’il dormait seul. «Il ne sortait que pour acheter du salami au marché et parfois cuisiner sa bouillie.» Il est mort après que sa nièce est partie en voyage aux Etats-Unis et qu’il s’est senti abandonné. «Il a beaucoup pleuré.» Il a ensuite subi un AVC, il est mort en quelques jours.
Je n’apprends pas grand-chose de plus. Mais la visite de cette petite maison vide, la simple lecture du testament manuscrit daté du 29 janvier 2013 où Rosius «fait donation d’une maison de la Croix-Rouge suisse à sa nièce […] qui doit prendre la responsabilité des funérailles», et la vue de sa tombe, tout cela prend une résonance insoupçonnable à plusieurs milliers de kilomètres de ma rencontre avec le visage de Rosius. Quatre ans après sa mort, on utilise encore le visage de Rosius pour lever des fonds. Sous le slogan, il est inscrit: «Chaque année, 200 millions de personnes sont victimes de catastrophes naturelles. Pour les aider, nous avons besoin de vous.» Et le site est où l’on peut envoyer des dons est mentionné en gras, fan.redcross.ch.
J’ai le sentiment, sur cette colline, d’un monde à l’arrêt. Ceux qui sont en âge d’avoir des rêves ont depuis longtemps quitté la zone pour s’installer en ville ou, mieux, pour partir à l’étranger. Les murs de l’abri sont solides. On se dit à cet instant qu’ils tiendront encore quand le dernier habitant de Palmiste-à-Vin sera parti.
«Le problème de ce musée, c’est qu’il y a très peu de critiques des images. Ceux qui ont conçu la scénographie se soucient davantage de l’impact visuel que du sens. C’est dommage.» Printemps pluvieux, au Musée international de la Croix-Rouge à Genève. L’historienne de l’humanitaire Valérie Gorin accompagne des étudiants du Graduate Institute voisin pour une visite commentée des lieux. On traverse des salles où un pied immense, de polystyrène, écrase des images de victimes de sévices et de guerres et où des bénéficiaires racontent sur des écrans géants leur tragédie personnelle.
L’exposition temporaire est constituée de dizaines d’affiches conçues depuis 1866 par les sociétés nationales de la Croix-Rouge pour récolter des fonds, du sang, prévenir des maladies ou des catastrophes naturelles, bref, pour communiquer et informer sur les activités de la Croix-Rouge.
Sur un panneau qui concerne la levée de fonds, il est noté: «De la croix rouge qui illumine la terre à la figure émaciée de la victime, toutes les stratégies sont utilisées pour susciter l’émotion et le don.» Une installation entière est consacrée à la campagne «I’m a fan» – celle qui met en scène Rosius Fleuranvil – où les visiteurs peuvent découvrir les bénéficiaires dans l’œil des bénévoles et inversement.
Je soumets l’affiche de Rosius à Valérie Gorin, qui s’intéresse particulièrement à la question des représentations dans l’humanitaire. Elle en fait une analyse critique: «Une telle campagne illustre des stéréotypes de victimes. Le vieux monsieur noir est l’un d’eux. En général, les hommes sont plus rares dans les campagnes humanitaires parce qu’ils sont associés aux belligérants dans l’imaginaire collectif. On leur préfère les mères qui portent des enfants – l’âge ici accentue la vulnérabilité et plaide donc en sa faveur. On donne le nom, l’origine et l’âge de Rosius Fleuranvil. Dans les années 1920, on préférait faire comprendre l’ampleur des opérations à travers des foules. Mais la psychologie sociale a montré qu’individualiser la souffrance permet de s’identifier à un destin.»
L’idée de placer Rosius sur un fond blanc et donc d’accentuer le face-à-face avec le spectateur relève, selon Valérie Gorin, d’un choix stratégique de considérer un bénéficiaire hors de son contexte et donc hors de son histoire: «Il faut simplifier un maximum. Donc on évite ainsi de s’intéresser à la trajectoire de l’individu mais aussi à celle de son pays. On fait valoir un besoin et on montre que la Croix-Rouge le comble. On met ainsi en place une logique de l’aide qui devient une dépendance.» Plus problématique encore, le drapeau peint sur la joue de Rosius. «C’est une réification de l’individu, ce qu’on appelle le branding, le marquage.
