FIOUL
LOURD
Le sang impur de la globalisation

Une enquête de Sylvain Besson

Polluant et peu contrôlé, le pétrole que brûlent les gros navires marchands est dans le viseur des autorités. Les traders suisses jouent un rôle croissant dans le commerce de ce produit décrié. Révélations sur ce monde obscur, entre vapeurs soufrées et résidus toxiques

Sylvain Besson (Texte/photos)
  •   César Greppin (illustrations/montage)
  •   Marie Parvex (données)
  •  Octobre 2016

Le soir tombait sur la mer du Nord lorsque policiers et inspecteurs environnementaux néerlandais abordèrent le Freja Crux, un chimiquier à coque rouge long de 183 mètres, le 22 novembre 2012. Cause de l'arraisonnement: les 825 tonnes de fioul noir, visqueux et gorgé de soufre qui emplissaient les cuves du navire en vue de son départ vers le Chili.

LE FREJA CRUX: un plein de fioul frelaté à 480'000 dollars

Quelque chose dans ce carburant n'était pas normal. En le testant, des contrôleurs privés avaient détecté des teneurs trop élevées en styrène, un composé organique qui peut boucher les moteurs, et en DCPD, un produit blanchâtre et toxique à haute dose. Selon un inspecteur de la société Lintec, ces composants étaient probablement issus de «déchets mis dans la chaîne de production du fioul pour éviter de coûteux frais d'élimination». Le propriétaire du navire, l'armateur danois Lauritzen, a exigé le remplacement du carburant, le jugeant «contaminé» et impropre à l'usage. Le fioul a dû être repris et détruit à terre, comme un déchet.

Un rôle discret, encore tabou

De façon surprenante, l'affaire fait apparaître deux acteurs suisses. Vendeur du plein suspect pour 480 000 dollars, Cockett Marine est une filiale du trader genevois Vitol. Le producteur du carburant, Lukoil/Litasco, est un pétrolier russe dont la filiale de trading se trouve à Genève. La présence de ces groupes semi-helvétiques dans ce dossier n'est pas un hasard. Les traders pétroliers de Genève et Zoug jouent un rôle croissant sur l'énorme marché du carburant pour bateaux. Un rôle discret, que notre enquête met partiellement au jour, et qui pourrait se renforcer au moment où le secteur est bousculé par des changements sans précédent.

C'est une bonne chose de mixer d'autres substances pour rendre le fioul moins visqueux. Le problème, c'est qu'il y aussi des gens qui veulent se débarrasser de leurs déchets chimiques de cette manière
JASPER FABER, expert de CE Delft

Pour l'heure, l'implication des traders suisses dans le commerce de fioul lourd reste largement taboue. Litasco n'a pas répondu aux questions du Temps concernant l'incident du Freja Crux. Vitol s'est contenté d'une brève mise au point: la présence de styrène et de DCPD est banale dans le pétrole de soute, affirme la compagnie, et Lintec a fini par rétracter son hypothèse sur l'ajout de déchets chimiques. On ne saura jamais d'où venaient les substances qui souillaient le carburant.

Cette affaire et d'autres enquêtes, aux Pays-Bas et en Belgique, éclairent la face sombre de l'industrie du bunker oil, le fioul utilisé par les quelque 50'000 gros navires qui forment la flotte commerciale mondiale. Un univers méconnu, où l'on recycle les rejets des raffineries pour fabriquer un carburant polluant, abondant et peu cher. En 2011, le bureau environnemental hollandais CE Delft décrivait le secteur comme «peu transparent» et marqué par une «forte incitation à utiliser des ingrédients bon marché» pour couper le fioul.

«C'est une bonne chose de mixer d'autres substances pour rendre le fioul moins visqueux, commente Jasper Faber, un expert de CE Delft. Le problème, bien sûr, c'est qu'il y aussi des gens qui veulent se débarrasser de leurs déchets chimiques de cette manière. Mais on ne sait pas à quel point ce problème est répandu.» Pour Marietta Harjono, une spécialiste des dessous obscurs de l'industrie pétrolière, le combustible de soute est «un produit qui n'est presque pas régulé et où il n'y a pas de traçabilité».

