Au bonheur du vrac

Un reportage de Cynthia Garcia

Si, en Suisse, la vente de nourriture en vrac reste timide, dans la baie de San Francisco, ce modèle existe depuis plus de quarante ans et puise ses origines dans le contexte hippie et contestataire des années 1970. Reportage

Cynthia Garcia (texte)
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Nico Oved (photos)

Les rangées de bocaux s’alignent en une suite infinie de thés et d’épices tandis que des centaines de contenants en plexiglas présentent graines, fruits secs, pâtes, riz et farines biologiques dans un joyeux dégradé. Au centre du rayon en vrac, des cuves en métal proposent un grand choix de vinaigres et d’huiles. Plus loin, un évier est calé entre les étagères pour faciliter la recharge de shampoings, savons liquides et autres produits ménagers depuis des réservoirs à pompe. Au plafond, des guirlandes mexicaines accompagnent une fière bannière qui célèbre les 40 ans du magasin, 1975-2015. Bienvenue chez Rainbow Grocery, la coopérative hippie de San Francisco, véritable arc-en-ciel de couleurs, du bio et du vrac au cœur du Mission District.

Ici, les témoins de la Flower Generation se mêlent aux hipsters de la Tech Generation. «Je fais mes courses ici depuis 1978», se souvient une cliente du temps où le magasin n’était qu’une toute petite épicerie. «Aujourd’hui, nous voyons les enfants de nos premiers clients y faire leurs achats», ajoute une employée en souriant.

Atmosphere contestataire

Il faut dire que Rainbow Grocery a été le pionnier du vrac dans la baie de San Francisco. Et qu’elle a motivé de nombreuses épiceries indépendantes, comme Berkeley Bowl et Monterey Market à Berkeley, à se lancer. Dans son essai A Personal History of the San Francisco People’s Food System, l’auteure Pam Peirce raconte comment, au début des années 1970, des groupes appelés «Food Conspiracies» achetaient directement en vrac dans les marchés, bourrant leurs camions de provisions, pour permettre à leur communauté de manger sain et à prix bas. L’idée était alors de proposer une alternative à la nourriture industrielle dans une société qui découvrait la consommation de masse.

L’apparition des Food Conspiracies coïncide aussi avec l’éveil d’un activisme très affirmé partout aux Etats-Unis, et plus particulièrement à San Francisco, contre la guerre du Vietnam, pour la défense des droits LGBT, des droits civiques des minorités noires américaines et amérindiennes.

Si la priorité était l’accès direct et bon marché aux aliments de qualité, les membres bénévoles avaient à cœur de défendre leurs couleurs au rythme des revendications sociales. A San Francisco, le modèle des conspiracies ainsi fait éclore une douzaine de communautés, certaines valorisant le tout local, d’autres préférant le tout biologique, allant jusqu’à importer des fromages d’Europe et des épices d’Asie. A Noe Valley, les membres d’un ashram fondèrent leur propre conspiracy. C’est elle qui, quelques années plus tard, donnera naissance à Rainbow Grocery.

Bowling désaffecté

Samantha raconte qu’en 1979, lorsqu’elle a rejoint la coopérative de Rainbow, elle était soulagée de pouvoir bénéficier d’une couverture santé pour elle et sa famille. 38 ans plus tard, accoudée au comptoir des huiles aromatiques, elle vante l’esprit d’une entreprise, «où personne ne s’enrichit, mais dans laquelle tout le monde s’implique». Dans la réalité, ce type de coopérative exige beaucoup de compromis pour fonctionner. Celui de la grande famille de Rainbow marche sans accrocs depuis quarante-deux ans.

A Berkeley Bowl en revanche, on applique la recette de l’entreprise indépendante. Javier Padilla, manager du deuxième magasin ouvert en 2004 à Berkeley West, raconte que c’est encore Glenn Yasuda, son patron, qui écrit à la main les prix des fruits et légumes sur des fiches. Ce dernier avait acheté en 1977 un bowling désaffecté pour y installer un magasin de fruits secs et de mueslis. Le système du vrac lui permettait d’acheter en gros à des prix imbattables.