On ne peut pas faire l’économie d’une lecture néocoloniale de cette histoire: on marque cet homme comme on marquait les esclaves, pour signifier qu’il appartient à ses bienfaiteurs. Le slogan, lui-même, est inacceptable. Il ressemble au «merci Bwana» des premières représentations de la charité envers les colonies.
Toute cette construction est publicitaire, elle reprend l’esthétique de la victime reconnaissante envers le Blanc sauveur. On ne questionne pas la dépendance des pays pauvres vis-à-vis des pays riches, on veut juste créer un lien émotionnel. C’est un spectacle.»
Pour finir, quand on apprend à Valérie Gorin que Rosius Fleuranvil est mort depuis quatre ans, elle manque de s’étouffer: «C’est scandaleux! De toute façon, il y a pour moi un énorme problème de consentement dans cette image. Ce que je vois, c’est l’autoglorification de la générosité suisse au détriment d’un homme dont le droit à l’image ne nous intéresse pas. Rosius Fleuranvil était-il vraiment en mesure de refuser le slogan qu’on lui a mis dans la bouche et l’usage qu’on allait faire de son image bien après sa mort?»
«Cela me torture qu’il soit mort. Je ne savais pas. C’est douloureux. Oui, la question du consentement est critique. Même si on essaie toujours de faire comprendre les enjeux à nos interlocuteurs, j’ai vu des contrats de bénéficiaires qu’on avait photographiés qui étaient signés avec trois croix.» Depuis son bureau zurichois, Ruth Wagner de l’agence One Marketing semble sincèrement bouleversée par la nouvelle de la mort de Rosius.
Elle a conçu plusieurs campagnes pour des ONG, dont celle de la CRS et également celle d’Amnesty avec de vraies victimes enroulées dans des couvertures de survie. «Il y a des problèmes éthiques immenses dans la communication humanitaire. En utilisant des images qui "marchent" pour lever des fonds, on risque de nourrir des stéréotypes. Je ne crois plus que la fin justife tous les moyens.»
Ruth Wagner a lancé une initiative et un site associé, Fairpicture. «Les images ont un impact décisif sur notre façon de voir le monde. Il faut donc changer les images.» Une des idées clés de son projet est d’établir un réseau de photographes qui proviennent des terrains d’intervention, partout dans le monde. « Les stéréotypes naissent aussi de la méconnaissance du terrain. Il faut que les peuples puissent se représenter eux-mêmes.»
On peut se dire que ces questions sont des problèmes de riches. Et que le vrai enjeu, c’est qu’une organisation ait bâti un toit au-dessus de Rosius Fleuranvil au moment où il en avait le plus besoin. Je crois que si le visage peint de Rosius m’a pareillement interpellé, c’est que je sais à quel point la reconstruction d’Haïti est un monumental échec. Je connais ce pays depuis 2003 et j’y retourne au moins une fois par année depuis cette date; dans les deux ou trois ans qui ont suivi le séisme, la seule question qu’on me posait sur le pays, c’était: «Est-ce qu’on a enfin reconstruit?»
La syntaxe hyper-simplificatrice des organisations humanitaires, la promesse presque magique qu’il suffit de résoudre un problème par le don des populations riches et l’idée qu’une maison de préfabriqué à 6000 dollars compense non seulement une tragédie nationale mais aussi des décennies de mauvaise gouvernance et d’ingérence internationale, tout cela participe d’un renforcement des rapports de force et de l’impression que certains pays sont voués à la misère.
Aujourd’hui, plus personne ne me demande: «Est-ce qu'Haïti est reconstruit?» Parce que, à la promesse magique, ont succédé une déception mondiale et une culpabilisation subtile des victimes.
