Le Toit du Monde et moi...

«Moi aussi, j’ai envie d’embrasser quelqu’un»

par Caroline Christinaz

C’est un tas de cailloux couvert de drapeaux et de bibelots. Un tas de cailloux, c’est tout. Le reste, au fond, on s’en fout. On est arrivé au bout. Qu’il y ait des tentes, de la glace, de la roche est une chose bien futile face à notre victoire, celle d’avoir enfin atteint l'«Everest Base Camp». D’ailleurs, d’ici, on ne le voit même pas, l’Everest, alors pourquoi se soucier d’autre chose que de notre exploit?

Je suis entourée d’une bande d’Anglais qui s’embrassent, pleurent et s’embrassent de nouveau. Ça a été dur pour eux, tous ces jours de marche, et là, sur les cailloux et les drapeaux, ils épandent toutes leurs émotions. Il y a celui qui gonfle une guitare en plastique en hommage à son groupe de rock préféré. Il y a son collègue de trek qui déploie un drapeau, pour les photos et les souvenirs. Il y a celle qui se remet une couche de rouge à lèvres pour paraître «pretty» sur la pellicule à côté de ses copines décaties par la fatigue.

Et il y a ces deux-là, deux compères israéliens qui manigancent quelque chose de louche derrière les blocs de granite. Je m’approche. Hier, à Lobuche, ils étaient dans la chambre d’à côté. L’un des deux avait mal à la tête et son pote lui chantait des chansons d’opérette en hébreu pour le soigner. Moi, j’essayais de faire une sieste. Ici, ils chantent aussi. Et ils prient. Ils ont revêtu un talit et attaché des tefillin sur le front. A leurs pieds, un ordinateur est connecté à une imprimante qui crache des feuilles. Un des deux m’explique. Il dit qu’ils sont bien contents d’avoir pris un porteur. Il ajoute qu’il avait fait pareil en Antarctique et que ce sera la deuxième kabbale qu’il imprime dans des lieux impossibles. Les deux amis se tiennent les épaules. Ils ont l’air heureux. «Pourquoi faites-vous ça?» «Pourquoi pas? Il y en a bien qui montent sur ces montagnes...»

Celui qui a répondu tend les bras autour de lui. Il montre des monts tellement hauts que je n’arrive pas à estimer leur taille. Des faces anthracites striées de blanc, des crêtes peintes au fusain, des glaciers en lévitation sur des pentes abruptes. Et la cascade de glace du Khumbu. Le «popcorn field», qu’ils l’appellent. Un passage obligé pour gravir l’Everest par la voie normale, celle que Hillary et Tenzing ont ouverte en 1953.

La «Khumbu Icefall» est un labyrinthe aussi dangereux qu’un vol Katmandou-Lukla. On s’y perd entre des crevasses d’une profondeur abyssale juste sous des séracs énormes qui menacent de se détacher à chaque instant. Pour traverser cette zone, il faut par moment marcher sur des échelles appondues les unes aux autres, en équilibre sur la glace. En dessus, dans la combe ouest, plus tu montes, plus la vue doit être grandiose, mais il faut avoir le moral, parce que tu dois voir tout le reste de la montée. Elle est longue. Grimper sur le Lhotse, atteindre le col sud. Là, tu dois surplomber le monde entier, comme si c’était une maison de poupée. Ça doit être dingue d’être là-bas, mais plus tu montes, plus tu entres dans la zone de la mort, moins tu es le bienvenu. Faut pas trop traîner. En plus, il y a de la pression, parce que sur le toit du monde en pleine saison, il y a plus de marcheurs que sur un tronçon de trek entre Lukla et Namche Bazar. Il paraît qu’au sommet, tu ne réalises pas tout de suite que tu viens d'accomplir le rêve de ta vie. En fait, tu penses à la descente. Au lieu de profiter du moment, tu prends vite quelques photos et tu fais demi-tour. Il paraît qu'une fois que tu l’as atteint, tu n’as qu’une envie, c’est de partir du Khumbu au plus vite.

J’ai laissé les deux religieux qui s’enivrent de prières et je suis retournée devant le tas de pierres, autel des trekkeurs victorieux. A bout de souffle, je m’assieds en mangeant un bout de choc'. Autour de moi, c’est un spectacle. Je regarde ces gars arriver en hélicoptère, sortir de leur machine volante et se prendre en selfie. Genre «I was here.» Je regarde ces deux Japonaises, 65 et 67 ans, qui peuvent enfin respirer en s’appuyant sur leurs bâtons télescopiques. Je vois ces roches gravées de mantras au burin. Ces camarades de vie ou de route qui écrivent au Posca leur nom sur une pierre millénaire. Je vois aussi cette Norvégienne qui chante l’hymne de son pays parce que c’est le jour de sa fête nationale. Et je vois ce bonhomme inerte assis sur un cheval qui rentre au bercail. Je pense à ces célèbres héros de l’alpinisme qui ont foulé ces pierres, à ces héros anonymes qui les ont foulées eux aussi. Je pense à leurs rêves, qu’ils ont réalisés ou pour lesquels ils ont péri. Je pense à tout ce fric qu’il y a là et à cette gosse au bord de la route à Katmandou qui préparait des gâteaux avec la boue de la chaussée pendant que son frère faisait la manche aux fenêtres des voitures arrêtées. Je pense aux mandalas que les moines dessinent pendant des jours et qu’ils effacent d’un balayage de main. Je pense à leurs amours interdites. Moi, ici, les pieds dans la glace, les cheveux dans le vent froid, j’ai envie d’embrasser quelqu’un. Et ce sera un baiser en l’honneur des rêves qui n’ont pas de sens et de la vie insensée.