Fabricant au moins une montre connectée sur trois portées dans le monde, Apple est aujourd’hui le leader incontestable du segment des smartwaches. Il représente une concurrence réelle pour les volumes de l’industrie horlogère suisse.
1 2013, une pomme dans la bergerie
Qui aurait parié sur un succès aussi rapide? En 2012, alors que les premières montres connectées arrivent sur le marché, elles provoquent mépris et scepticisme. Quel est l’intérêt de «porter le web à son poignet»? Les médias suisses, rapidement, imaginent une «nouvelle crise du quartz». Mais on se rassure en rappelant qu’avec la Swatch Paparazzi (lancée en association avec Microsoft en 2004) ou la T-Touch de Tissot (première montre à écran tactile, sortie en 2000), la Suisse a quelques coups d’avance.
Pour autant, les premiers «grands» noms de la smartwatch sont étrangers: Samsung, Sony, Qualcomm ou Pebble. Ce produit n’intéresse alors que certains geeks et des sportifs désireux de mesurer leurs efforts. «Elles étaient grosses et souvent disgracieuses. Personne ne voulait être vu avec un tel objet au poignet», se souvient Neil Cybart. «Au début, le rôle des smartwatches n’était pas très clair. On ne comprenait pas ce que serait leur USP [unique selling proposition], se remémore Francisco Jeronimo, du cabinet IDC à Londres. Elles affichaient les notifications du smartphone, et quoi d’autre?»
A ce sujet: Une montre – peu convaincante – à relier au téléphone (06.05.2012)
En 2013, les horlogers suisses voient donc venir les montres connectées avec sérénité. Exemple avec le patron de Swatch Group, Nick Hayek, qui détaille à L’Hebdo en mai 2013 qu’«à plusieurs reprises, des ingénieurs de la marque à la pomme sont venus nous rendre visite pour savoir notamment ce que nous entreprenions avec Bluetooth Smart».
Que dévoile alors le premier groupe horloger du monde aux émissaires d’Apple? «Ils veulent savoir une foule de choses, renchérit Nick Hayek. Comment nous collons les verres, comment nous gérons la miniaturisation, comment nous réduisons au maximum la consommation d’énergie. Nous nous montrons fort prudents.» Toutefois, précise-t-il, «pour l’avenir de l’industrie horlogère suisse, il nous semble plus important de démontrer les prouesses d’un mouvement mécanique comme Sistem 51 [calibre de 51 pièces tenues ensemble par une seule vis], présenté cette année à Baselworld, que de présenter dans une conférence de presse des montres du type iWatch». Contacté, ce dernier n’a pas voulu s’exprimer dans le cadre de cet article.
Sérénité d’un côté, inquiétude de l’autre. A l’image d’un Ernst Thomke, un des pères de la Swatch. Dans nos colonnes en octobre 2013, il déclare: «Ces montres connectées vont être produites par Samsung, Apple et d’autres. La Suisse a complètement raté ce virage.» Il estime que l’horlogerie suisse «emprunte une mauvaise voie». «Elle est devenue prisonnière de sa réserve d’Indiens, celle du tout mécanique, du haut de gamme. Soit les petites quantités, à des prix très élevés, au détriment des volumes. A l’époque, au début des années 90, nous vendions encore 20 millions de Swatch par an. Aujourd’hui, l’ensemble de l’horlogerie suisse n’exporte que 29 millions de pièces. Cherchez l’erreur.» Six ans plus tard, on exporte encore 30% de pièces en moins.
Au mois de mars 2014, durant la foire de Bâle, ces montres dites intelligentes ne font pas parler d’elles. Une seule personne les évoque ouvertement en disant travailler dessus: François Thiébaud, patron de Tissot. Beaucoup font des effets de manche sans rien de concret. Ou profitent d’autres événements à caractère plus technologique (CES de Las Vegas, Mobile World Congress de Barcelone) pour lancer leurs produits. Le Smartwatch Group, un institut zurichois qui se spécialise sur cette industrie, décompte déjà pas moins de 300 fabricants différents.
Mais tout le monde évoque déjà «l’iWatch» d’Apple. Et l’on pressent que la bataille ne sera lancée que lorsque le géant de Cupertino fera son entrée dans l’arène.
2 Septembre 2014,
le big bang
Le big bang a lieu en septembre 2014. «One more thing», lâche le patron d’Apple 55 minutes après le début de sa traditionnelle keynote. Il présente alors quelque chose d’«entièrement nouveau» qui devrait «redéfinir ce que le public attend de cette catégorie» de produits. Pour Tim Cook, il s’agit d’un «nouveau chapitre dans l’histoire d’Apple».