Un produit méprisé

Le fioul lourd, c'est le sang impur de la globalisation. Depuis soixante ans, il a alimenté l'essor des cargos géants et la croissance fulgurante du commerce mondial. Un très gros porte-conteneurs en brûle entre 140 et 300 tonnes par jour, dans des moteurs hauts comme des immeubles. Un bateau de commerce plus petit, entre 25 et 65 tonnes. Au niveau mondial, on en consomme 250 millions de tonnes par an, à peu près 10% de la production pétrolière mondiale. Soit une valeur de 65 milliards de dollars, au cours actuel de 260 dollars la tonne.

LE FIOUL LOURD SE DISTINGUE PAR SA VISCOSITÉ. A gauche, un produit distillé de type diesel ou essence (faible viscosité). A droite, du fioul lourd beaucoup plus épais (haute viscosité). Source: asiaweekly.com

Même s'il pèse lourd dans le mix pétrolier, le fioul marin est le segment le plus méprisé du marché. «C'est un méchant produit dont tout le monde rêve de se débarrasser», déclare Giacomo Luciani, économiste à l'Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève.

Lors du raffinage, le pétrole brut est chauffé pour en isoler les éléments les plus légers: butane, essence, kérosène, gasoil... Ce qui reste au fond de la cuve est un résidu épais, où s'accumulent les impuretés. Un raffinage simple laisse près de 40% de résidu. On peut le raffiner de nouveau – le «craquer» –, ce qui engendre un reliquat encore plus dense et impur. La plupart des raffineries produisent à peu près 10% de résidu, selon Giacomo Luciani.

Différents niveaux de raffinage

Pour extraire du pétrole brut ses éléments les plus légers, il faut le chauffer. Une double distillation produit encore 10% d'un résidu riche en soufre et en impuretés. Ce résidu sert à fabriquer le fioul lourd pour navires. C'est la partie la moins noble de la «coupe» pétrolière. Seul l'asphalte utilisé pour les routes est plus épais.

Défilez pour avancer dans l'animation

Butane et propane
Distillation à 30°

APPLICATIONS
- Combustible pour briquet
- Combustible de cuisine

Essence légère
Distillation de 30° à 105°

APPLICATIONS
- Carburant pour voitures

Naphta
Distillation de 105° à 160°

APPLICATIONS
- Produits pour l'industrie pétrochimique

Essence lourde et lubrifiants
Distillation de 160° à 230°

APPLICATIONS
- Carburant pour avions (kérosène)
- Produits lubrifiants en tout genre

Gazole
Distillation de 230° à 425°

APPLICATIONS
- Carburant pour véhicules diesel

Résidu atmosphérique et fioul lourd
Distillation à plus de 425°

APPLICATIONS
- Carburant pour bateaux
- Asphalte

Le resid, comme on l'appelle, concentre un vaste éventail de déchets: sable, métaux, silicium, paraffine, molécules toxiques comme les PCB et le DCPD. Mélangé à 25% de diesel ou d'autres produits de coupe, il se transforme en fioul lourd, un peu plus fluide. Mais encore si visqueux que «si vous remplissiez un verre avec et que vous le teniez à l'envers, ça ne tomberait pas», raconte Jasper Faber du bureau CE Delft. Dans les navires, il faut le chauffer et le centrifuger avant de le brûler dans les moteurs, créant ainsi une économie circulaire où tout est recyclé. Dans le pétrole, comme dans le cochon, tout est bon.

Une nocivité prouvée

Mais depuis vingt ans, les études scientifiques s'accumulent et démontrent la nocivité du fioul lourd pour l'homme et l'environnement. Selon James Corbett, de l’Université du Delaware, l’exposition aux particules fines issues des carburants marins cause environ 100'000 morts précoces chaque année dans le monde, uniquement par le cancer du poumon et les maladies cardiovasculaires.

«C’est surtout la petite taille des particules émises qui compte, précise-t-il au Temps. Elles peuvent pénétrer dans votre système respiratoire et s'y accumuler. Réduire l'exposition au nombre de particules diminue le risque. Et utiliser un carburant plus propre permet de réduire certaines des particules émises.»

