Le Toit du Monde et moi...

«Heureusement que vous êtes là, vous, les touristes»

par Caroline Christinaz

Dire «Namaste», «Tashidelek» ou «Good morning». Passer les chortens par la gauche, éviter les bouses de «dzopkyos». Passer des ponts, prendre des photos. Dépasser des porteurs, prendre des photos, aussi.

Le pas rythme la vallée. Depuis Lukla, plus aucune trace du moteur à explosion. Dans le Khumbu, l’invention de la roue n’a pas révolutionné le cours des choses, ses habitants ont préféré la réserver à l’usage des moulins à prières. Ici, la modernité arrive par les airs, en hélicoptère. Dans un bal nord-sud, ces engins gracieux mais bruyants rappellent régulièrement le marcheur à son époque.

La présence des autres trekkeurs aussi. Sur le sentier muletier, l’artère principale de la vallée, chercher la solitude est une quête sans espoir. J’y ai renoncé, d’ailleurs. Le chemin est un entonnoir où les chaussures de marche retrouvent les pulls en mérinos et le Gore-Tex qu’elles avaient quittés en magasin quelques semaines auparavant. Entre marcheurs, on se croise, on est courtois, on se salue. Ceux qui montent en direction de Namche Bazar lancent un «à tout à l’heure». Quant à ceux qui descendent, mission accomplie, rassasiés de marche, de paysage et de grand air, ils disent «bonne chance». Avertissement bienveillant qui laisse entendre que ce qu’ils ont vécu, eux, là-haut, n’était pas de la tarte, mais qu’ils s’en sont sortis.

Ici, dans la vallée, tout semble être réglé par des dieux maniaques. Si tu as faim ou soif, il y a des Mars et du Coca dans cette auberge. Si tu es crevé, il y a ces bancs sur la terrasse. Si tu veux partager ton séjour en direct avec tes amis, prends deux minutes pour envoyer tes selfies sur le réseau. Ici, il est bon.

De Dieu, c’est le Club Med, ici! Il y a même une boulangerie allemande. Et question contact avec les locaux, que dalle, rien du tout. C’est à peine s’ils me regardent. Je suis une touriste, point barre, et je paie. Entre les villages de Monjo et de Jorsalle, deux «checkpoints» annoncent l’entrée dans le parc national de Sagarmatha. Tous les touristes sont là, alignés sur un banc de pierre en train de remplir des formulaires, les pieds dans les bouses. On me dit que la taxe du premier poste n’est pas officielle. Personne ne sait où va cet argent, mais il faut payer quand même. On me dit aussi que cette saison est très calme, seulement 5500 personnes en avril. C’est peu et les sherpas sont inquiets pour leurs affaires. Et on ajoute: «Heureusement que vous êtes là, vous, les touristes.»

Au Namche Bazar, on trouve de tout, même du Cabernet Sauvignon.

La touriste, eh bien, elle va boire un thé avant d’attaquer la montée pour Namche Bazar, 600 mètres décrits comme éprouvants dans les guides que j’ai parcourus en vitesse avant de venir. «Un thé seulement? Tu ne veux pas un dal bhat, plutôt?» on me demande. Le dal bhat, c’est le plat national. C’est bon, simple et efficace. Une platée de riz blanc, une soupe de lentilles, un curry de légumes et du piment. L’avantage de ce plat, c’est qu’une deuxième portion est systématiquement proposée. Pour le randonneur fauché, c’est l’idéal. Mais là, je me vois mal ingurgiter tout ça juste avant de grimper. J’opte pour la légèreté. Mon truc, c’est le masala tea. Masala veut dire mélange et, dans ma tasse, il y a de tout. Et puis, j’ai un faible pour les momos, ces petits raviolis que j’avale en une bouchée.

Sur trois jours de marche, je n’ai pas encore eu faim, ni vu les montagnes. Un épais couvercle de brouillard plombe le ciel depuis mon arrivée dans la vallée. Dans la montée, à côté des toilettes, il y aurait moyen de voir l’Everest pour la première fois s’il n’y avait pas cet écran gris devant mes yeux. Je me console avec une rasade d’eau et quelques étirements avant de remette mon sac trop lourd sur mes épaules trop moites et de poursuivre ma route à côté des mules et des porteurs. Eux, ils s’en fichent, de la vue. Sous leur chargement, ils écoutent des musiques tirées du top 10 des chansons népalaises. Parfois, ils ont 30 kilos sur le dos, parfois 60, parfois 100. Des œufs, des armoires, du ciment, ça dépend.

On est tous assez contents d’arriver au dernier virage, de contourner le rocher sacré sculpté de mantras par la gauche et de voir Namche Bazar. Dans la brume résonne le martèlement aigu des tailleurs de pierre. On est arrivés à 3440 mètres, dans la capitale sherpa. Couleurs dominantes: rouge, vert ou bleu. C’est celle des toits de tôle des bâtisses. Sous mes semelles, le sol pavé et propre et, de part et d’autre, des boutiques de vêtements de contrefaçon où l’on peut s’habiller en montagnard des pieds à la tête. Il y a des bars et des cafés, aussi. Au menu: pancakes, pizzas, bières et cocktails Sex on the beach.