Le Toit du Monde et moi...

«Kalaaaaaa Patthaaaaaar !!!»

par Caroline Christinaz

Mon corps est un laboratoire. Inspirer profondément, expirer fort. Je compte mes pas. A partir de dix foulées d’affilée, je m’offre le droit de prendre une pause pour souffler. Mes poumons cherchent à prendre place dans mes épaules. Je tente d’ouvrir le plus possible ma cage thoracique, à descendre le diaphragme. Je ne suis pas essoufflée mais je sens que l’oxygène inspiré ne suffit pas à actionner mes jambes. L’altitude frappe au hasard. Courbée en avant, je m’appuie sur mon bâton, mes pas sont courts. J’ai pris cinquante ans.

Hier, tout allait bien, pourtant. De Lobuche, j’ai couru à Gorak Shep entre les blocs granitiques de la moraine, j’ai poursuivi des tétras de l’Himalaya. J’ai continué ma route vers le camp de base de l’Everest. Mais parmi les tentes orange au pied de la cascade de glace, j’ai senti que je devais me calmer. Plus moyen d’avoir les idées claires, je planais au dessus du Khumbu. C’était les signes avant-coureurs de la paralysie d’aujourd’hui.

Il a neigé toute la nuit sur les baraques de Gorak Shep. Ce matin, je me suis réveillée à 4 heures pour gravir les 400 mètres qui me séparent du sommet du Kala Patthar. A 5550 mètres d’altitude, c’est là qu’on peut jouir d’un panorama presque total sur l’Everest. Un must sur la trajectoire du trekkeur de l’«Everest Base Camp».

Quand mon réveil a sonné, je ne dormais que depuis deux heures. Je venais d’avaler un cachet de Diamox, car toute la nuit mon pouls avait battu la mesure dans ma tête. Elle était comme prise en étau entre le front et l’arrière du crâne. Et puis, il y avait aussi, cachées dans les draps, des bêtes apparemment affamées qui parcouraient ma peau en laissant régulièrement des piqûres que j’avais grattées dans le noir. A la fenêtre, une brume épaisse cachait le Nuptse et un tapis blanc couvrait le sol. La flemme parlait à ma place. Est-ce vraiment nécessaire de voir l’Everest? C’est vrai, parfois il faut s’écouter, se reposer, ne pas se faire de mal. Prendre soin de soi. Mais il y a eu comme une voix dans mon esprit qui a crié d’un coup. Bouge-toi! Remue-moi ce corps anesthésié par la paresse et monte là-haut! J’ai obéi, je suis sortie de mes plumes.

Je ne sais pas combien de pas me séparent du sommet. Cent? Mille? Cinquante, peut-être. Dans ma tête, la «Danse des chevaliers» de Prokofiev tourne en boucle. Chaque pas est un coup d’archet sur le violon et ça m’essouffle.

J’ai dépassé le groupe devant moi sans rien dire. Plus loin, un sherpa gambade sur la pente et chante à tue-tête des airs de la vallée quand les bourrasques de vent viennent heurter son Gore-Tex. Quand l’Everest s’est dévoilé, il a hurlé un cri aigu en levant les bras au ciel. La déesse Chomolungma, comme les sherpas l’appellent, s’offrait à lui. A 5550 mètres, ils sont chez eux. Au sommet du Kala Patthar, on voit toute la montagne, du col sud au sommet, 3000 mètres au-dessus de nos têtes. Je suis arrivée au point culminant de mon trek. A partir d’ici, je dois rebrousser chemin et tout aura un air de déjà-vu. Assise sur une pierre à distance des groupes qui débarquent, je regarde le paysage en silence. Je ris bêtement en pensant au réveil et, en guise de champagne, je déguste des carrés de chocolat Ovomaltine que j’avais gardés dans ma poche pour l’occasion. Devant moi, la mise en scène est parfaite. Ils sont tous là sous un soleil irradiant: le toit du monde massif, le Nuptse gracieux, le Pumori impeccable et les fidèles Ama Dablan, Kangtega et Thamserku qui m’ont accompagnée tout au long du chemin. Dans l’ombre, en contrebas, je distingue les tentes orange du camp de base de l’Everest.

Les autres marcheurs se lâchent à côté, ils exultent. Certains brandissent leurs drapeaux, d’autres écrivent leur nom sur des pierres et les âmes rebelles fument une cigarette népalaise. Je me joins à eux, compagnons d’un sommet que je ne connais pas, mais que j’embrasse quand même. Le Kala Patthar, ce tas de cailloux noirs, c’est notre Everest à nous. On se raconte nos vies, celles qui nous ont menés là, on se sent puissants, superpuissants. Tellement puissants qu’on ouvre les bras, qu’on bombe le torse et qu’on crie un truc comme «Kalaaaaaa Patthaaaaaar!!!»

Et tout d’un coup, il faut rebrousser chemin. Je chuchote un mantra, une promesse. Un jour, je reviendrai. Je tourne le dos aux 8848 mètres de pierre, de glace et de vide. Je descends. Dans ma poche, j’ai glissé une pierre. Elle est noire et quand on l’incline au soleil, elle brille. Je la montre à un Néo-Zélandais ébouriffé qui est encore en train de monter. Le vieux Kiwi m’avoue qu’il en a plein le sac, des pierres.

– Au camp de base, j’en prendrai quatre! J’ai trois enfants.
– Ah ouais, et la quatrième, c’est pour ta femme.
– Ça va pas la tête?! Le quatrième sera pour moi! Et dessus, j’écrirai EVEREST BASE CAMP 2016 en majuscules.