Lorsqu’il s’installe dans l’avion Genève-Zurich, puis dans celui de Zurich-Boston le 7 mai 2008, Bradley Birkenfeld ne se doute de rien. Ou presque. L’ex-banquier d’UBS retourne dans sa ville natale pour une soirée d’anciens étudiants. A son arrivée, deux officiers de la Homeland Security vérifient les passeports de tous les passagers, directement sur le tarmac. Quand vient son tour, il comprend immédiatement. Malgré ses demandes d’immunité en échange d’informations sur l’évasion fiscale, il est arrêté. Puis inculpé quelques jours plus tard à Fort Lauderdale en Floride de «conspiracy to defraud the US government by helping tax evasion». L’Américain de 43 ans l’ignore encore, mais son ancien client le milliardaire californien Igor Olenicoff a été arrêté plusieurs mois avant pour avoir caché 200 millions de dollars au fisc, et il a largement chargé son ancien conseiller.
«Tarantula» s’était imaginé un autre destin. C’est ainsi qu’il s’était présenté au téléphone au correspondant du Financial Times à Zurich une année plus tôt, promettant sans succès des informations à même de provoquer l’effondrement de la place financière suisse. Au même moment, il avait aussi approché d’autres interlocuteurs, l’IRS, l’autorité fiscale américaine, et la SEC, le gendarme de la bourse. Appâté par une nouvelle loi qui promet aux lanceurs d’alerte 30% des fonds retrouvés? Fâché par UBS qui renâcle à lui verser un bonus à la hauteur de ses attentes? On ne connaîtra jamais la véritable motivation derrière sa proposition aux autorités américaines de leur raconter comment les gérants de la grande banque suisse s’arrangent pour aider leurs clients à réduire leurs impôts. Il a ses propres exemples, comme lorsqu’il a caché des diamants dans un tube de dentifrice pour les transporter par-dessus l’Atlantique pour le compte d’un client.
En 2007, les banques suisses gèrent 170 milliards de francs pour des clients étasuniens, selon les statistiques de la BNS. En deux ans, cette somme diminue de moitié.
Par pays et continent
Source: Statistique bancaire annuelle, Engagements résultant des dépôts de la clientèle, BNS
Bradley Birkenfeld plaide coupable et renseigne abondamment les autorités américaines. Cela ne lui épargnera ni la résidence surveillée dans un premier temps ni la prison ensuite. Et une récompense de 104 millions de dollars. Mais l’engrenage est lancé: quelques mois plus tard, UBS évite des poursuites pénales aux Etats-Unis en payant une amende de 780 millions de dollars pour avoir aidé des clients à «évader le fisc». Puis, avec l’accord de Berne, la banque transmet les noms de 4450 titulaires de comptes américains. Du jamais vu, et un sérieux coup de canif donné à une forteresse qu’on croyait encore imprenable: le secret bancaire.
Vingt-cinq ans plus tôt, le peuple suisse avait «béni» le secret bancaire fiscal en votant en faveur de son maintien, se souvient Daniel Zuberbühler, ancien vice-président de la Finma, le gendarme des marchés financiers. Le Parti socialiste voulait l’abolir, rappelle-t-il, mais la Suisse a dit non à 73%, à l’unanimité des cantons, en 1984. Une décision qui «a permis de maintenir cette attitude bornée de défense du secret bancaire et rendu aveugle au contexte international», estime-t-il, en référence à la crise financière de 2008 qui a vidé les coffres publics et poussé les grandes puissances à combattre l’évasion fiscale avec une nouvelle détermination. Ces dernières, réunies au sein du G20, menaçaient pourtant de placer la Suisse sur une liste noire et de lui infliger des sanctions économiques si elle ne coopérait pas davantage.
Lire aussi l’éditorial: Secret bancaire, les leçons de l’histoire
Ainsi, lorsque Hans-Rudolf Merz, alors président de la Confédération, se présente un vendredi de mars 2009, le 13, au centre de presse, en face du Palais fédéral, annonçant que la Suisse renonce à la distinction entre la fraude et l’évasion fiscales, une onde de choc est prête à se propager. Pourtant, interrogé par la presse qui lui demande si le gouvernement plie, le conseiller fédéral PLR, chargé des Finances, assure: «Non, rien ne change. Pour la Suisse, tout reste pareil.» Il affirme qu’il ne faut pas s’inquiéter pour la place financière et qu’il ne sera pas facile d’obtenir des informations, que rien ne sera automatique. C’est vrai, pour le moment, comme le montrera la suite de l’histoire.
