L’impact du Covid-19 sous-estimé dans de nombreux pays

De nombreuses victimes du virus ne sont pas prises en compte dans les bilans quotidiens des autorités. L’excès de décès par rapport aux années précédentes donne la mesure de ces lacunes. Le compte double en Italie et augmente d’un tiers en Suisse

D’une semaine à l’autre, le nombre de décès attribués au Covid-19 est passé de 2400 à 6800 en France. Le gouvernement a décidé, entre-temps, d’inclure les maisons de retraite dans ses bilans quotidiens des victimes du virus.

Bilan des victimes du virus en France

Décès attribuées au Covid-19 par période de 7 jours, à partir du mercredi 1er janvier.

Semaines (du mercredi au mardi) commençant le…

Réelle hausse ou reflet du changement de méthode? La statistique de la surmortalité – l’excès de décès par rapport à la normale – permet d’y voir plus clair. Le calcul consiste à comparer les décès hebdomadaires de l’année en cours à une «valeur attendue» fondée sur la moyenne des cinq années précédentes.

«La surmortalité est un excellent indicateur», selon Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale, à l’Université de Genève. «Elle permet d’englober la mortalité indirecte due au Covid-19. Le lien peut être ténu, par exemple dans le cas d’un suicide lié au confinement, ou très fort, si l’infection perturbe l’équilibre précaire causé par des maladies préexistantes et provoque par exemple un décès par Parkinson ou insuffisance cardiaque. On peut mourir du Covid-19 ou avec le Covid-19.»

Surmortalité en France

La mortalité attendue et les décès enregistrés en 2020 par période de 7 jours, à partir du mercredi 1er janvier. L’aire rouge correspond aux bilans du Covid-19 «posés» par-dessus la ligne des décès attendus.

Semaines (du mercredi au mardi) commençant le…

«La mortalité attribuée au Covid-19 dépend beaucoup de la manière dont le dépistage a été organisé, poursuit Antoine Flahault. Si, par exemple, les tests ne sont faits qu’à l’hôpital et non en maison de retraite, la mortalité repérée par les médecins sera sous-estimée car plus rarement attribuée au Covid-19 dans les maisons de retraite. Ce n’est pas nécessairement intentionnel, mais plutôt organisationnel dans ce cas.»

Une vingtaine de pays européens, dont la Suisse, partagent une méthodologie similaire en matière de surmortalité. Nous avons comparé leurs décès excédentaires et leurs bilans des victimes du Covid-19 grâce à des données harmonisées par The Economist.

› A propos des données et du calcul de la surmortalité

Deux fois plus de décès en Italie

Premier pays européen atteint par le Covid-19, l’Italie a enregistré 24 000 décès de plus que d’ordinaire du 4 au 31 mars. Pourtant, seuls 12 000 décès ont été officiellement attribués au Covid-19 durant cette même période.

Contrairement à d’autres autorités sanitaires, le ministère italien de la Santé démarre les semaines le premier jour de l’an, qui tombait sur un mercredi en 2020. Chaque semaine va donc du mercredi au mardi.

La semaine du 18 mars accuse un pic à 8700 décès de plus que les années précédentes, mais seules 4200 victimes du virus ont été annoncées par le ministère de la Santé.

L’Italie, premier pays européen atteint

Le nombre de décès attendu est calculé sur la base des cinq années précédentes. Les décès hebdomadaires en 2020 les dépassent dès la semaine du mardi 4 mars. Du 4 au 31 mars, la surmortalité est deux fois plus importante que le nombre de morts officiellement attribuées au Covid-19.

Lombardie

Le bilan du foyer italien de l’épidémie est de 7100 morts du 4 au 31 mars, contre une surmortalité de 15700.

Vénétie

Quatrième région d’Italie en nombre de cas, la Vénétie comptait 924 décès de plus qu’attendu du 4 au 31 mars.

La Belgique et son décompte exhaustif

«Notre manière de répertorier le nombre de décès n’est pas tout à fait objective. Il y a sûrement eu une surestimation des décès Covid-19 dans notre pays, notamment dans les maisons de repos», estimait la radio-TV publique de Belgique francophone (RTBF) en avril. Tout compte fait, la Belgique semble plutôt être l’un des rares pays à avoir estimé précisément le nombre de décès dus à la maladie. Les autorités sanitaires ont décidé de ne pas exiger qu’un test ait été effectué pour attribuer des décès au virus, au risque d’en compter en excès.

Belgique

Dès le début de la crise, le ministère belge de la Santé a décidé d’inclure dans ses bilans quotidiens les décès de personnes suspectées de Covid-19. La surmortalité semble lui donner raison. Le décalage temporel pourrait s’expliquer par des retards dans la centralisation des certificats de décès ou par une baisse des autres causes de mortalité.