Je me retrouve assis à un cours du Graduate Institute à Genève, une fabrique mondialisée des futurs humanitaires. La professeure Julie Billaud enseigne l’humanitarisme ou une histoire critique de l’humanitaire. Quand elle interroge ses étudiants, qui viennent de partout, sur les raisons de leur participation à ce cours, une ancienne employée de MSF déclare: «Je suis perdue. Je suis remplie de dogmes sur ma discipline, qu’il me faut déconstruire.»
«Beaucoup d'étudiants que je forme me disent qu’ils sont désespérés», explique Julie Billaud. Avant d’enseigner, elle a effectué des missions en Asie du Sud et en Afghanistan (pour une organisation qui n’existe plus, Aide médicale internationale) et a observé à quel point la pensée humanitaire était héritière d’une volonté coloniale de contrôle: «J’avais le sentiment très profond d’être un escroc et ce sentiment était assez partagé par nombre de mes collègues. Le problème, c’est celui de la bonne conscience qui nous empêche souvent de questionner nos intentions et notre efficacité. Pour faire ce métier-là, il faut peut-être abandonner certaines de ses illusions.»
Pendant ces mois où j’ai été happé par l’histoire de Rosius, j’ai reçu dans ma boîte la publicité pour une organisation qui avait troué un carton pour montrer la taille normale du tour de bras d’une fillette occidentale et celui, minuscule, d’une fillette africaine. J’ai aussi croisé sur une place un employé à la journée d’une autre organisation humanitaire qui, après m’avoir montré les images en 3D d’une femme africaine dans un champ, m’a dit que les autres ONG ne construisaient pas de puits mais envoyaient «des bouteilles d’eau en plastique».
Après le confinement, j’ai aussi vu apparaître dans les rues de Suisse romande la nouvelle campagne de la Croix-Rouge. Des bénévoles y posent avec un drapeau de l’organisation peint sur le visage. «Solidaires, tous ensemble: merci de votre soutien envers les plus vulnérables», dit le slogan qui vise à sensibiliser sur ceux qui ont été actifs pendant le pic de l’épidémie. Ils dévisagent les passants. Comme Rosius.
Pourquoi ce sujet?
J’ai réellement été happé par ce visage, celui de Rosius Fleuranvil. Rien n’était prémédité, je n’avais jamais réellement réfléchi à la représentation des bénéficiaires dans les campagnes humanitaires. Mais plus j’avançais dans cette histoire, plus je m’apercevais qu’elle était révélatrice d’un mode de fonctionnement. Rosius est le témoin silencieux d’une mécanique de générosité globalisée, mais aussi d’un imaginaire construit.
Quelles difficultés avons-nous rencontrées?
Elles sont surtout d’ordre moral. Je n’avais pas du tout envie de simplifier les enjeux, il ne s’est jamais agi de critiquer en particulier le travail de la Croix-Rouge suisse ou de juger l’ensemble de l’aide d’urgence ou de l’aide au développement. Nous nous trouvons aujourd’hui au début des levées de fonds de la période hivernale et les visages marqués d’une croix rouge sont réapparus dans nos rues : j’espère mettre en lumière une partie de la vie de ces êtres que nous croisons et qui ne sont pas seulement des victimes.
Quel était l’intérêt d'aller en Haïti?
Pour rendre une identité, une histoire, une trajectoire à Rosius Fleuranvil, il fallait rencontrer ceux qui l’ont connu, entrer dans sa maison, comprendre le terroir et photographier les documents. L’image de Rosius, un portrait en gros plan sur fond blanc, laisse penser que cet homme est une icône désincarnée, juste un bénéficiaire. Il a eu une vie avant cela. C’est ce que nous voulions montrer.
Que faut-il retenir?
Nous nous trouvons dans un moment historique où les relations entre les pays développés et les pays en développement sont réinterrogées et où les logiques post-coloniales semblent résister dans nos relations sociales et nos usages. Les personnes noires qui apparaissent dans nos rues au moment des levées de fonds relèvent aussi d’une histoire raciale et, de ce point de vue, il n’est pas anecdotique d’aller interroger les pratiques de communication des ONG.