Jusque-là, le légendaire secret bancaire tenait sa force d’une particularité toute simple. La Suisse ne transmettait d’information à l’étranger qu’en cas de fraude relevant du pénal, qui impliquait une escroquerie, un «comportement astucieux», par exemple de faux documents ou des montages financiers complexes. Mais pour la simple soustraction fiscale – la non-déclaration d’un compte en Suisse –, Berne n’entrait pas en matière.
Plus que la fin de la distinction entre fraude et soustraction fiscales, le vendredi 13 mars 2009 a marqué le début de la transmission d’informations sur la base de «tout renseignement vraisemblablement pertinent», se souvient l’avocat Xavier Oberson, qui participait à ce moment-là à la Task Force Entraide USA, un groupe d’experts chargé de conseiller le Conseil fédéral dans les négociations avec les Etats-Unis.
«La veille, au sein de cette Task Force, nous avions parlé de changement de paradigme, de nouveau monde, les discussions étaient vives, poursuit le fiscaliste genevois. Dans le pays, tous les experts étaient convaincus que la Suisse serait laissée tranquille, car elle avait donné ce que le monde lui réclamait depuis soixante ans. En fait, l’inverse s’est produit. La pression internationale s’est accentuée.»
Le statu quo était impossible, reconnaît encore Xavier Oberson: «Mais avec le recul, on peut dire que la Suisse était peu combative et on entend souvent qu’elle n’a pratiquement rien obtenu en échange de l’abandon du secret bancaire, en particulier l’accès au marché européen. Mais on oublie aujourd’hui que notre pays était très isolé sur le plan politique à l’époque.» Le fiscaliste genevois note au passage une difficulté institutionnelle pour obtenir cet accès, qui dépendait de l’UE, alors que ce que la Suisse avait à offrir – la fin du secret – intéressait uniquement les administrations fiscales des pays membres.
«Cette annonce a créé un choc sur la place financière. Les autorités fédérales ne l’avaient pas véritablement anticipée, car elles avaient probablement sous-estimé le dialogue international qui avait eu lieu précédemment et dans lequel la Suisse n’avait malheureusement pas toujours été assez présente», estime aujourd’hui le banquier genevois Patrick Odier.
Ebranlés, les banquiers rivalisent de prédictions apocalyptiques et beaucoup d’entre eux multiplient les critiques à l’égard d’un gouvernement dont ils estiment qu’il a lâchement abdiqué face à la pression internationale. «La décision du Conseil fédéral a créé un sentiment d’injustice, mais, en réalité, la place financière était dans une situation de déni depuis trop longtemps», explique un banquier avec le recul. Or, passer «du déni à la plainte, et enfin à l’adaptation a pris des années». Pour Daniel Zuberbühler, ancien vice-président de la Finma, les gens étaient surtout «tellement focalisés sur le secret bancaire fiscal qu’ils étaient terrifiés de le voir disparaître».
L’annonce n’avait d’ailleurs pas encore été faite qu’Ivan Pictet prévenait déjà des conséquences: sans distinction entre évasion et fraude fiscales, «la place financière pourrait rétrécir d’une proportion qui pourrait aller jusqu’à près de la moitié de sa taille. Le secteur financier, au lieu de représenter environ 12% du PIB, n’en représenterait alors peut-être que 6 ou 7%.» Le banquier genevois prévoyait un exode des 140 banques étrangères à Genève qui «n’auraient plus de raison de rester, elles qui sont ici pour offrir le secret bancaire suisse». Peu optimiste, il juge que «le savoir-faire traditionnel helvétique en matière de gestion de fortune serait à lui seul insuffisant pour compenser la perte de la protection de la sphère privée».
