Selon Tim Cook, l’Apple Watch est devenue la montre numéro 1 Selon Tim Cook, l’Apple Watch est devenue la montre numéro 1

En 2017, Tim Cook annonçait dépasser Rolex en vente de montres. Apple a désormais franchi un nouveau cap.

L’horlogerie d’Apple dépasse les marques suisses

En 2019, l’entreprise californienne aura vendu davantage de montres que toutes les marques suisses réunies. Alors qu’elle n’en fabriquait pas une seule
 il y a cinq ans. Chronologie d’un basculement symbolique, mais majeur

Texte: Valère Gogniat
Illustrations: Pauline Martinet
Infographies: Paul Ronga

Ce ne sera indiqué nulle part. Ce basculement est même difficile à percevoir. Symboliquement en revanche, c’est un séisme. En 2019, Apple aura vendu davantage de montres que toute l’industrie horlogère suisse. La tendance se faisait sentir depuis le dernier trimestre 2018, où un dépassement avait brièvement eu lieu mais, cette fois, le Rubicon a été franchi.

Lire aussi l’éditorial: Retrouver la recette horlogère

En 2019, la Suisse exportera un peu moins de 21 millions de montres (mécaniques et à quartz). Trois millions de moins que l’an dernier. En parallèle, le géant californien a bondi comme un diable de sa boîte. Cette année, il devrait avoir vendu environ 28,5 millions de ses Apple Watch. Cinq millions de plus qu’en 2018. Et 28,5 millions de plus qu’il y a cinq ans, lorsqu’il ne commercialisait rien qui pouvait prétendre au statut de montre.

Tendance irréversible

En 2019, le nombre d'Apple Watch vendu a dépassé celui de toute l'horlogerie suisse.

* 2019: estimations Le Temps

** Moyenne des estimations d’Above Abalon, IDC et Strategy Analytics

Sources: Fédération horlogère, Above Avalon, IDC, Strategy Analytics

Il s’agit d’estimations. Apple – comme tout bon horloger suisse – ne publie aucun chiffre. Les ventes de ses montres sont noyées dans une division nommée «Wearables, home and accessories» qui regroupe également ses écouteurs Airpods, ses casques Beats ou l’Apple TV. «Personne ne peut prétendre connaître le volume exact de montres vendues, c’est un sujet fréquent de débat entre nous», souligne Horace Dediu, du cabinet de recherche Asymco à Boston.

Il n’empêche, pour tous les spécialistes contactés par Le Temps, la tendance est claire: 25,8 millions selon IDC; 29,6 pour Above Avalon; et l’on grimpe à 30 millions avec Strategy Analytics, voire encore au-delà pour d’autres analystes. Quoi qu’il en soit, «nous pouvons sans nul doute affirmer que les ventes d’Apple Watch ont dépassé les exportations horlogères suisses en 2019», affirme Neil Cybart, d’Above Avalon, basé dans le Connecticut.

Cent millions de poignets conquis en dix ans

Nombre de smartwatches vendues, avec prévisions 2020-2023

Source: estimations IDC

Fabricant au moins une montre connectée sur trois portées dans le monde, Apple est aujourd’hui le leader incontestable du segment des smartwaches. Il représente une concurrence réelle pour les volumes de l’industrie horlogère suisse.

1 2013, une pomme dans la bergerie

Qui aurait parié sur un succès aussi rapide? En 2012, alors que les premières montres connectées arrivent sur le marché, elles provoquent mépris et scepticisme. Quel est l’intérêt de «porter le web à son poignet»? Les médias suisses, rapidement, imaginent une «nouvelle crise du quartz». Mais on se rassure en rappelant qu’avec la Swatch Paparazzi (lancée en association avec Microsoft en 2004) ou la T-Touch de Tissot (première montre à écran tactile, sortie en 2000), la Suisse a quelques coups d’avance.

Pour autant, les premiers «grands» noms de la smartwatch sont étrangers: Samsung, Sony, Qualcomm ou Pebble. Ce produit n’intéresse alors que certains geeks et des sportifs désireux de mesurer leurs efforts. «Elles étaient grosses et souvent disgracieuses. Personne ne voulait être vu avec un tel objet au poignet», se souvient Neil Cybart. «Au début, le rôle des smartwatches n’était pas très clair. On ne comprenait pas ce que serait leur USP [unique selling proposition], se remémore Francisco Jeronimo, du cabinet IDC à Londres. Elles affichaient les notifications du smartphone, et quoi d’autre?»