«La détermination de la cause de mortalité est un exercice difficile pour le médecin, souligne Antoine Flahault. Si la présence du virus n’est pas certaine chez le défunt, il peut préférer en toute bonne foi porter sur le certificat de décès un diagnostic plus descriptif tel que la pneumonie. Il peut exister bien sûr des pressions politiques, dans certains pays aux pratiques moins transparentes, pour exiger de rapporter des décès par pneumonie pour des cas avérés de Covid-19.»

La cause exacte des décès peut prendre plusieurs jours à être établie. Cela pourrait expliquer en partie le décalage entre le pic de surmortalité et le pic des décès attribués au virus.

En Suisse, trois quarts des décès comptabilisés

Du 8 mars au 3 mai, l’Office fédéral de la statistique (OFS) chiffre la surmortalité à 1900 décès. Un nombre provisoire: pour tenir compte des décès annoncés en retard, les valeurs des 40 derniers jours sont corrigées à la hausse. Le 4 mai, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) dénombrait 1470 victimes du virus pour la même période, soit 74% de la surmortalité estimée par l’OFS.

Note: l’OFSP a entre-temps corrigé à la hausse les bilans de certains jours, ce qui porte le total pour la même période à 1565 décès. Mais le changement n’a pas été reporté par l’agence européenne ECDC, dont les données sont utilisée dans le graphique ci-dessous.

Suisse

Le pic de la semaine du lundi 30 mars au dimanche 5 avril est nettement plus marqué d’après l’excès de décès (557) que selon les morts attribuées au Covid-19.

Un bilan négligeable par rapport aux 20 000 décès annuels dus aux maladies cardiovasculaires ou aux 17 000 causés par les cancers? «Si l’on rapporte ces chiffres à la même période de quelques semaines, la mortalité par Covid-19 a été forte. Il faut d’ailleurs des événements très importants pour entraîner un excès de mortalité», corrige Antoine Flahault.

A titre d’exemple, sans mesures sanitaires, la grippe particulièrement meurtrière de 2015 avait causé un excédent de 2500 décès en Suisse.

Lire aussi: Les cinq principales causes de décès en Suisse

La France a réajusté ses bilans

La prise en compte des EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) a radicalement changé les bilans français du Covid-19. Du 11 au 25 mars, l’agence gouvernementale Santé Publique France fait état d’un millier de victimes du nouveau coronavirus au total. La surmortalité, elle, est trois fois plus élevée.

L’écart s’inverse après la prise en compte des EHPAD, décidée le 25 mars et effective dès le lendemain. Les décès annoncés deviennent même supérieurs à la surmortalité, peut-être en raison de décalages dans leur prise en compte.

France

Les décès attribuées au Covid-19 rejoignent puis dépassent la surmortalité après la prise en compte des décès dans les maisons de retraite.

Île-de-France (Paris)

La région la plus densément peuplée de France est devenue le nouvel épicentre.

Grand Est

La région regroupant Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne était la plus touchée au début de l’épidémie.

L’Ile-de-France constitue une exception: du 25 mars au 28 avril, la région la plus densément peuplée de France annonce 5500 victimes du Covid-19 contre un excès de 10 300 décès.

«On connaît ce type d’écarts pour le virus de la grippe, dont la majorité des porteurs sont asymptomatiques, relève Antoine Flahault. A l’occasion de la canicule de 2003, nous avions étudié le registre français des causes de décès et observé la surmortalité lors d’épidémies de grippe. Sur plusieurs années, en moyenne chaque année, 430 certificats de décès mentionnaient la grippe comme cause primaire ou sous-jacente alors que la mortalité en excès par grippe était en moyenne de 6000 décès, soit quatorze fois plus.»

Trump, les pommes et les poires

«L’Allemagne a un taux de mortalité très bas, comme nous. Nous aussi, nous avons un taux de mortalité bas», affirmait Donald Trump le 7 mai lors d’un meeting. Comme l’a relevé l’agence Associated Press, cette affirmation n’est pas crédible. Contrairement au taux de décès par habitant, le taux de mortalité fait référence au pourcentage de personnes infectées qui sont décédées du Covid-19. Or les pays ont des stratégies radicalement différentes en matière de dépistage.

De plus, si le calcul repose sur les bilans des décès et infections du même jour, il est forcément faussé: «L’infection d’une victime du Covid-19 se produit en général trois ou quatre semaines auparavant, rappelle Antoine Flahault. Pendant la phase ascendante de l’épidémie en particulier, prendre les chiffres du même jour cause un grand décalage.»