Dans une interview mi-novembre 2009, Patrick Odier, alors jeune président de l’ASB, l'association suisse des banquiers, affirmait que la place financière suisse devrait se concentrer à l’avenir sur la conformité fiscale des avoirs. Cette prise de position a déclenché beaucoup de réactions de la part de certains de ses pairs, qui estiment que ce n’est pas le message que devrait donner le président de l’ASB. «Mon rôle consistait à dire ce que peu de gens avaient envie de dire, à exprimer un réalisme concernant ce vers quoi nous devions aller, qui n’était pas intégré par tous à ce moment-là. Etant devenu président de l’ASB en pleine annonce du changement de paradigme, j’ai bénéficié d’un peu plus de marge de manœuvre pour adapter rapidement la vision stratégique.»
La controverse n’échappe pas au Blick, qui, fin 2009, titre, photos des deux hommes à l’appui, «Pictet vs Odier: le combat des banquiers». Le premier considérant comme «absolument impensable» d’accepter uniquement de l’argent déclaré, la proposition du second.
Passé le choc de l’abandon de la distinction entre évasion et fraude fiscales, la contre-offensive se prépare. Sous l’impulsion d’Alfredo Gysi, président de l’Association des banques étrangères en Suisse, naît une nouvelle idée. Parce qu’elle représente «une solution simple et ingénieuse à un casse-tête compliqué», le Tessinois, par ailleurs président de la banque aujourd’hui disparue BSI, la nomme «Rubik», en référence au cube de couleurs en apparence impossible à résoudre.
Dans ce cadre, les banques s’engagent à prélever directement auprès de leurs clients un impôt libératoire qu’elles reversent ensuite aux fiscs concernés sans dévoiler de noms. Le client, lui, reçoit un certificat prouvant qu’il a payé ses impôts. L’ASB reprend ce projet, qui s’accompagnerait d’un accord pour régler le passé, soit les montants précédemment cachés. L’idée fait largement débat, en raison de la complexité de sa mise en œuvre. Mais la perspective de pouvoir conserver l’anonymat des clients est irrésistible pour les banques, tout comme sera celle de voir des caisses publiques désespérément vides après la crise financière se remplir sans efforts, se persuade l’ASB. Fin 2009, le Conseil fédéral adopte «Rubik» et commence à le présenter à ses partenaires étrangers.
Ceux-ci mordent effectivement à l’hameçon. L’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Grèce, les pays scandinaves montrent un intérêt. Même la France, pourtant attachée plus que quiconque à la fin de l’anonymat, promet d’y réfléchir. L’Autriche, la Grande-Bretagne et l’Allemagne sont suffisamment séduites par la proposition pour conclure un accord avec Berne. C’est Berlin qui cristallise tous les espoirs car «on pensait que si elle mettait en place Rubik, l’Union européenne allait suivre», se souvient Patrick Schwaller, associé du cabinet d’audit EY. C’est elle aussi qui les réduira en miettes.
Si la CDU avait eu la majorité, cela aurait fonctionné
Le 13 décembre 2012, le Bundesrat, aux mains de l’opposition de gauche, rejette l’accord. Ministre SPD des Finances et de l’Economie du Bade-Wurtemberg, Nils Schmid résume l’enjeu pour son land: «A la faveur de l’achat de CD contenant des données bancaires, et à la suite des autodénonciations de contribuables désireux de se mettre en règle, le Bade-Wurtemberg a déjà enregistré davantage de rentrées d’argent que ce que promettait Rubik.» Surtout, il n’est plus question, dans l’esprit de la majorité, de préserver l’anonymat de fraudeurs dans un contexte de crise. «Si la CDU avait eu la majorité, cela aurait fonctionné, regrette Patrick Schwaller. Les conséquences pour la place auraient pu être complètement différentes, davantage de comptes auraient pu rester en Suisse.»
Le tournant vers la transparence apparaît désormais inévitable. «Rubik a prolongé le débat, mais après le refus de l’Allemagne, on s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une impasse. Nous n’allions pas échapper à l’échange automatique de renseignements», se remémore le banquier Alexandre Zeller, qui s’apprête aujourd’hui à rejoindre le collège des associés de Lombard Odier. Un délai pour mieux se préparer à cette nouvelle ère? Plutôt une tergiversation inutile, pour Emmanuel Genequand, associé du cabinet PwC. «L’échange automatique était inéluctable, on le voit maintenant. On a fait deux étapes au lieu d’une.»