A ce sujet: Une montre – peu convaincante – à relier au téléphone (06.05.2012)

En 2013, les horlogers suisses voient donc venir les montres connectées avec sérénité. Exemple avec le patron de Swatch Group, Nick Hayek, qui détaille à L’Hebdo en mai 2013 qu’«à plusieurs reprises, des ingénieurs de la marque à la pomme sont venus nous rendre visite pour savoir notamment ce que nous entreprenions avec Bluetooth Smart».

Que dévoile alors le premier groupe horloger du monde aux émissaires d’Apple? «Ils veulent savoir une foule de choses, renchérit Nick Hayek. Comment nous collons les verres, comment nous gérons la miniaturisation, comment nous réduisons au maximum la consommation d’énergie. Nous nous montrons fort prudents.» Toutefois, précise-t-il, «pour l’avenir de l’industrie horlogère suisse, il nous semble plus important de démontrer les prouesses d’un mouvement mécanique comme Sistem 51 [calibre de 51 pièces tenues ensemble par une seule vis], présenté cette année à Baselworld, que de présenter dans une conférence de presse des montres du type iWatch». Contacté, ce dernier n’a pas voulu s’exprimer dans le cadre de cet article.

Sérénité d’un côté, inquiétude de l’autre. A l’image d’un Ernst Thomke, un des pères de la Swatch. Dans nos colonnes en octobre 2013, il déclare: «Ces montres connectées vont être produites par Samsung, Apple et d’autres. La Suisse a complètement raté ce virage.» Il estime que l’horlogerie suisse «emprunte une mauvaise voie». «Elle est devenue prisonnière de sa réserve d’Indiens, celle du tout mécanique, du haut de gamme. Soit les petites quantités, à des prix très élevés, au détriment des volumes. A l’époque, au début des années 90, nous vendions encore 20 millions de Swatch par an. Aujourd’hui, l’ensemble de l’horlogerie suisse n’exporte que 29 millions de pièces. Cherchez l’erreur.» Six ans plus tard, on exporte encore 30% de pièces en moins.

Au mois de mars 2014, durant la foire de Bâle, ces montres dites intelligentes ne font pas parler d’elles. Une seule personne les évoque ouvertement en disant travailler dessus: François Thiébaud, patron de Tissot. Beaucoup font des effets de manche sans rien de concret. Ou profitent d’autres événements à caractère plus technologique (CES de Las Vegas, Mobile World Congress de Barcelone) pour lancer leurs produits. Le Smartwatch Group, un institut zurichois qui se spécialise sur cette industrie, décompte déjà pas moins de 300 fabricants différents.

Mais tout le monde évoque déjà «l’iWatch» d’Apple. Et l’on pressent que la bataille ne sera lancée que lorsque le géant de Cupertino fera son entrée dans l’arène.

2 Septembre 2014,
 le big bang

Le big bang a lieu en septembre 2014. «One more thing», lâche le patron d’Apple 55 minutes après le début de sa traditionnelle keynote. Il présente alors quelque chose d’«entièrement nouveau» qui devrait «redéfinir ce que le public attend de cette catégorie» de produits. Pour Tim Cook, il s’agit d’un «nouveau chapitre dans l’histoire d’Apple».

Le groupe l’introduit comme la digne héritière de l’iPod ou de l’iPhone. L’Apple Watch, cette «meilleure montre du monde», «le produit le plus personnel [qu’Apple] ait jamais créé», est dévoilée sous les vivats d’un public (comme toujours) enflammé. «Nous avons travaillé avec des spécialistes horlogers de la planète entière pour nous aider à comprendre la signification culturelle et historique de la mesure du temps», fait valoir le responsable du design, Jonathan Ive. Comme pour prouver qu’il s’agit bien d’une montre et pas d’un simple «ordinateur de poignet», la précision de l’appareil est vantée plusieurs fois.

A entendre l’argumentaire d’Apple, la montre aura trois objectifs: mesurer ses efforts physiques, communiquer et dire l’heure. Un triptyque «facile à expliquer et à comprendre», selon Horace Dediu, pour qui cela rappelle la façon dont Apple avait présenté l’iPhone en 2007 («un moyen d’accéder à internet, un téléphone et un iPod»).

