Le Toit du Monde et moi...

«J’ai l’appétit du Yéti»

par Caroline Christinaz

Mal de tête à Lobuche. Couchée sur un drap à fleurs rouges je n’arrive pas à décrocher mon regard de cette ampoule qui semble s’être pendue au milieu du plafond. Ma chambre est une case de trois mètres sur trois. Au-dessus de ma tête, une fenêtre donne sur le Nuptse. Dehors, il neige. Je me suis calée dans les plumes de mon sac de couchage, j’ai la flemme.

Ce matin, nous sommes partis de Dingboche, un village sans début ni fin à 4410 mètres, qui s’étend à l’envi des constructions. Nous n’y sommes restés qu’une nuit. Peut-être qu’une autre supplémentaire m’aurait évité ce mal de crâne.

Plus bas encore, le réseau téléphonique s’était effacé juste après Pangboche, en même temps que la végétation. Fini la forêt de bouleaux rouges, les rhododendrons en fleur, le lichen échevelé. Plus de géraniums aux fenêtres ni d'e-mails et de réseaux sociaux. Désormais, la rocaille règne.

«Welcome to the peaceful lodge and restaurant», «Ama Dablan View». Chaque construction est une auberge: empilements de pierres granitiques, glanées dans le sol et taillées du matin au soir par des silhouettes accroupies, pieds nus, marteau dans une main et burin dans l’autre. Le vent frôlait les oreilles, l’air séchait la peau. Et le ciel était blanc.

Je marchais en silence. Mais le vent se répétait et la rivière balbutiait. Des porteurs s’étaient arrêtés sur le bord du chemin. Ils avaient sorti un attirail de marcheur connecté et ont déroulé leur playlist personnelle. Des chants népalais, des «Om Mani padme hum» électros et un tube des Eagles dans un hôtel californien. Alors, le poids du sac ne m’importait plus, les 4000 mètres qui me séparaient de la mer non plus. Il me restait juste assez d’oxygène dans les veines pour esquisser quelques pas de danse sur la mousse asséchée du Khumbu.

J’ai l’appétit du yéti. Souvent, avant de manger, j’avale une barre chocolatée pour me donner de l’énergie. Mon estomac est un puit sans fond. Le rythme de la vallée s’est insinué dans mes veines. Je marche tout le jour d’un pas lent dès le petit matin. Je ne fais plus la moue quand il faut amorcer un détour pour dépasser le chorten par la gauche. Au contraire, je culpabilise si je ne m’y plie pas. J’ai des rituels aussi: poser mon sac dans le coin de la chambre, abandonner mes chaussures de marche à côté, laver mes chaussettes malodorantes puis, après seulement, m’attaquer à mes pieds et à mon visage. Ensuite, je commande un thé au gingembre dans lequel je noie deux cuillerées de sucre brut.

A Dingboche, au-dessus de moi, au-delà des nuages, les hélicoptères défilaient. Sauvetage des pauvres, paresse des riches. Les pieds sur terre, je n’enviais ni les uns ni les autres. J’appréciais la lenteur du pas, je savourais le paysage que je déshabillais virage après virage, je dégustais le temps qui passait et m’incarnais de tout mon corps dans la topographie. Des privilèges que la vitesse m’aurait volés. Le soir, je m’étais sentie bien et j’avais succombé aux cigarettes roulées que fumait un Uruguayen sur le parvis de l’auberge. On était assis dans la nuit, les pieds dans le vide sur un mur de pierre. Un croissant de lune éclairait le Lhotse Char et je soufflais des volutes de fumée sur le nez des étoiles.

Ici, à Lobuche, 500 mètres plus haut, l’ambiance est tout autre. Ma tête est lourde et mes idées confuses. Le village n’en est pas un. C’est un amas flou de guesthouses qui tentent de trouver leur place entre la massive moraine du glacier du Khumbu et les flancs rocailleux du Lobuche Peak. Un lieu hostile où le vent souffle l’humain hors de son territoire. Dès le passage du col du Thukla, au sud de la langue glaciaire, on sent d’ailleurs qu’on n’est plus les bienvenus. Un cimetière à la mémoire des disparus sur le toit du monde accueille les visiteurs. Sherpas, guides ou clients, tous disparus, hantent encore ces lieux. Et dire qu’il y en a qui sont là-haut en ce moment.

Dans la chambre d’à côté, deux Belges affalés sur leur lit reviennent du camp 2 où ils ont décidé de renoncer à l’ascension. Ils sont abattus par l’altitude, la glace, la roche et l’ennui. Ils battent en retraite. Leur rêve n’est plus celui d’atteindre des hauteurs célestes. Désormais, ils ne souhaitent qu’une chose: voir du vert, des arbres et de la vie. La discussion avec eux a été brève: ils sont fatigués, disent-ils. D’un côté, ça m’arrange. J’ai une barre au front qui m’assaille, juste sous les sourcils. Il est 16 heures 19 minutes, on est à 4910 mètres d’altitude, j’avale un cachet d’Irfen 600 mg. Je m’endors.