Dans les mois qui suivent son amende de février 2009, UBS termine son tri des clients américains devenus trop encombrants. Secouée par cette affaire qui a changé la donne, une grande partie de la place financière l’imite. Une poignée de banques y voient pourtant un trésor abandonné et décident d’offrir à ces indésirables une seconde chance de garder leur fortune à l’abri des griffes du fisc.
Sans filiales à l’étranger, ces établissements se sentent protégés. Dès l’été 2008, les associés de la banque Wegelin encouragent ainsi leurs gérants à récupérer les clients tombés de l’escarcelle d’UBS. Des employés de cette dernière les poussaient même à rejoindre l’institution bicentenaire saint-galloise. Les fonds transitaient d’ailleurs par un compte d’UBS à Stamford, Connecticut.
Un an plus tard, Wegelin renonce à cette pratique mais garde ses clients existants. Officiellement, son associé senior, Konrad Hummler, alors encore adulé par la place pour sa verve et son franc-parler, fait ses «Adieux à l’Amérique» dans sa lettre d’investissement. En renonçant à investir dans les actions de la première économie mondiale, en évitant le dollar, la banque se croit doublement couverte.
C’était croire les autorités américaines moins déterminées qu’elles ne l’étaient en réalité. Elles ont vent des pratiques de la banque grâce à des contribuables repentis, tout à fait prêts à dénoncer leur gérant suisse en échange d’amendes ou de peines moins salées. Des témoignages qui conduisent à l’inculpation de Wegelin en février 2012. La banque s’était préparée à cette éventualité et à l’amende qu’elle risquait d’impliquer: une semaine plus tôt, elle avait vendu toutes ses activités à Raiffeisen, dans une entité appelée Notenstein La Roche, gardant pour elle uniquement les clients américains. Wegelin, la plus vieille banque de Suisse alors en activité, un symbole, devient aussi la première à être inculpée aux Etats-Unis.
C’est «une exécution à petit feu de la place financière suisse», s’étrangle l’avocat genevois Carlo Lombardini au téléjournal de la RTS. En même temps, la Suisse découvre avec effroi les imprudences de Wegelin et la ténacité des autorités américaines et est forcée d’admettre qu’il ne suffit plus de respecter sa propre loi, le droit étranger compte aussi.
Début 2013, un tribunal de New York inflige à ce qu’il reste de Wegelin une amende de 74 millions de dollars que les associés acceptent sans négocier. Après tout, ce n’est qu’une fraction de ce qu’ils ont empoché grâce à la vente de Notenstein l’année précédente. Fâchés d’être mis au ban de la place, ils ne le font cependant pas sans égratigner leurs pairs au passage. Otto Bruderer, associé de Wegelin, affirme que le comportement de sa banque était «courant dans l’industrie bancaire suisse». Une petite phrase assassine qui provoque un tollé dans un secteur déjà terrorisé par ce que les Etats-Unis leur réservent encore. Qu’arrivera-t-il aux dix autres banques sous enquête, dont font partie Credit Suisse, la ZKB, Julius Baer, etc.?
La «situation de Wegelin ainsi que la force des mesures américaines ont choqué», résume Alexandre Zeller. Choc qui ouvre la voie au programme américain de régularisation des banques, décidé en août 2009 entre Berne et Washington. Classées en plusieurs catégories, en fonction de leurs agissements – ou de non-agissements –, elles sont plus d’une centaine à participer à un mea culpa géant qui conduira à des amendes jusqu’à 2,6 milliards de dollars (pour Credit Suisse), pour un total cumulé de 4,4 milliards de francs. Presque six ans plus tard, une poignée de banques attendent encore leur addition. Parmi elles, Pictet.
«Le 13 mars 2009 a été un big bang. On n’aurait jamais cru que l’échange automatique de renseignements deviendrait une réalité six ans plus tard», analyse le fiscaliste Xavier Oberson. Loin d’apaiser les pressions exercées sur la Suisse, l’abandon du secret bancaire a en réalité accéléré le mouvement vers une transparence plus large.