Si le premier prix de la montre est de 349 dollars, Apple lance également un modèle en or 14 carats à 17 000 francs. Logiquement, la campagne de promotion est donc élaborée par d’anciens du monde du luxe (cadres provenant de Louis Vuitton ou d’Yves Saint Laurent). Un seul vient de l’horlogerie: Patrick Pruniaux (ex-TAG Heuer) qui est aujourd’hui directeur général de l’horlogerie suisse chez Kering (Girard-Perregaux et Ulysse Nardin). «L’équipe Special Projects d’Apple cherchait notamment à comprendre des canaux de distribution nouveaux, dont ceux du luxe et de la mode», se rappelle-t-il aujourd’hui.

Dès le début, Apple est conscient que sa montre souffre de deux handicaps majeurs: sa batterie (nécessité de la recharger à la fin de chaque journée) et son absence d’étanchéité. «A l’interne, dès le lancement, tout le monde savait qu’il y avait un potentiel d’amélioration sur ces deux points, assure Patrick Pruniaux. Mais Apple a décidé de lancer tout de même le produit et de progresser là-dessus avec les versions suivantes.»

En effet, on comprend vite que le développement de cette montre connectée se fera en plusieurs temps. «Apple n’est absolument pas dogmatique. Le rôle d’un de ses produits peut évoluer. Comme il récolte un nombre infini de données sur la façon dont ses clients les utilisent, ces derniers peuvent se métamorphoser à chaque version pour satisfaire encore mieux les utilisateurs», analyse Horace Dediu. Elle sera commercialisée dès le mois d’avril 2015.

Notre critique de la première Apple Watch: L’Apple Watch arrive en Suisse, un premier test

En Suisse, c’est le branle-bas de combat. Durant la foire de Bâle de mars 2015, des dizaines de montres connectées sont annoncées. De Frédérique Constant à TAG Heuer en passant par Breitling, Bulgari ou Mondaine… «L’an dernier, tout le monde s’en moquait. Cette année, ce n’est plus le cas», observe alors Pascal Koenig, fondateur du Smartwatch Group. Il y a des montres à écran, à aiguilles, mécaniques mais hybrides, équipée de toutes sortes de puces; les produits, souvent lancés en grande pompe, partent dans toutes les directions.

En novembre, lors d’un gigantesque show à New York, Jean-Claude Biver (devenu «Monsieur Smartwatch» en Suisse) présente le premier modèle connecté de TAG Heuer en partenariat avec Intel. Un mois plus tard, rebelote avec Breitling qui choisit également la métropole américaine pour le lancement de sa smartwatch dédiée à l’aviation.

3 La concurrence assommée

En Californie, la tentation de se comparer à cette industrie horlogère centenaire est forte. Lors d’une présentation en septembre 2016, Tim Cook affiche sur un gigantesque écran noir une liste de différentes marques manifestement classées par chiffre d’affaires. (Ironiquement, sa source est une banque zurichoise, Vontobel.)

Entre 2015 et 2016, Apple aurait ainsi dépassé (dans l’ordre): Casio, Tissot, Longines, Patek Philippe, Seiko, Citizen, Cartier, Omega et Fossil, pour arriver en deuxième position derrière Rolex. Une année plus tard, il reprend le même graphique et fait glisser Apple devant Rolex. «Je suis enchanté de vous annoncer que l’Apple Watch est la montre numéro 1 dans le monde», dit-il sous les traditionnels applaudissements. Les résultats de l’un comme de l’autre figurant parmi les secrets les mieux gardés de l’industrie, on ne peut que le croire sur parole.

Face à face

Horlogerie suisse
Montres suisses
  • 1er pays exportateur de montres (en valeur)
  • 19,9 milliards de francs suisses en 2018
  • 20,7 millions de montres exportées en 2019
  • 859$ Prix moyen à l’export en 2018
Horlogerie suisse
  • 1er pays exportateur de montres (en valeur)
  • 19,9 milliards de francs suisses en 2018
  • 20,7 millions de montres exportées en 2019
  • 859$ Prix moyen à l’export, contre 3$ en moyenne pour les montres chinoises
Apple Watch
  • 1200 milliards de dollars de capitalisation boursière
  • 60 millions de personnes portent une Apple Watch
  • La version 5 de l’Apple Watch vient d’être lancée
Apple Watch
  • 1200 milliards de dollars de capitalisation boursière
  • 60 millions de personnes portent une Apple Watch, selon Above Abalone
  • 2017 Apple dit avoir dépassé Rolex en «ventes de montres»
  • La version 5 de l’Apple Watch vient d’être lancée
Apple Watch

Cette comparaison fait sens, pour Neil Cybart, d’Above Avalon. «Tim Cook voulait positionner Apple comme un fabricant de montres, pas comme un fabricant de smartwatches. Et cela parle bien davantage aux gens de dire «on a dépassé Rolex» que de dire «on est numéro 1 des montres connectées», non?»