Dans le fioul lourd, la particule la plus abondante est le soufre. Selon les normes actuelles, il peut en contenir jusqu'à 3,5%, 3500 fois plus que la limite tolérée dans l'essence terrestre. Ce qui aboutit à ce calcul délirant: un seul gros navire peut polluer autant que 50 millions de voitures.

Carburant moins polluant

Longtemps, les gouvernements se sont peu souciés de cette menace. Mais l'augmentation régulière du trafic maritime les a poussés à réagir, tardivement. Depuis 2015, des zones régionales de contrôle des émissions, dites zones ECA, imposent des teneurs en soufre limitées à 0,1% en mer du Nord, dans la Baltique et le long des côtes nord-américaines. Cette semaine, à Londres, l'Organisation maritime internationale (IMO) pourrait abaisser, dès 2020, le taux de soufre autorisé dans le carburant marin à 0,5%, contre 3,5% actuellement. Cette limite s'appliquerait sur tous les océans du monde.

La décision n'est pas acquise. L'industrie pétrolière craint de ne pas pouvoir produire assez de carburant propre. Elle voudrait repousser la nouvelle norme à 2025. Mais un rapport d'expert, commandé par l'IMO au bureau CE Delft, conclut que l'offre de carburant sans soufre sera dans tous les cas suffisante pour imposer la limite à 0,5% dès 2020.

Les connaisseurs partent du principe que l'IMO tranchera dans ce sens. «Sommes-nous prêts? Certainement pas. Est-ce que cela arrivera? Probablement oui», pronostiquait l'un des «papes» du fioul marin, Nigel Draffin, lors de la conférence Aracon 2016 qui réunissait des représentants du secteur à Rotterdam, fin septembre.

Que le couperet tombe en 2020 ou 2025, le monde du bunker oil est à la veille d'une révolution. Et les gros traders pétroliers sont parfaitement placés pour en profiter. Ils sont les intermédiaires idéaux, entre les raffineries et les armateurs, pour valoriser l'encombrant résidu. Certes, le fioul est polluant et les marges sont faibles, mais il leur apporte de gros volumes de produits pétroliers – et le trading est «d'abord une affaire de volume», rappelle un proche de l'industrie. Dans certains endroits réputés difficiles, comme l'Afrique de l'Ouest, les profits sont attrayants. Ce qui explique que toutes les grandes maisons de négoce pétrolier basées en Suisse soient actives sur ce marché.

L'écosystème suisse

Au moins deux négociants helvétiques figurent déjà dans le top 15 des plus gros fournisseurs mondiaux. Chemoil, qui appartient au zougois Glencore, est numéro trois mondial, et numéro un à Singapour, où l'on écoule plus de 40 millions de tonnes de bunker par an. Cockett, filiale du genevois Vitol, pointe au 11e rang, selon un classement établi par un acteur du secteur pour l'année 2013.

Litasco, filiale genevoise du pétrolier russe Lukoil, vendrait 1 million de tonnes par an à Rotterdam. De Genève toujours, Trafigura et Addax Energy alimentent l'Afrique de l'Ouest, Vitol raffine et stocke aux Emirats arabes unis, tandis que Mercuria, avec sa filiale Minerva, est encore un petit acteur avec de grandes ambitions.

Même loin de la mer, Genève abrite bien l'un des «hubs» du bunker, souligne Maxime Cramer, trader chez Minerva. Un écosystème de compétences s'est créé dans le sillage de gros armateurs comme MSC, deuxième transporteur maritime au monde. La consommation annuelle de ses quelque 450 navires est estimée entre 5 et 8 millions de tonnes par an. A son siège genevois, entre les dallages de pierre beige et les aquariums d'eau douce, des maquettes trônant au pied d'immenses baies vitrées célèbrent le gigantisme de porte-conteneurs qui peuvent atteindre 399 mètres de long et développent une puissance de 83000 chevaux.