Progressivement, il a élargi sa gamme de produits, en privilégiant le principe de l’offre sur le local et l’article de saison. Aujourd’hui, Glenn Yasuda gère 250 employés et la superficie de chacun de ses deux magasins dépasse la taille d’une Migros trois M.

Ici, le rayon dédié à la nourriture en vrac représente 400 m² dont 80% est cultivée biologiquement. «Les clients viennent pour nos produits car nous vendons de tout, du monde entier», continue Javier Padilla. La clé du succès? «Répondre aux besoins des clients qui n’ont pas le temps de faire leurs courses dans plusieurs magasins. Pour préserver la fraîcheur de nos produits en vrac et un prix bas, nous devons nous assurer que la fréquentation reste élevée et donc proposer de tout.»

La méthodologie du vrac

Pour Henry Sehuin, responsable de l’approvisionnement de l’épicerie Monterey Market, plus modeste, situé au nord de Berkeley, ce sont les habitants du quartier qui garantissent le succès du magasin et assurent sa longévité. «A Berkeley, à proximité de l’une des plus prestigieuses universités du pays, les gens sont très exigeants, intelligents et engagés. Nous n’existerions pas sans la communauté qui s’est tissée autour de nous.»

Fidèle, pressé ou exigeant, le client reste le roi, même dans le vrac. C’est lui qui pérennise le modèle grâce à sa fréquentation régulière. Chaque magasin a ainsi perfectionné sa technique pour garantir à sa clientèle fraîcheur de la marchandise et faible coût. Mais remplir, nettoyer les récipients, traquer la moindre saleté ne suffit pas, explique Javier Padilla. «Nous devons aussi entraîner tous nos employés à la caisse à connaître les centaines de nos références, pour gérer au mieux les stocks.» Esteban travaille depuis dix ans chez Rainbow Grocery. Délégué aux relations publiques, il raconte que pour améliorer le remplissage des récipients, ses collègues ont conçu un système unique qui permet de réapprovisionner les bacs depuis l’arrière. Deux accès, côté stockage et côté magasin, permettent un écoulement fluide. «Ainsi, les bacs sont toujours pleins sans que cela gêne les acheteurs.»

Du remplissage des contenants aux consommateurs

Il arrive souvent que les mêmes produits vendus en vrac soient aussi proposés sous emballage, au kilo, dans le rayon voisin. «Nous devons aussi nous ouvrir aux clients qui n’achètent pas en vrac, qui ont oublié d’apporter leur propre récipient ou bien qui n’ont juste pas le temps de peser et d’écrire la référence sur les emballages plastiques que nous mettons à leur disposition», explique Esteban.

La concurrence des chaînes

Mais le boom de ce nouveau réflexe d’achat a également donné des idées aux géants de la distribution. Whole Foods Market et Safeway proposent tous deux un rayon de produit bio en vrac à leur clientèle. Cette concurrence poids lourd pose logiquement la question de la survivance des magasins indépendants et des principes sur lesquels ils sont basés. Un business entièrement en vrac, local, biologique et même sans emballage? Esteban, comme Javier Padilla, n’y croit pas. «Nous devons opérer des choix dans nos produits mais avant tout choisir les clients que nous voulons servir. Pour notre part, chez Rainbow nous essayons de permettre au plus grand nombre de continuer à manger sain.»

Monterey Market, Berkeley
Henry Sehuin, en charge de l'approvisionnnement des produits fraits du magasin, témoigne.

Une manière de dire que si ces magasins ont survécu si longtemps, leur avenir n’est pas assuré pour autant. Chez Rainbow Grocery comme à Monterey Market, les employés ont compris que le lien qui les relie à leur communauté et la connaissance encyclopédique qu’ils ont de leurs produits est un atout, leur valeur ajoutée. Hasardez-vous à demander s’il y a du gingembre en rayon, à coup sûr, un employé vous demandera d’abord «quel type de gingembre et pour quelle recette?»

Le savoir pour survivre

Heather, qui vend des fromages chez Rainbow Grocery, précise que les employés sont tenus de participer une fois par an à un salon gastronomique afin qu’ils rencontrent les producteurs pour s’informer de leurs nouvelles marchandises. Dans son rayon, chaque fromage est accompagné d’une fiche technique écrite à la main qui suggère au surplus des accords avec des vins et d’autres mets. Cette formation continue fait doublement mouche. Elle motive et responsabilise les membres de la coopérative et les distingue des vendeurs de supermarchés chez qui le conseil clientèle est souvent restreint.