Sans compter que les Apple Watch partagent un point commun essentiel avec les montres traditionnelles: le poignet. «Les marques suisses n’ont pas réalisé l’avantage qu’elles avaient d’occuper une place si incontournable», s’étonne encore l’analyste. Apple a de son côté compris que le poignet pouvait devenir un carrefour clé du corps humain pour centraliser les informations récoltées par différents appareils sur le corps (wearables) ou dans la maison (domotique).

Le produit évolue. «Sur les cinq dernières années, on observe de grands changements», constate Neil Cybart. Si la première version semblait, de l’avis des analystes consultés, plutôt un appareil «de mode», il se concentre progressivement sur la dimension «fitness». En témoigne l’abandon, en 2016, du modèle en or et l’accent mis sur les fonctionnalités sportives.

Chaque version vient avec son lot de nouveautés. La V2 est étanche et possède un GPS. La V3 promet la «liberté» grâce à une carte e-SIM intégrée (permettant de passer des coups de fil et de surfer sans téléphone portable à proximité). La V4 met le paquet sur la santé en donnant la possibilité de réaliser des électrocardiogrammes et en alertant en cas de faiblesse du cœur. Elle augmente en outre la taille du cadran, de 38-42 mm à 40-44 mm, seule modification visuelle parmi toutes les évolutions.

Pour la V5, présentée cette année, c’est la fonctionnalité «always on» (lorsque la montre est au repos, elle affiche toujours l’heure plutôt que de se transformer en une petite dalle noire) et la présence d’une boussole qui sont mises en avant. «La publicité diffusée en septembre dernier dit encore autre chose, juge Neil Cybart. En insistant sur la possibilité de connecter les gens ensemble, on a l’impression qu’Apple dit «c’est un appareil multi-usages, faites-en ce que vous voulez». Ce qui est pile dans leur stratégie.»

Ces nouveautés à la chaîne assomment la concurrence. «Pour les rivaux d’Apple, c’est éreintant et démoralisant de voir l’avance qu’ils ont, convient l’analyste. Bien sûr, une marque peut mettre tous ses moyens pour rattraper l’Apple Watch mais ils sortent une nouvelle version chaque année. C’est comme un train qui va de plus en plus vite.»

4 Réactions suisses
 contrastées

En Suisse, l’essor des montres connectées provoque un schisme au sein de l’industrie horlogère. En cause: le lien difficile à établir entre baisse des exportations des segments d’entrée de gamme – qui s’est encore aggravée en 2019 – et montée en puissance des montres connectées. L’analyste de Vontobel René Weber estime, par exemple, que cette baisse est «attribuable en premier lieu au succès des smartwatches».

L’entrée de gamme à la peine

En nombre de pièces, les montres-bracelets d’entrée de gamme représentent plus de la moitié des exportations (estimation 2019: Le Temps)

* Prix export, à multiplier généralement par 2,5 pour obtenir le prix public

Source: Fédération horlogère suisse

Exportations suisses de montres-bracelets par gammes de prix, en millions de pièces

* Prix export, à multiplier généralement par 2,5 pour obtenir le prix public

** 2019: estimations Le Temps

Source: Fédération horlogère suisse

La Fédération horlogère ne partage qu’à moitié cet avis. Dans nos colonnes l’an dernier, son président Jean-Daniel Pasche affirmait que les smartwatches n’étaient «qu’un élément parmi d’autres qui influençaient les exportations». Les montres de mode ou les marques nées sur les plateformes de financement participatif contribuent en effet également à grignoter le segment d’entrée de gamme.

Mais, pour Francisco Jeronimo, du cabinet IDC, «les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2019 il va se vendre 66,5 millions de montres connectées toutes marques confondues. En 2023, 105 millions. Vous pensez vraiment que tous ces gens vont, en plus, s’acheter une montre suisse à quelques centaines de francs?» Pour l’analyste, ce qui se passe est «extrêmement dangereux pour l’industrie horlogère suisse. Sur le long terme, c’est une grande menace…»

Que disent les chiffres? Pour l’heure, l’emploi tient bon. Selon un pointage encore provisoire de la Convention patronale horlogère, le nombre de collaborateurs dans l’industrie a même progressé de 2,5% cette année, à 58 800. S’agit-il d’emplois à temps partiel? Les conditions y sont-elles plus précaires? Les statistiques n’en disent rien.