Consommation (tonnes) en
carburant léger
0
Consommation (tonnes) en
carburant lourd
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Le MSC Lausanne part de Charleston

Jour 1 - Le MSC Lausanne, gros porte-conteneur de la compagnie suisse MSC, quitte Charleston, sur la côte est des Etats-Unis le 27 juillet 2016. Direction l’Europe et les ports de la méditerranée. Comme la plupart des navires de commerce, il utilise le fioul lourd comme carburant. Ce résidu de pétrole est très polluant: en un an, un gros navire peut rejeter jusqu'à 5200 tonnes d'oxyde de soufre.

Sortie de la zone ECA

Jour 2 - Après 18 heures de navigation à 19 nœuds de moyenne, le MSC Lausanne quitte la zone ECA, zone maritime proche des côtes en Amérique du Nord et en Europe du Nord-Ouest où les émanations de soufre sont limitées. Le taux de soufre dans le carburant marin y est limité à 0,1%, contre 3,5% en pleine mer. Les gros navires doivent y utiliser un carburant différent, dit diesel marin. Le MSC peut désormais changer de carburant et consommer du fioul lourd.

Large des Açores

Jour 6 - Le MSC Lausanne arrive au large des Açores après 5 jours de navigation à quelques 19 nœuds de moyenne, soit 35 km/h. A 24 nœuds, le MSC Lausanne aurait consommé 154 tonnes de carburant très polluant par jour. A 17 nœuds, quelques 140 tonnes. Cette estimation de la consommation ne tient pas compte, par exemple, de la force des vents.

Arrivée à Gibraltar

Jour 9 - Arrivée dans le détroit de Gibraltar après un voyage à une vitesse très stable. Pour l’entier de la traversée de l’Atlantique, soit 6600 kilomètres, à 19 nœuds de moyenne, il aura consommé entre 1260 et 1386 tonnes de fioul lourd. Le MSC Lausanne poursuit ensuite sa route en méditerranée, une zone non protégée pour les émanations de soufre. Sa vitesse y est beaucoup plus faible et beaucoup plus fluctuante.

Source: http://www.marinetraffic.com/

Mais surtout, Genève sert de base à «ceux qui contrôlent l'usage commercial des bateaux, qui décident qui va transporter quoi», selon l'avocat spécialisé Jeremy Davies. Les géants du grain Cargill, Bunge ou Louis Dreyfus et les gros traders en pétrole «représentent une consommation assez énorme», ajoute Mathias Girard, trader en carburant marin chez Glander International Bunkering à Genève.

«En Suisse, vous avez le deuxième plus gros consommateur, MSC, mais surtout une énorme portion du business, la structure d'approvisionnement, ajoute Adrian Tolson, un consultant rencontré à Rotterdam lors de la conférence Aracon. Les traders suisses en matières premières ont tout le stockage, à Singapour et dans la zone Amsterdam-Anvers-Rotterdam. Ils seront les joueurs dominants. On n'y est pas encore. Mais c'est naturel.»

Mentalité «malsaine»

En principe, l'irruption de ces acteurs est une bonne nouvelle. Ils sont censés apporter maîtrise des risques, professionnalisme et solidité financière au secteur. Mais certains se méfient, à l'image de Marietta Harjono. Cette ancienne de Greenpeace a rédigé une bonne partie du récent rapport de l'ONG Public Eye sur la vente de «diesel sale» en Afrique. Rencontrée sur la terrasse de sa maison de bois flottante, au Nord d'Amsterdam, elle voit les traders suisses comme le maillon central d'une chaîne reliant raffineries, fournisseurs de fioul lourd et armateurs. Plus enclins, dans son esprit, à perpétuer les moeurs opaques du secteur qu'à le réformer.

MARIETTA HARJONO: cette ancienne de Greenpeace documente inlassablement les dessous obscurs de l'industrie pétrolière

Car il règne une drôle de mentalité dans l'univers du bunker. Les bateaux volés par des pirates, le pétrole siphonné en douce par un partenaire d'affaires font partie des risques du métier. La tricherie sur la marchandise est monnaie courante. A Singapour, les fournisseurs avaient pris l'habitude de truander leurs clients en livrant des quantités de fioul insuffisantes. «Des compagnies volaient du pétrole et avaient construit un modèle d'affaires là-dessus, relate le consultant Adrian Tolson. Il y a eu une mentalité malsaine de tricher pour survivre.»