Discuté au niveau fédéral en 2014-2015, l’échange automatique de renseignements (EAR) est entré en vigueur avec les pays de l’Union européenne en 2017, pour une première transmission d’informations à l’automne 2018. En ce début 2019, le parlement fédéral a approuvé l’EAR avec 89 Etats au total. L’échange automatique consiste à envoyer, chaque année, un certain nombre d’informations sur les comptes bancaires détenus par des résidents étrangers à l’administration fiscale de leur pays: intérêts et dividendes, revenus de certains contrats d’assurance, produit des ventes d’actifs financiers et solde du compte.
Mais avant d’en arriver là, la question de l’échange automatique a longtemps été taboue dans les milieux bancaires, avant de faire l’objet d’âpres débats. Après l’échec du projet Rubik fin 2012, «dès avril 2013, nous étions dans le bureau de la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf pour lui proposer l’adhésion au standard de l’échange automatique de renseignements», se souvient Patrick Odier, fer de lance de ce mouvement alors qu’il présidait l’ASB. Plutôt que de subir des standards internationaux définis par d’autres, les banquiers suisses décident finalement d’influencer la mise au point de la transmission de données fiscales au niveau international. «Nous avons su être proactifs et agiles, en contribuant à définir le standard assurant la protection des clients, à établir un level playing field à l’échelle internationale et en donnant à la place financière le temps de s’adapter», poursuit le banquier genevois.
Les établissements ont voulu lever les incertitudes
Avec le passage à la gestion d’avoirs fiscalisés, les banques qui auraient continué à accueillir des avoirs dissimulés prenaient le risque d’être considérées comme complices et responsables. Le passage à l’échange automatique a aussi été pour elles un moyen de limiter les risques, observe Emmanuel Genecand, de PwC: «Après l’arrivée de la loi américaine Fatca dès 2010, les banques suisses se sont ralliées à l’EAR pour standardiser leurs pratiques. Elles avaient l’obligation d’informer les clients et de vérifier que leurs avoirs seraient fiscalisés. Les établissements ont ainsi voulu lever les incertitudes.»
L’adoption de l’EAR se fera par vagues successives, d’abord avec les pays de l’Union européenne, puis plus largement. Dans chaque cas, il s’agit de s’assurer que les informations transmises ne seront pas utilisées à d’autres fins que celles de taxer les contribuables. Les pays avec lesquels la Suisse échange des données doivent donc bénéficier d’un Etat de droit solide. Il y aura quelques grincements de dents lors des négociations avec des pays comme le Mexique, le Brésil ou la Chine (des pays avec lesquels l’accord sera accepté).
Avant 2009, les banques ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir si les actifs qu’on leur confiait étaient déclarés ou pas. «On ne parlait jamais de fiscalité avec les clients; maintenant, on ne parle que de ça», résume un patron de banque qui préfère rester anonyme.
De 1994 à 2010, Ascanio Giuliani a été gérant de fortune dans plusieurs banques romandes. Spécialisé dans la clientèle italienne, ce binational né en Suisse adore son métier pour ses côtés sociaux surtout: «J’avais un bon contact avec mes clients, qui étaient surtout des familles italiennes d’entrepreneurs.» Il gagne alors près de 200 000 francs par an et fait partie d’une équipe qui change trois fois d’employeur au cours de cette période, après avoir été débauchée ou à la faveur de fusions-acquisitions. Entre ces changements et les régularisations de la clientèle, qui rapatrie souvent ses avoirs une fois déclarés, le gérant de fortune se retrouve sans clients en 2010 – l’équivalent d’un arrêt de mort professionnelle.
Peu après avoir fêté ses 50 ans, Ascanio Giuliani passe par la case chômage, enseigne l’économie dans différentes écoles locales et surtout décroche un poste d’analyste en criminalité économique, à la faveur du remplacement d’un congé maternité. «Pendant un an, j’ai travaillé sur des affaires financières complexes au Ministère public genevois, sur la direction du procureur Bertossa. J’ai adoré», se souvient aujourd’hui celui qui est devenu indépendant en tant que spécialiste de la compliance, associé avec un confrère au profil complémentaire.