Pour l'heure, l'emploi résiste

L’emploi horloger en 2018 dans les principaux cantons. Estimation 2019 : 58 800 emplois (+2,5%)

Source: Convention patronale de l’industrie horlogère suisse

Autrement, oui, dans l’entrée de gamme, jusqu’à environ 700-1000 francs prix public, les exportations chutent. Mais au-delà de 1500 francs prix public, les montres suisses conservent, voire gagnent des parts de marché. Calculées non plus en volume mais en milliards de francs, les exportations suisses tiennent donc bien le choc.

On comprend dès lors la décontraction d’un Thierry Stern, président des montres haut de gamme Patek Philippe, lorsque l’on aborde cette question du «grand basculement». «C’est une bonne nouvelle. Les gens d’Apple pourront s’acheter de belles montres suisses avec tout cet argent», lance-t-il sur le ton de la boutade. Plus sérieusement, cette nouvelle ne lui fait «ni chaud ni froid». «Les montres connectées ne mettent pas en danger la belle horlogerie. C’est comme si vous fixez une télévision contre un mur et que vous y diffusez un Picasso. Ça ne remplacera jamais l’original…»

Notre grande interview du patron de Patek Philippe: «On pourrait me proposer 20 milliards pour Patek Philippe, ça ne changerait rien»

Fin 2016, il se rappelle avoir rencontré à New York des gens «qui n’étaient pas les hauts dirigeants de ces entreprises technologiques, mais les numéros deux et trois». Verdict: «Ils avaient quasiment tous des Patek Philippe au poignet et me remerciaient de leur fournir ces produits déconnectés qui leur permettaient de garder les pieds sur terre…»

A l’autre extrémité du spectre horloger, Tissot. Si la marque dont il s’occupe depuis 1996 est une des plus directement menacées par les montres connectées – de par la gamme de prix mais également de par la nature des montres –, François Thiébaud ne s’est jamais montré inquiet. «C’est une erreur de comparer Apple à l’industrie horlogère suisse, soutient-il. Il faut prendre en compte le 1,2 milliard de montres fabriquées chaque année dans le monde et se dire que la Suisse n’en produit que 20 millions. Vous voyez la gigantesque marge de progression que nous avons? Il y a du potentiel pour tout le monde.»

Ce patron d’une des marques les plus importantes de Swatch Group reste fidèle à sa ligne: les montres connectées constituent un formidable outil d’appel. «Tous ces jeunes qui ne portaient pas de montre vont s’habituer à porter quelque chose au poignet et, vous verrez, ils passeront ensuite à la montre suisse!»

Lire aussi: EM-Marin, l’arme secrète de Swatch Group

Soutenue par la force de frappe industrielle du conglomérat biennois (qui possède aussi les batteries de Renata, les puces d’EM Marin), Tissot était attendue au tournant sur le terrain des montres connectées. On sait maintenant qu’en 2016, elle planchait déjà sur différents prototypes fonctionnant notamment avec Android Wear, le système d’exploitation de Google. La même année, Tissot présente la «Smart Touch», une montre livrée avec une petite station météo et un porte-clés, tous deux connectables à la montre. Une vidéo de promotion a été réalisée, des interviews sur le sujet ont été données mais le produit n’est jamais arrivé aux poignets des clients.

«C’est vrai, admet François Thiébaud. Et je suis le premier à le déplorer. Au dernier moment nous avons réalisé que nous serions trop justes. En termes de batteries, de cadrans mais surtout de Swiss Made, puisque le label s’est renforcé au début de 2017. Et le groupe ne voulait pas qu’on soit dépendant d’un opérateur extérieur. Alors on a tout recommencé sur de nouvelles bases.»

Lire l’interview de Nick Hayek: «Pourquoi s’adresser à des Américains ou des Asiatiques pour fabriquer des montres connectées»?

Février 2017, Nick Hayek donne un scoop à la presse dominicale alémanique. Son groupe s’est associé au Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), à Neuchâtel, et prévoit désormais de lancer à la fin de 2018 une «montre augmentée» Swiss Made. Les mois passent, plus de nouvelles. En mars dernier, le patron de Swatch Group assure que «la Tissot Connected est maintenant prévue pour la fin de 2019». En fin de compte, elle arrivera dans les boutiques suisses en juin prochain, promet aujourd’hui François Thiébaud. Les points forts de cette «T-Touch connected» – «une vraie montre, avec des fonctions additionnelles» – seront la longévité de sa batterie ainsi que son système opérationnel Swiss Made imaginé avec le CSEM.