L'astuce du cappuccino bunker
Une astuce courante est l'aération volontaire du fioul. Pendant qu'il est pompé dans le navire, le fournisseur y injecte de l'air, ce qui gonfle artificiellement le volume livré. Une fois le navire parti, la supercherie se révèle sous forme de bulles, un phénomène appelé «cappuccino bunker».

A Renens, chez l'armateur Suisse-Atlantique, Patrick Gentizon et Marc-Antoine Baumgartner ont connu cette mésaventure. Lorsque les prix du pétrole étaient au plus haut, «les problèmes de cappucino se sont généralisés», relatent les deux Vaudois, qui supervisent les fournitures de pétrole pour une flotte de 16 cargos de commerce.

Mais leur principal souci, c'est la qualité du carburant. «Malheureusement, certains négociants mélangent parfois des carburants de mauvaise qualité avec ceux répondant aux normes ISO, constatent les deux hommes. On trouve parfois un peu n'importe quoi dans le fioul. On a eu des cas de teneurs trop élevées en silicium et en aluminium (résidus du processus de raffinage). Ou des polymères, on ne sait pas d'où ça venait et ça bloquait tous les filtres.» Dans certains échantillons, on peut trouver de la résine, de la suie de charbon, des restes de lubrifiants, des résidus de biodiésel qui créent des grumeaux dont se nourrissent les bactéries...

Les cas graves restent toutefois exceptionnels, ajoutent Patrick Gentizon et Marc-Antoine Baumgartner. Chez Suisse-Atlantique, «tout carburant est analysé avant emploi pour s'assurer qu'il est conforme aux normes ISO, le carburant est traité à bord et les résidus non brûlables sont déchargés à terre», expliquent-ils.

Dans le milieu, on estime que 10% des carburants livrés ne correspondent pas au standard demandé et que 1% sont sérieusement hors spécification, ou offspec. Le problème touche des pays pauvres comme le Bangladesh, où le fioul riche en sable et en métaux vient souvent des cuves de vieux bateaux promis à la démolition. Mais aussi des géants du trading suisse comme Trafigura ou Glencore. En 2009, Trafigura a accusé Glencore de lui avoir vendu du fioul de mauvaise qualité, qui aurait endommagé les bateaux de ses clients au large de l'Afrique de l'Ouest. Un tribunal new-yorkais a jugé que Glencore ne pouvait être tenu pour responsable des problèmes survenus. Dans ce cas comme dans d'autres, une longue chaîne d'intervenants avait acheté et revendu le fioul, rendant difficile d'identifier l'origine exacte du problème.

Répression et sinistrose

En Europe, la plaque tournante du fioul lourd est la zone Amsterdam-Rotterdam-Anvers, dite zone ARA. Ses larges bras de mer font penser à une Venise cauchemardesque que dominent les torchères des raffineries et les cuves de pétrole. C'est là qu'arrive le bunker russe, avant d'être réexporté vers Singapour. Avec ses vieilles raffineries qui produisent beaucoup de résidus, la Russie est le plus gros exportateur mondial de fioul lourd.

La zone ARA est aussi la région où les autorités s'inquiètent le plus des mélanges incontrôlés de substances dans le fioul. «Le problème est structurel, dénonce un fonctionnaire local sous couvert de l'anonymat. Tout le monde est impliqué: les producteurs, les traders, les entreprises qui mélangent le pétrole, les loueurs de terminaux pétroliers, les fournisseurs de bunker

Depuis une dizaine d'années, les autorités mettent ces filières sous pression. Aux Pays-Bas, la revente de pétrole ressorti des soutes d'un navire pour cause de mauvaise qualité (debunkering) a été interdite. Ce fioul est automatiquement considéré comme un déchet chimique. En 2011, l'entreprise belge Verbeke a été condamnée pour avoir revendu 140 tonnes d'un fioul plein de sédiments et de cendres, qui avait bouché les moteurs du cargo polonais Marjatta. En 2015, la société belge Oilchart a été mise à l'amende pour avoir dilué un fioul saturé en sédiments afin de le revendre. Au procès, son patron a affirmé que ce type d'activité – mélanger du mauvais fioul pour le commercialiser à nouveau – est «quotidien dans les ports d'Anvers, de Rotterdam, et dans tous les ports du monde».