Parmi ses ex-confrères gérants de fortune, beaucoup n’ont pas eu cette chance et sont restés sur le carreau. Pas de clients signifie pas d’emploi, lorsqu’on est gérant de fortune. Au niveau fédéral, le chômage dans le secteur financier touchait 5460 personnes en 2009, avant de frôler la barre des 7000 en 2013. Le chiffre recule un peu, puis dépasse les 7220 en 2017, avant de s’abaisser à 6100 en 2018. A Genève, l’emploi bancaire a franchi la barre des 20 000 postes pour la première fois en 2009, avant d’atteindre un sommet à 20 753 en 2012. Pour entamer une longue descente jusqu’à 18 340 en 2017. Le secteur financier (qui inclut banque, finance et assurance) affichait un taux de chômage de 4,4% à Genève début 2019, contre un taux moyen de 4,5% pour l’économie cantonale.
Compliance, on a beaucoup entendu ce terme sur la place financière ces dernières années – souvent accompagné de soupirs. Il regroupe les différentes vérifications que doivent assurer les intermédiaires financiers lors de l’ouverture d’un compte ou lors d’opérations quotidiennes. Rechercher les tentatives de blanchiment, de fraude et, depuis quelques années, établir que les avoirs sont déclarés. Le travail est intense, les burn-out fréquents et les taux de rotation élevés, selon différents témoignages recueillis dans le cadre de cet article.
«Un dossier au Ministère public provenant d’une plainte pénale est comme un roman interactif, avec une histoire, des victimes et un présumé coupable. On se plonge dedans, on suit certains fils, on découvre des ramifications», reprend Ascanio Giuliani. L’ex-banquier est plutôt enthousiaste de son nouveau métier, qui implique notamment de mener des enquêtes financières pour des cabinets d’avocats et d’enseigner la criminalité économique à l’ISFB, l’Institut supérieur de formation bancaire.
En dix ans, la compliance a pris une place centrale dans la gestion de fortune. «Dans les grands établissements, le travail du banquier est devenu beaucoup plus structuré, spécialisé par pays pour s’adapter aux régulations spécifiques et transformé par une numérisation de plus en plus importante, explique Alexandre Zeller, ex-président de l’entité suisse de Credit Suisse. Le banquier ne peut plus travailler seul, mais doit s’appuyer sur des spécialistes et travailler avec une deuxième ligne de défense représentée entre autres par le risque et la compliance. Certains banquiers trouvent certainement que c’était plus facile avant, mais pour ceux qui arrivent, cela fait partie du métier.»
Un métier qui repose sur deux forces opposées avec, d’un côté, des banquiers qui doivent attirer de nouveaux clients et, de l’autre, des spécialistes de la conformité dont la mission consiste à écarter les risques pour la banque. Au milieu, la direction de l’établissement doit trouver un équilibre. Entre une source de revenus (les banquiers) et un centre de coûts (la compliance), aussi.
Entre 2013 et 2017, près d’une banque en mains étrangères sur cinq a disparu sur le marché suisse, leur nombre passant de 120 à 99. A Genève, une vingtaine d’établissements de ce type se sont retirés du marché ou ont été vendus durant cette période. Il en restait 46 fin 2017, contre 65 quatre ans plus tôt, avec la suppression d’environ 600 postes de travail à la clé. Les banques étrangères continuent néanmoins à représenter un peu moins de la moitié du marché genevois puisque, sur cette période, le nombre total de banques est passé de 141 à 104 établissements.
Le retrait de ces banques étrangères a eu lieu en deux vagues. La première résulte directement de la crise financière: en proie à des difficultés dans les pays d’origine et parfois sauvés par de l’argent public, certains grands groupes décident de céder leur banque en Suisse. Ces groupes ont besoin de cash et leur entité suisse ne fournit que quelques pour cent de leur bénéfice, mais les expose à un risque de réputation croissant. Ce fut le cas de Fortis, ABN-Amro, Lloyds ou encore Coutts entre 2010 et 2016.