Est-ce que Tissot a perdu des volumes? François Thiébaud parle de stabilité, proche des 4 millions de pièces par an. Les analystes (comme Morgan Stanley) qui estiment que la marque du Locle (NE) est passée sous la barre des 3 millions «se trompent complètement». Selon nos informations, la production oscillerait autour des 3,7 millions de pièces, ce que François Thiébaud ne confirme pas.

Swatch, qui représente une écrasante majorité du segment de montres le plus touché par la baisse des exportations, a également perdu des plumes. Impossible de connaître le nombre de montres produites avec exactitude (le groupe ne donne pas de chiffres), mais la vocation de la marque imaginée par Nicolas Hayek Sr – assurer un volume important pour développer un outil industriel puissant – a aujourd’hui changé. Son fils Nick Hayek l’a reconnu dans nos colonnes en avril de cette année.

5 Loin derrière
 Cupertino

Les fabricants suisses de montres d’entrée de gamme ne sont pas les seuls à souffrir de l’écrasante domination du groupe de Cupertino. Son Apple Watch se taille la part du lion, soit «30% des parts de marchés des montres connectées mais plus de 50% si l’on déduit les smartwatches pour enfants», selon Francisco Jeronimo d’IDC. Il n’identifie «aucun concurrent sérieux». Son homologue de chez Strategy Analytics Neil Mawston dit pareil: «Apple cumule une marque désirable, un hardware unique, des applications intuitives… pour le moment les rivaux sont absents.»

Deux facteurs permettent de comprendre cette avance prise par Apple. D’abord, «l’expérience utilisateur». Il ne faut jamais oublier qu’Apple est d’abord une entreprise de design. Neil Cybart: «Cela signifie que toute la conception du produit s’articule autour de l’expérience de l’utilisateur. Pour les wearables, c’est critique. Prenez la forme de la montre. Samsung a voulu respecter les codes et l’a faite ronde. Apple, de son côté, s’est dit que pour lire des informations, un format rectangulaire serait plus agréable pour l’utilisateur. C’était le bon choix.»

Autre explication: la trinité «hardware-software-services», c’est-à-dire la maîtrise du matériel, du logiciel et du magasin d’applications, vantée par Tim Cook lui-même lors de la présentation de 2014. Et l’un des points forts incontestables d’Apple. «Certaines entreprises qui sont bonnes dans le hardware ne sont pas bonnes dans le software. Ou l’inverse. Et doivent miser sur des entreprises tierces pour les aider. Le produit qui en résulte est une sorte de puzzle. Chez Apple, il est au contraire très compact», relève Horace Dediu.

A en croire Neil Cybart, l’Apple Watch est une pièce capitale dans la stratégie d’avenir du groupe californien. «Trop de gens pensent que c’est une suite du téléphone portable. J’ai plutôt l’impression qu’Apple est en train de bâtir une nouvelle plateforme grâce aux appareils que l’on porte sur nous et qui sont connectés entre eux. Regardez le nombre de gens qui ont des écouteurs Airpods, des Apple Watch et, demain, des lunettes connectées… Ce sont toutes les pièces d’un puzzle qui permet de rendre la technologie beaucoup plus intime.»

Vu l’impressionnante avance d’Apple, certains concurrents semblent baisser les bras. En 2016, Fossil, qui produit des dizaines de millions de montres par an (essentiellement en Asie), disait «n’investir que dans les smartwatches». Il venait de débourser 260 millions de dollars pour racheter le fabricant de bracelets connectés Misfit. Las, en janvier dernier, il a cédé une partie de sa propriété intellectuelle liée aux produits connectés – et 20 ingénieurs hautement qualifiés – à Google pour 40 millions de dollars.

Lire également: Fossil n’investit que dans les smartwatches

Dans le champ des montres connectées «généralistes», Samsung ou Huawei sont, de l’avis de tous nos interlocuteurs, encore en retard d’un ou deux ans. D’autres marques s’accrochent à des niches. Fitbit le leader mondial des objets connectés spécialisés dans le fitness, ou la marque finlandaise Suunto se défendent par exemple bien sur le terrain des smartwatches de sport. D’autres enfin sortent les crocs. En novembre, dix mois après les ingénieurs de Fossil, Google s’est offert Fitbit pour 2,1 milliards de dollars. Pour attaquer Apple de front? Rien n’est moins sûr.

Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’en 2019, la bataille de titans qui s’est engagée sur le marché des montres connectées ne fait que commencer.