L'autre côté de
la Silicon Valley
(2)

Un reportage BD de Chappatte

Textes et dessins: Chappatte
  •  Format web: César Greppin

Épisode 1 / Épisode 2/ Épisode 3



Épisode 2

PATRICK CHAPPATTE: C’est-à-dire?
Aza Raskin: L’homme est juste un animal: nous avons des limites à notre corps, tout comme nous avons un ensemble de limites à notre esprit. On ne peut pas courir aussi vite ou sauter aussi haut qu’on le voudrait, on ne supporte pas un certain niveau de pression. Imaginez un logiciel vieux de 10 000 ans qui n’aurait jamais reçu de mise à jour de sécurité: c’est l’esprit humain d’aujourd’hui.

La technologie a dépassé nos capacités?
Oui. Nous avons atteint ce point maintenant. Avec la technologie, nous sommes comme dans une relation de couple abusive, elle nous manipule. D’un côté, l’industrie utilise une centaine d’ingénieurs derrière chaque écran avec des super-calculateurs pour essayer de rendre cette chose aussi addictive que possible. Et d’un autre côté, on vous culpabilise si vous l’utilisez trop.

L’élection de Trump, ça a été une secousse dans la Silicon Valley?
Que des relations publiques! Les plateformes ne veulent pas reconnaître leur responsabilité. Pourtant, environ deux tiers des Américains s’informent via les médias sociaux. Sur YouTube, 70% des vues proviennent de leur moteur de recommandation. Le New York Times a même appelé ce réseau «le grand radicalisateur » de notre temps. Nous travaillons avec des gouvernements, en Europe et aux USA, pour modifier la règle qui déresponsabilise les plateformes visà- vis du contenu que les utilisateurs affichent. La liberté d’expression, ce n’est pas la liberté d’intrusion. Nous voulons rendre les entreprises légalement responsables du contenu qu’elles diffusent.

Mark Zuckerberg a commencé à parler de réglementation…
Ce qu’ils ne sont pas prêts à admettre, c’est la mise en cause de leur modèle d’affaires. Facebook fait 40 milliards de dollars par an en perfectionnant l’art influencer les gens. OK, ils ne vendent pas vos données, mais ils les exploitent pour vendre au plus offrant la possibilité de vous influencer. Les outils qu’ils ont construits sont devenus des armes contre nous. Maintenant, ils essaient de réparer certains dégâts, mais ne règlent pas le problème principal. Posez-leur la question: «Voulez-vous donner ces outils à vos propres enfants?» Mark Zuckerberg, Larry Page, Steve Jobs, tous ces gens limitent l’accès à la technologie à leurs enfants. Cette technologie qu’ils ont pourtant construite!

C’est vrai, ça? Ce n’est pas un cliché?
Oh non. Je connais cela de l’intérieur, parce que mon père était le gars qui a conçu le Macintosh. J’ai donc grandi avec beaucoup d’autres enfants de la Silicon Valley.

Il vous donnait quelles règles, votre père?
Pour lui, la technologie devait permettre la créativité humaine. Etre une bicyclette pour l’esprit. Pas ces choses tout droit sorties d’un récit d’Aldous Huxley. Est-ce qu’on programme des applications ou est-ce qu’on programme des gens?

Le smartphone tout le temps dans notre poche, c’est le début des ennuis?
Oui, ces objets sont en contact permanent avec notre corps. La plupart des jeunes ressentent de temps en temps des «bourdonnements fantômes », quand vous croyez que votre téléphone vibre alors que ce n’est pas le cas. Ces appareils modifient notre physiologie. Tu sais que tu es addict quand tu relèves ta messagerie avant de pisser le matin, ou même pendant. Ce contact permanent a créé une prise directe dans nos cerveaux, par laquelle s’engouffrent toutes ces données.

Alors, l’iPhone, c’était la mauvaise idée de Steve Jobs?
Ça, mais surtout les modèles d’affaires basés sur l’engagement. Notre attention, c’est la ressource la plus précieuse du monde. Toutes les grandes compagnies comme Google, Facebook et Apple apprennent à exploiter l’humain comme ressource et elles sont florissantes.

Risque-t-on de nous détruire nousmêmes?
C’est possible. Les ordinateurs sont devenus meilleurs que les humains pour lire les micro-expressions et le micro-ciblage permet de vous faire croire n’importe quoi. Le nouvel iPhone lit votre visage en 3D et en temps réel. Bientôt, Netflix pourrait connaître la seconde exacte où vous commencez à vous ennuyer… pour changer de vidéo! Appliquez cela à toute une société. On pourrait cibler l’annonce politique parfaite, parce qu’on décèle exactement vos émotions, quand vous êtes heureux ou triste. On pourra générer une publicité qui utilise un visage auquel vous faites irrésistiblement confiance.

Y a-t-il un moyen d’éviter cette manipulation parfaite?
La démocratie libérale occidentale est basée sur l’idée que nous prenons des décisions souveraines basées sur notre propre expérience vécue; nous savons que ce n’est plus vrai. Il faut considérer l’être humain comme vulnérable. La technologie devrait se montrer protectrice de nos vulnérabilités, sensible à nos faiblesses, et développer le meilleur en nous. Aucune de ces entreprises ne le fait.

Il faut un nouvel humanisme?
Quelque chose comme ça. Un nouveau domaine du design ou de la technologie. Regardez la voix basée sur l’intelligence artificielle de Google, qui ressemble à un humain. Imaginez toutes les façons dont on va en abuser. Pour la prochaine campagne politique, disons en 2020, ils feront tourner un centre d’appels entièrement virtuel, l’équivalent de 100 000 personnes, qui testeront tous les différents scénarios. Vous allez recevoir un appel, une voix qui ressemblera à celle de votre père, qui vous lira un pitch parfait écrit pour vous seul. L’influence sera totale. C’est terrifiant.

Il n’y a pas un petit paradoxe? Les pionniers de l’informatique voulaient donner «le pouvoir au peuple». Les médias sociaux accomplissent cela, finalement, non?
Ce ne sont pas des espaces où nous pouvons nous exprimer pour notre propre bien. Les plateformes ne sont ni intrinsèquement bonnes ni mauvaises, mais elles ne sont pas neutres. Elles dévient le flux du comportement humain d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce que cela a changé? Il y a vingt ans, être célèbre ne figurait pas dans le top 10 des choses que les gens souhaitaient. Aujourd’hui, c’est le numéro deux.

Concrètement, comment changer les choses?
Presque tout le monde dans la Silicon Valley a entendu parler du Center for Humane Technology. On est invités par les employés de ces grandes boîtes, leur accueil est incroyable. Les employés de la tech, les ingénieurs veulent avoir le sentiment de faire le bien pour le monde. Ils sont, je pense, le moyen le plus rapide de changer la Silicon Valley.

Textes et dessins: Chappatte
  •  Format web: César Greppin

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