Le Toit du Monde et moi...

«Autant se mettre les dieux dans la poche»

par Caroline Christinaz

Katmandou est un brasier endormi. L’encens de la veille brûle autour de la grande stupa de Bodnath. A la lueur du crépuscule, le taximan a posé mon sac sur le toit. Pas de sangle ni de lanière. Posé, c’est tout. Il a donné deux coups de klaxon et il est parti en trombe à travers les rues de la capitale au volant de sa petite Nissan blanche tout-terrain. 5 heures, ce n’est pas une heure pour s’inquiéter. Mon sac est de toute façon bien trop lourd pour léviter. Le visage appuyé contre la vitre encore fraîche, je regarde défiler les quartiers. Maisons fardées de bleu et de rouge, structures en sucre et toits de tôle. La voiture longe le temple de Pashupatinath. Surtout, ne pas réveiller ses défunts. Ici, les âmes flottent au-dessus de la Bagmati.

Aujourd’hui, je quitte la moiteur polluée de la capitale népalaise. Mon but: le camp de base de l’Everest. Deux semaines de trek en tout cas. Tout ça à partir de Lukla, un village de la vallée du Khumbu que l’on peut atteindre soit à pied, soit par les airs.

Aéroport Tribhuvan. Le bolide s’engouffre dans l’enceinte. Il dépasse l’espace international et freine devant une entrée de marbre décatie avant de me jeter sur le trottoir devant cinq têtes dodelinantes proposant un caddie déglingué. Mon sac est toujours sur le toit. En népalais, «merci» se dit «dhan'yavāda» et on prononce quelque chose comme «danyaband». Je ne le sais pas encore et je lâche un «thank you» en essayant de balancer la tête comme eux.

Le hall est en pagaille. J’essaie de parvenir aux guichets en enjambant les sacs disséminés sur le sol. Autour de moi, chaussures de marche aux pieds, sac à dos bien trop volumineux appuyé pas trop loin, les trekkeurs semblent être tout aussi rassurés que moi. L’employé à la cravate rechigne à accepter mon fardeau, trop lourd pour l’avion, dit-il. Mais après une discussion animée et incompréhensible, il m’ordonne de monter dans ce bus, puis dans celui-ci. Je lui obéis et lui lègue mon sac. J’ai confiance, je n’ai pas le choix. Le bus m’emmène vers de petits avions alignés sur le tarmac. Une armée prête à décoller. C’est dans le premier que je dois monter.

Je sais que le pilotage de ces avions se fait à vue. Je sais aussi qu’une bonne météo est vitale. Et surtout, je sais que la piste de Lukla est qualifiée de «plus dangereuse du monde». Je n’aime pas l’avion et à ce moment précis j’aurais préféré rejoindre Lukla à pied, à l’ancienne, depuis le village de Jiri.

On ne peut pas se tenir debout dans l’habitacle et la seule place qui reste est celle juste derrière les pilotes. Ils ont jeté des grains de riz par terre et sont en train de réciter une prière. Si on se rapproche autant des dieux, autant se les mettre dans la poche. Je prie aussi.

L’hôtesse est jeune, jolie, coiffée, maquillée. Juste ce qu’il faut pour que je me dise que ce n’est pas dans un habit pareil qu’on vient se présenter aux portes du paradis. Elle me propose un bonbon et de la ouate. Je prends les deux, tâte la ouate et observe mon voisin qui semble être du coin. Le regard fixe, il ne bronche pas et s’enfile deux touffes de ouate rose dans les oreilles. Je l’imite, j’avale le bonbon. Il était au caramel et l’appareil décolle dans un vacarme assourdissant.

L’avion s’extrait de la brume. Par-dessus l’épaule du commandant de bord, je vois au loin des pics finement ciselés. Ça y est, elles sont là, les montagnes de l’Himalaya.

Trente minutes de vol et Lukla apparaît. C’est un village accroché à la montagne balafré d’une piste d’atterrissage en pente. Notre avion se pose en un soupir de soulagement. Il est 8 heures, le soleil s’est levé sur les forêts du Solokhumbu, le pays des sherpas.

Je vois des équipes de télévision occidentales chargées de matériel qui parcourent le tarmac à grandes enjambées sous le regard des porteurs, petits messieurs aux baskets trouées accrochés aux entrelacs de la barrière métallique. Devant moi, il y a des chaussures de marche, des pantalons qu’on peut raccourcir en un coup de fermeture éclair et des avions qui atterrissent encore. En toile de fond, une forêt luxuriante. Au loin à gauche, des collines, à droite des montagnes rocheuses tachées de neige. Les pavés tordent les chevilles. Regarder où on met les pieds et ne pas perdre le guide parmi la foule crachée par les avions.

Il s’appelle Ngawang. Le premier «g» ne se prononce pas. A sa naissance, selon la coutume sherpa, ses parents l’avaient baptisé Pasang, comme tous les enfants nés un vendredi. Mais face à ses pleurs, ses géniteurs n’ont eu d’autre choix que de le présenter à un lama dont les vertus allaient pouvoir ramener la paix au foyer. Le saint homme lui a attribué son propre nom: Ngawang. Depuis, l’enfant ne pleure plus.