Nombre d’établissements de 2007 à 2017
Source: Statistique bancaire annuelle, Nombre de banques, BNS
Le deuxième mouvement a rassemblé des banques en difficulté (Banque Privée Espirito Santo ou la filiale suisse de Hapoalim) ou des établissements qui n’avaient pas atteint une taille jugée suffisante (Morgan Stanley, Morval, Mourgue d’Algues).
La modification du paysage bancaire s’est accompagnée d’un changement dans la typologie de la clientèle, relève Grégoire Bordier, de la banque du même nom: «La taille moyenne du client a augmenté, ce qui, ajouté à la concurrence des banques locales, se traduit par davantage de négociation sur la tarification, décrit le banquier genevois. On voit aussi que les modèles d’affaires des banques ont changé, avec un recul du revenu fixe et une progression du revenu variable, qui passe par la vente de produits maison, de structures ou de services sur les monnaies, par exemple; en bref, davantage de conseil. Les banques sont devenues plus pointues dans la manière dont un produit est vendu. Les interactions avec le client sont plus régulières, ce qui provoque une rotation plus élevée des portefeuilles.»
Dans l’ère du secret bancaire, il était souvent question du dentiste belge, l’archétype du petit client qui dissimulait en Suisse l’équivalent de 150 000 ou 200 000 francs. Dorénavant, le dentiste belge ne vient plus en Suisse.
Dix ans après l’annonce de Hans-Rudolf Merz, «toutes les prédictions apocalyptiques ne se sont pas matérialisées», assure Emmanuel Genequand. Mais ni le métier de banquier, ni la place financière ne sont restés les mêmes. La Suisse ne compte plus que 253 banques à fin 2017, contre 327 en 2008. La fin du secret bancaire n’est pas seule responsable: crise financière et accroissement de la réglementation dans une foule de domaines ont aussi fait des dégâts particulièrement parmi les plus petits établissements, peu diversifiés, qui ont du mal à régater dans les nouvelles conditions.
Celles qui restent ont la plupart du temps grandi en raison des fusions et acquisitions. Elles se sont souvent aventurées à l’étranger, notamment en Asie émergente pour trouver des relais de croissance hors de la problématique fiscale. Emblématique de cette stratégie, Julius Baer considère désormais l’Asie comme son «deuxième marché domestique». La clientèle a dû être largement régularisée, durant un processus souvent douloureux. «Des affaires sont encore en cours, mais la masse globale de la régularisation a été faite, notamment parce qu’il y avait la menace de l’échange automatique d’informations qui approchait», affirme Daniel Zuberbühler. S’il est difficile d’estimer l’ampleur des montants qui ont quitté les coffres suisses dans ce processus, EY a calculé que la régularisation a entraîné un manque à gagner de 5 à 6 milliards de francs. Un chiffre souvent entendu fait état d’un départ de 30% des avoirs entre 2009 et 2019.
Désormais, «les banques sont plus inquisitrices sur l’origine des fonds. Elles ont aussi dû revoir leur modèle d’affaires et adapter leur offre à la situation tout en devant justifier une performance, qui, dans certains cas, avait été relativement médiocre jusqu’ici», souligne Emmanuel Genequand. «Il a fallu commencer à se battre plus vivement contre les concurrents suisses et étrangers, se reprofessionnaliser, chercher de nouveaux marchés.»
L’ère dorée du secret bancaire était liée aux conditions spécifiques du XXe siècle, qui ont changé avec la fin de la Guerre froide
Conséquences, les marges se sont réduites. «Au total, la place gère plus d’actifs qu’il y a 10 ans, mais ils leur rapportent moins de revenus», souligne EY. Qui reste optimiste: «La gestion de fortune demeure une activité en croissance, le nombre de millionnaires, par exemple, a doublé depuis la crise financière. Ils veulent de la sécurité et la stabilité que les banques suisses peuvent offrir.» Au final, «la place va subsister mais sans jamais retrouver la taille de l’ère dorée du secret bancaire, affirme l’historien Tobias Straumann. Elle était liée aux conditions spécifiques du XXe siècle, qui ont changé avec la fin de la Guerre froide.»