«Aujourd’hui, après quarante ans d’histoire, la vente de nourriture en vrac est devenue très tendance», conclut Javier Padilla.

Qu’importe qu’elle ait été un symbole de la contre-culture, qu’elle soit passée des hippies aux hipsters, le vrac perdure, mobilise autour d’une même aspiration, celle d’un retour à une consommation plus simple et saine.

Portraits d'employés

Les Romands craquent pour le vrac

En Suisse romande, les épiceries durables existent, et pas qu’un peu. Depuis quelques années, on voit se succéder des boutiques toutes plus nature les unes que les autres. De Sion à Genève en passant par Lausanne, la vente en vrac séduit et attire de plus en plus de consommateurs. L’épicerie fine Chez Mamie en est l’exemple flagrant. Depuis 2016, les Valaisans Olivier Richard et Eslyne Charrier ont ouvert huit magasins zéro emballage, s’inscrivant dans une démarche écologique, consciente et humaine. Ils ne sont pas les seuls.

A Genève, les pétillantes Mariana 
et Marcela officient chez Nature en Vrac depuis 2015 dans une arcade au cœur du quartier des Grottes. Leur épicerie aux allures d’ailleurs regorge de produits vendus en vrac, sans emballage et, pour la grande majorité, labellisés bio. Pour elles, l’idée était de retrouver l’épicerie d’antan, son côté chaleureux et humain, lorsque les scanners n’avaient pas remplacé les caissiers(ères). «Les grands supermarchés échangent leurs employés pour des machines, il n’y a plus de contact, les gens ne se parlent plus, regrette Mariana. 
C’est important de pouvoir discuter avec le client et de le conseiller. Et de parler avec les producteurs, aussi.» Les deux épicières s’inspirent des marchés de leur terre d’origine sud-américaine. Là-bas, la vente en vrac est courante mais accompagnée de sacs en plastique. Matière ici bannie, mais remplacée par des cabas en coton ou des bocaux et bouteilles en verre.

A Genève, les pétillantes Mariana 
et Marcela officient chez Nature en Vrac depuis 2015 dans une arcade au cœur du quartier des Grottes. Leur épicerie aux allures d’ailleurs regorge de produits vendus en vrac, sans emballage et, pour la grande majorité, labellisés bio. Pour elles, l’idée était de retrouver l’épicerie d’antan, son côté chaleureux et humain, lorsque les scanners n’avaient pas remplacé les caissiers(ères). «Les grands supermarchés échangent leurs employés pour des machines, il n’y a plus de contact, les gens ne se parlent plus, regrette Mariana. 
C’est important de pouvoir discuter avec le client et de le conseiller. Et de parler avec les producteurs, aussi.» Les deux épicières s’inspirent des marchés de leur terre d’origine sud-américaine. Là-bas, la vente en vrac est courante mais accompagnée de sacs en plastique. Matière ici bannie, mais remplacée par des cabas en coton ou des bocaux et bouteilles en verre.

Chasseur de gaspi

Pas de sacs en plastique non plus chez les Lausannois de La Brouette. Situé dans le quartier cosmopolite de l’avenue d’Echallens, le projet a vu le jour grâce à neuf amis qui cherchaient «une possibilité de s’alimenter en sachant exactement ce qu’[ils mettaient] dans [leur] assiette et en limitant drastique-ment [leur] empreinte écologique». Muesli, lentilles, shampoing ou encore brosse à dents en bambou: l’assortiment complet du chasseur de gaspi. «La vente en vrac permet de prendre ce dont on a besoin», confirme Cédric Rivoire, le gérant. Une occasion de gaspiller moins pour les Suisses, classés deuxièmes sur la liste des plus gros producteurs d’ordures en Europe.

Vu le franc succès qu’elles rencontrent, les épiceries durables devraient continuer à germer un peu partout dans notre pays. Les clients s’habituent d’ailleurs à cette nouvelle manière de consommer et reviennent. «Car, désormais, les gens veulent produire de moins en moins de déchets», se réjouit Cédric Rivoire.

Texte Mélissa Kilickaya