Le groupe l’introduit comme la digne héritière de l’iPod ou de l’iPhone. L’Apple Watch, cette «meilleure montre du monde», «le produit le plus personnel [qu’Apple] ait jamais créé», est dévoilée sous les vivats d’un public (comme toujours) enflammé. «Nous avons travaillé avec des spécialistes horlogers de la planète entière pour nous aider à comprendre la signification culturelle et historique de la mesure du temps», fait valoir le responsable du design, Jonathan Ive. Comme pour prouver qu’il s’agit bien d’une montre et pas d’un simple «ordinateur de poignet», la précision de l’appareil est vantée plusieurs fois.
A entendre l’argumentaire d’Apple, la montre aura trois objectifs: mesurer ses efforts physiques, communiquer et dire l’heure. Un triptyque «facile à expliquer et à comprendre», selon Horace Dediu, pour qui cela rappelle la façon dont Apple avait présenté l’iPhone en 2007 («un moyen d’accéder à internet, un téléphone et un iPod»).
Si le premier prix de la montre est de 349 dollars, Apple lance également un modèle en or 14 carats à 17 000 francs. Logiquement, la campagne de promotion est donc élaborée par d’anciens du monde du luxe (cadres provenant de Louis Vuitton ou d’Yves Saint Laurent). Un seul vient de l’horlogerie: Patrick Pruniaux (ex-TAG Heuer) qui est aujourd’hui directeur général de l’horlogerie suisse chez Kering (Girard-Perregaux et Ulysse Nardin). «L’équipe Special Projects d’Apple cherchait notamment à comprendre des canaux de distribution nouveaux, dont ceux du luxe et de la mode», se rappelle-t-il aujourd’hui.
Dès le début, Apple est conscient que sa montre souffre de deux handicaps majeurs: sa batterie (nécessité de la recharger à la fin de chaque journée) et son absence d’étanchéité. «A l’interne, dès le lancement, tout le monde savait qu’il y avait un potentiel d’amélioration sur ces deux points, assure Patrick Pruniaux. Mais Apple a décidé de lancer tout de même le produit et de progresser là-dessus avec les versions suivantes.»
En effet, on comprend vite que le développement de cette montre connectée se fera en plusieurs temps. «Apple n’est absolument pas dogmatique. Le rôle d’un de ses produits peut évoluer. Comme il récolte un nombre infini de données sur la façon dont ses clients les utilisent, ces derniers peuvent se métamorphoser à chaque version pour satisfaire encore mieux les utilisateurs», analyse Horace Dediu. Elle sera commercialisée dès le mois d’avril 2015.
Notre critique de la première Apple Watch: L’Apple Watch arrive en Suisse, un premier test
En Suisse, c’est le branle-bas de combat. Durant la foire de Bâle de mars 2015, des dizaines de montres connectées sont annoncées. De Frédérique Constant à TAG Heuer en passant par Breitling, Bulgari ou Mondaine… «L’an dernier, tout le monde s’en moquait. Cette année, ce n’est plus le cas», observe alors Pascal Koenig, fondateur du Smartwatch Group. Il y a des montres à écran, à aiguilles, mécaniques mais hybrides, équipée de toutes sortes de puces; les produits, souvent lancés en grande pompe, partent dans toutes les directions.
En novembre, lors d’un gigantesque show à New York, Jean-Claude Biver (devenu «Monsieur Smartwatch» en Suisse) présente le premier modèle connecté de TAG Heuer en partenariat avec Intel. Un mois plus tard, rebelote avec Breitling qui choisit également la métropole américaine pour le lancement de sa smartwatch dédiée à l’aviation.
3 La concurrence assommée
En Californie, la tentation de se comparer à cette industrie horlogère centenaire est forte. Lors d’une présentation en septembre 2016, Tim Cook affiche sur un gigantesque écran noir une liste de différentes marques manifestement classées par chiffre d’affaires. (Ironiquement, sa source est une banque zurichoise, Vontobel.)
Entre 2015 et 2016, Apple aurait ainsi dépassé (dans l’ordre): Casio, Tissot, Longines, Patek Philippe, Seiko, Citizen, Cartier, Omega et Fossil, pour arriver en deuxième position derrière Rolex. Une année plus tard, il reprend le même graphique et fait glisser Apple devant Rolex. «Je suis enchanté de vous annoncer que l’Apple Watch est la montre numéro 1 dans le monde», dit-il sous les traditionnels applaudissements. Les résultats de l’un comme de l’autre figurant parmi les secrets les mieux gardés de l’industrie, on ne peut que le croire sur parole.