Bénéfice/perte de 2007 à 2017, en milliards de CHF
Source: Statistique bancaire annuelle, résultat opérationnel et bénéfice/perte, BNS
La Suisse a néanmoins gagné de cette transformation une «réputation qui s’est améliorée», reprend Tobias Straumann. «Maintenant on ne parle plus uniquement du secret bancaire, la pression a diminué et la position du pays s'est renforcée grâce à une régulation plus transparence et stricte qu'à Hongkong, à Londres ou aux Etats-Unis.»
Paradoxalement, la crise financière a peut-être aussi sauvé la place financière, affirme Guy de Picciotto, qui dirige l’Union Bancaire Privée (UBP): «La crise a permis à la place suisse de survivre, car la crise de liquidités et la perte de confiance envers les banques internationales après la chute de Lehman Brothers ont été telles que de nombreux clients ont choisi de laisser leurs avoirs en Suisse.» Selon lui, l’impact de la fin du secret bancaire aurait été beaucoup plus dévastateur si elle avait eu lieu à un autre moment, par exemple en 2000.
Maintenant que la période d’adaptation est terminée, les banques suisses sont-elles en meilleure position face à la concurrence internationale? La réponse est délicate, poursuit le patron de l’UBP: «D’un côté, les banques suisses n’ont pas accès à l’un de leurs principaux bassins naturels de clients, l’Europe occidentale. Seules les plus grandes peuvent avoir des présences physiques dans l’Union européenne. De l’autre, l’attrition des avoirs de cette zone a été compensée par des afflux en provenance de nouvelles zones, comme l’Europe de l’Est ou le Moyen-Orient.»
La Suisse et ses banques n’ont pas été les seules à devoir s’adapter, sous la pression, à la nouvelle ère de la transparence fiscale. Néanmoins, d’autres, pourtant à l’avant-garde de ce mouvement, n’ont pas fait ce ménage chez eux. Quand les Etats-Unis imposent à une centaine de pays l’accord Fatca à partir de 2010 – et que Washington menace de couper des circuits financiers en dollars s’ils renâclent –, ils évitent soigneusement la réciprocité. Ainsi, la plupart des pays sont tenus d’envoyer automatiquement des informations sur les clients américains que comptent leurs banques, mais l’inverse n’existe pas.
Même Bloomberg s’émouvait, dans un éditorial de fin 2017, que l’Amérique soit «en train de devenir le paradis fiscal numéro un du monde». Soulignant que des avocats américains utilisent Fatca pour faire leur marketing à l’étranger, l’agence financière constate avec regret que les Etats-Unis deviennent «une nouvelle Suisse».
Aujourd’hui, «il est difficile de dire s’il s’agit, ou non, du premier paradis fiscal – les chiffres de comparaisons manquent – mais il s’agit bien d’une juridiction très attrayante et dont les détenteurs d’avoirs vraisemblablement non fiscalisés, notamment sud-américains, ont fait un usage peu modéré», souligne Emmanuel Genequand de PwC. Parmi les moyens privilégiés, il cite «l’ouverture de comptes/dépôts titres à Miami ou le recours à des trusts d’Etats comme le Dakota du Sud». Ce dernier, auquel s’ajoutent par exemple le Delaware, le Wyoming ou le Nevada, permet d’enregistrer des entreprises et des trusts anonymement.
Tax Justice Network, une ONG qui lutte contre l’évasion fiscale, réalise tous les deux ans depuis 2009 un classement des places financières les moins transparentes. La Suisse demeure difficile à déloger de son premier rang, moins en raison de son opacité, qui a diminué, que de sa taille. Or, pour la première fois, les Etats-Unis la talonnent. Sixièmes en 2013, 3e en 2015, 2e en 2018: «Et si cela continue, il est bien possible qu’ils se retrouvent en tête lors du prochain classement», prévoyait John Christensen, président de TJN.
Réponse en janvier 2020.
Les images qui illustrent ce long format ont été réalisées en deux temps: d’abord en 2008, dans le sillage de la crise financière, le photographe Niels Ackermann capture une série d’entrées de banques, principalement genevoises, en dehors des heures d’ouverture, clôturées par des rideaux de fer; la deuxième salve d’images a été réalisée pour Le Temps en 2019, dans l’optique d’actualiser et d’adapter le travail du photographe au propos de ce long format.