Le Toit du Monde et moi...

«Ngawang! Ma main!»

par Caroline Christinaz

J’ai passé la nuit à divertir mon insomnie en suivant les va-et-vient d’une jeune fille malade entre sa chambre et les toilettes. Les parois ne protègent que des regards indiscrets dans les auberges du Khumbu. Je l’entendais vomir son âme dans la naphtaline des latrines, se rincer la bouche et cracher dans l’évier. Le parquet grinçait sous ses pas alors qu’elle tentait de s’approcher de son lit. Pendant un instant, le silence revenait. Et puis, rapidement, sa valse recommençait.

J’ai dû m’endormir au bout d’un moment, car j’ai ouvert les yeux au petit matin, réveillée par les trompettes du monastère de Tengboche. Je n’ai pas vu que dehors, enfin, il faisait beau. Que l’Ama Dablam grandiose s’élevait juste sous mes yeux. Je n’ai pas vu la blancheur des nouvelles neiges sur le Lhotse Char, les pentes abruptes et sculptées du Kangtega, les arêtes effilées du Thamserku, les glaciers suspendus et le bleu puissant du ciel. Je n’ai pas vu le mont Everest tout au fond du paysage non plus.

Tout ce que j’ai vu, c’est que ma main gauche avait doublé de taille. J’ai sauté hors de mon sac de couchage en me tenant le poignet. J’ai enfilé mes baskets sans mettre les talons et je suis descendue en courant dans le réfectoire. «Ngawang! Ma main!» Mon guide l’a regardée, a haussé les sourcils. Il a balayé l’air du bout des doigts et m’a tendu le menu du petit déjeuner.

J’étais pourtant restée deux jours à Namche Bazar pour m’acclimater. Dans la montée pour Tengboche, je m’étais sentie en forme. Je voulais danser sur le ventre de l’altitude, oublier l’air aminci et prendre de la hauteur encore. En népalais, «bistari bistari» signifie «tout doux», «lentement, lentement». C’est ce qu’on me disait en m’avertissant du risque de maux de tête et de sommeil perturbé. Je n’ai pas écouté. J’étais en feu, j’ai couru en haut dans le brouillard et d’un coup je me suis retrouvée nez à nez avec les parois d’une bâtisse imposante. C’était l’hôtel: deux étages de béton brut et un escalier qui s'élève vers un balcon sans garde-corps. C’est toujours ouvert et on y entre par deux portes battantes. Dedans, il fait aussi froid que dehors. De l’autre côté, toujours sur le col à 3867 mètres, je distinguais à peine le plus grand monastère du Khumbu. Il était fermé à double tour par un verrou sur une porte imposante.

Dans l’hôtel de Tengboche, tout le monde tirait la gueule en silence. Je regardais ces filles américaines qui sortaient des douches toutes propres, toutes maquillées et toutes parfumées. A quoi bon me laver? Demain, je serai de nouveau sale. La patronne avait allumé le fourneau en boutant le feu à des bouses de yack séchées et les guides passaient d’un client à un autre pour leur prendre la tension au bout du doigt. Un Indien assis à côté de moi a rompu le silence. «Ça a l’air beau, la Suisse.» Ça l’est, en effet, j’ai répondu. Il avait les yeux qui brillaient, des rêves plein la tête et de quoi les réaliser dans son porte-monnaie. «J’ai envie d’aller marcher à Zermatt. Il y a des porteurs à Zermatt?» J’ai décidé d’aller me laver les cheveux et remédier, à l’aide de l’eau glacée du tuyau d’arrosage, à la couche de crasse accumulée depuis cinq jours.

Quand il fait froid comme à Tengboche dans le brouillard, se laver est une entreprise plus technique que ce qu’on croit. En me voyant tête en bas sous le filet d’eau, à essayer tant bien que mal de me débarrasser du savon à l’eau froide, Pietro, un Italien, s’était senti obligé de justifier le fait qu’il ne prend pas de douche. C’est que son guide lui avait prescrit deux choses: une grande dose d’ail et une interdiction de se laver à l’eau durant toute la phase ascendante du parcours. Ça lui coûterait trop d’énergie, selon lui.

Ce matin, assis dos aux fenêtres, il fait la moue devant une soupe à l’ail et trois croûtons de pain toast. Il n’a pas vu ma main de baudruche. En revanche, je le vois lorgner mes pancakes au miel et mon litre de thé au gingembre. L’eau est mon remède et le gingembre, mon antidote. Les pancakes, c’est pour le moral et pour rien au monde je ne les lui céderais.