Ville de New York

Du 14 mars au 25 avril, le bilan s’élève à 21 900 victimes du virus contre une surmortalité de 28 400. Le rapport est de 77%.

Le suivi récent de la surmortalité est très lacunaire aux Etats-Unis. Le CDC a estimé un pic à 76700 décès, toutes causes confondues, durant la semaine du dimanche 5 au samedi 11 avril. Soit un excès d’un tiers par rapport à la valeur attendue. La ville de New York, durement touchée, a des données plus précises affichées ci-dessus.

Un bilan lacunaire aux Pays-Bas

Du 8 mars au 10 mai, le gouvernement néerlandais a annoncé 5400 morts liées au Covid-19. Cela représente à peine 59% des 9300 décès excédentaires enregistrés durant la même période.

Pays-Bas

La stratégie suédoise en question

Seul pays européen à ne pas avoir imposé de confinement à sa population, la Suède voit sa politique de plus en plus critiquée. Son taux de décès par habitant augmente rapidement. Il a dépassé celui des Etats-Unis et des Pays-Bas et s’approche de celui de la France.

Suède

Le seul pays européen sans confinement affiche un lourd bilan des victimes du Covid-19. Mais ses chiffres semblent nettement plus proche de la réalité que ceux d’autres pays si on se fie à la statistique de la surmortalité.

Du 17 mars au 28 avril, le pays a annoncé 2700 décès liés au Covid-19. Cela représente 92% des 2900 décès excédentaires enregistrés durant la même période.

Limites statistiques

De nombreux pays n’ont malheureusement pas les données nécessaires pour mesurer rapidement la surmortalité. Et de nombreux pays à faible revenu ne tiennent pas de registre de décès, ou tiennent un registre sans en préciser les causes, relève Antoine Flahault: «C’est un processus difficile. Les causes de mortalité doivent être codées, à partir des certificats de décès remplis manuellement par le médecin, selon la classification internationale des maladies de l’OMS.»

D’autres statistiques sont parfois disponibles, comme les données sur les ensevelissements. Moins fiables, elles permettent pourtant de prendre la mesure de l’écart entre les bilans officiels et la réalité du terrain.

Ensevelissements à Jakarta

Du 31 mars au 30 avril, seules 300 victimes du Covid-19 ont été annoncées à Jakarta, la capitale de l’Indonésie. Durant la même période, 14846 enterrements ont eu lieu, 1400 de plus que d’ordinaire. Seules 21% des victimes semblent donc avoir été prises en compte.

En se basant sur des données partielles, The Economist a estimé le nombre de décès excédentaires et de victimes du Covid-19 à Istanbul. Le calcul du magazine britannique suggère que le bilan serait deux fois plus lourd dans la métropole turque.

Istanbul (estimations)

Les décès excédentaires ont été estimés par The Economist à partir de données sur les cérémonies funéraires et les décès dus au Covid-19 à partir des bilans nationaux publiés par la Turquie.

La surmortalité ne tient pas compte des décès évités grâce à la baisse d’activité durant le confinement, qui pourrait creuser encore l’écart. D’ici plusieurs mois, la centralisation et le dépouillement de tous les certificats de décès devrait permettre d’établir des statistiques plus détaillées.

Lire également: Pourquoi la mortalité de l’épidémie est difficile à calculer… pour l’instant


Données et méthode

Le calcul de la surmortalité consiste à établir une moyenne des décès hebdomadaires durant les cinq dernières années, lissée pour gommer les fluctuations les moins significative, puis à comparer ces «valeurs attendues» au nombre de décès enregistrés durant l’année en cours.

Les bureaux statistiques tiennent en général compte du délai avec lequel les décès sont enregistrés. Pour l’année en cours, ils ajustent donc à la hausse les valeurs des derniers jours. Leur méthodologie est très proche, mais le processus de lissage des données pour retrancher les décès exceptionnels peut varier (modèle ARIMA, SARIMA, etc.)

Les bilans des victimes du Covid-19 sont ceux du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC).

Ces différentes données ont été nettoyées et compilées par The Economist, qui a publié son jeu de données harmonisé en licence libre.

Données statistiques d’origine: ECDC; ISTAT; Ministero della Salute; Instituto de Salud Carlos III; Datadista; INSEE; Santé Publique France; ONS; Centraal Bureau van Statistiek; CDC; New York City Health; Provinsi DKI Jakarta; Statistiska Centralbyran; Epistat; Sciensano; Statistik Austria; Istanbul Metropolitan Municipality.

Texte et infographies: Paul Ronga, code source de la page et script de préparation des données disponibles en licence libre sur Renkulab.io