Au triomphe, il y a trente ans, de la pensée libérale et de ses corollaires que sont la démocratie et le libre marché ont succédé crise financière et montée du protectionnisme. Etat des lieux du système, en passant en revue les indicateurs politiques et économiques
Texte: Rachel Richterich
Infographies: Paul Ronga
Il y a trente ans, le 9 novembre 1989, le Mur tombe. Derrière la poussière et les gravats s’érigent les aspirations à la liberté d’une jeunesse marquée par un demi-siècle de guerre froide. Vivant jusqu’alors sous le joug ou en opposition à des régimes totalitaires, dans un monde coupé en deux, elle voit renaître l’espoir du libre arbitre. La destruction du mur de Berlin marque l’avènement de la liberté de penser, de décider, d’entreprendre – le libéralisme triomphe.
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L’époque est alors à l’ouverture, la division laisse place à l’union. Au plan politique, le modèle démocratique s’impose, le projet européen touche à son apogée. Au niveau économique, l’Organisation mondiale du commerce prend le relais du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) en 1995 pour chapeauter des accords de libre-échange qui se multiplient – en moins d’une décennie, ces traités tissent une toile mondialisée des échanges. La création de la zone euro, dotée d’une monnaie unique en est le point d’orgue sur le Vieux-Continent.
De 2008 à 2018, le produit intérieur brut a augmenté de 22000 milliards de dollars dans le monde (dollars courants). Mais cet indice ne tient pas compte de la dégradation des ressources naturelles, du travail non rémunéré (bénévolat, travail domestique), des inégalités ou encore de l’inutilité de certains services.
Aux Etats-Unis, le chômage est descendu à des niveaux inégalés depuis 50 ans. Cependant, de nombreux signaux sont alarmants, notamment la dette américaine, que la politique de Donald Trump porte de records en records. Elle augmente nettement plus vite que la croissance du pays.
Les indices boursiers tels que le S&P 500 (500 grandes sociétés cotées aux Etats-Unis), le Nikkei 225 (bourse de Tokio) ou encore le SMI (bourse suisse) sont remontés en flèche après la crise de 2008. Plus vieil indice boursier au monde, le Dow Jones (30 grandes entreprises cotées aux Etats-Unis) a presque triplé.
Entre 2008 et 2018, la valeur des exportations des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) est passée de 2300 à 3600 milliards de dollars. La Chine occupe la première place de loin, avec deux fois plus d’exportations que les quatre autres pays réunis. La Russie est le seul des BRICS à voir ses exportations reculer (-5.8%).
Le dynamisme des exportations apporte prospérité aux entreprises et pouvoir d’achat aux classes moyennes en Occident. Pour preuve, la croissance continue des produits intérieurs bruts, censés refléter la richesse des pays, et des indices boursiers. La libre économie contribue aussi à faire émerger des Etats que l’on disait alors sous-développés et qui, sous l’acronyme de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), deviennent rapidement incontournables. L’euphorie qui prévaut dans cette phase de mondialisation masque ses faiblesses et ceux qui se risquent à les pointer, mettant notamment en doute la juste répartition des richesses, sont relégués au rang de rabat-joie.
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Une faille lézarde brutalement le modèle: la crise des subprimes, née d’un problème sur le marché du crédit hypothécaire aux Etats-Unis, se propage à tout le système financier, provoquant des faillites en série. Outre le fait de laisser sur le carreau des dizaines de milliers de ménages surendettés sur le marché immobilier, elle révèle l’échec criant des acteurs financiers à se réguler seuls. L’onde de choc est mondiale, le désenchantement aussi.
Démarre alors une phase d’introspection, qui s’exprime au plan politique par un mécanisme de repli. A la révolution libérale incarnée dans les années 1980 par les chefs d’Etat britannique et américain d’alors, Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ont succédé l’euroscepticisme de Boris Johnson et le protectionnisme de Donald Trump. Le Brexit, en 2016, et l’élection du magnat américain de l’immobilier la même année actent la rupture.
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Le libéralisme a-t-il failli à ses promesses? Le monde est devenu plus riche, comme prévu par les pères de la libre économie: tant le PIB que la performance boursière ont retrouvé le chemin de la croissance et évoluent à des plus hauts historiques. Tandis que le taux de chômage a retrouvé ses plus bas d’avant 2008, surlignant même des situations de plein-emploi aux Etats-Unis et en Suisse.
Un zoom plus serré sur les chiffres de l’emploi révèle cependant que l’augmentation des richesses mondiales s’est accompagnée d’une hausse des inégalités dans leur répartition. Le chômage des jeunes en est symptomatique, progressant d’un point de pourcentage au niveau mondial au cours de la dernière décennie.
La désillusion que ces jeunes expriment dans les rues de Tunis ou du Caire dès 2011 au cours des printemps arabes, plus récemment au Liban ou au Chili, nuance la timide stabilisation de l’indice de démocratie mis au point par l’Economist Intelligence Unit. Le projet libéral semble plus fragile que jamais.