Mais l'Etat néerlandais a aussi subi des déconvenues. Il a été le seul condamné dans l'affaire du Freja Crux, son intervention ayant entraîné des coûts jugés disporportionnés pour le locataire du navire, Stena Weco.

Les armateurs sont les principales victimes du pétrole frelaté. Mais il est rare qu'ils s'en plaignent publiquement. Ressortir le carburant des soutes pour le changer est un cauchemar logistique que les équipages évitent autant que possible. Mieux vaut le rebrasser avec d'autres produits pour le faire correspondre aux normes. Ce qui fait qu'en général, les problèmes de qualité restent confinés dans le milieu du transport maritime.

Le silence qui entourait le secteur commence pourtant à se fissurer. En Chine, en Australie, en Europe du Nord et aux Etats-Unis, la pollution liée au trafic maritime inquiète les opinions publiques. Rotterdam est un exemple parlant. Cet été, l'énorme bateau de croisière Harmony of the Seas est venu s'amarrer au centre-ville. Près des côtes, ce type de navire tourne au diesel marin, bien moins sale que le fioul, mais il pollue encore «autant que 87 000 voitures», soulignait Marcel van Den Berg, du géant pétrolier Shell, lors de la conférence Aracon 2016. «Ça a fait un scandale. Le transport maritime est perçu comme sale. Même à Rotterdam, l'état d'esprit des gens est en train de changer.»

En Europe du Nord et aux Etats-Unis, les gouvernements renforcent les contrôles sur la qualité des fiouls. Notamment pour s'assurer que les gros navires brûlent bien le carburant moins soufré devenu obligatoire près des côtes. Un avion belge survole la zone ARA pour mesurer, à distance, la fumée des cargos qui sillonnent la région. A terme, des drones seront utilisés.

Chez les fournisseurs de bunker, cette volonté répressive accroît la sinistrose. Le secteur vit l'une des pires crises de son histoire. Les prix sont au plus bas, la consommation baisse à cause de la stagnation du commerce mondial. Et selon les professionnels, l'introduction d'une nouvelle limite sur le soufre dès 2020 poserait au moins deux gros problèmes. Que va-t-on faire des 175 millions de tonnes de résidu très soufré produits chaque année par les raffineries? Et comment s'assurer que la flotte marchande mondiale respectera les règles?

«Ce genre de norme est déjà difficile à appliquer en Europe, qui est l'endroit le plus régulé de la planète, relève Robert Blomqvist, trader en carburant marin chez Addax Energy à Genève. Alors comment va-t-on faire appliquer ça dans le monde?» Selon le «gourou» du secteur, Nigel Draffin, «le degré initial de conformité à la norme sera sans doute bas. Il faudra des années pour que tout le monde suive les règles.»

Une révolution à 35 milliards

L’industrie du fioul lourd est prise de court. Et celle de la navigation maritime attend le dernier moment pour s'adapter. «Dans ce monde, on décide de tout à la dernière minute, parce que les coûts sont énormes, précise le trader genevois Mathias Girard. Au niveau des moteurs, de la propulsion des navires, il n'y a pas eu de révolution écologique, contrairement à ce qui est arrivé dans l'automobile.»

La grande crainte du milieu maritime est que des carburants plus propres lui reviennent beaucoup plus cher. L'armateur français CMA-CGM a calculé que les nouvelles normes sur le soufre en Europe du Nord et en Amérique du Nord lui coûtent déjà 100 millions de dollars par an. Si ces règles s'étendent au monde entier, «ça va être un choc, redoute Jean-Marc Cordier, responsable du trading chez Addax Energy à Genève. La première manière de répondre à la norme sera de mélanger gazole et fioul. Mais le gazole coûte beaucoup plus cher (NB: environ 200 dollars de plus par tonne, aux cours actuels). Et pour désulfurer le brut que l'on a actuellement, il faudra investir des milliards dans les raffineries.»

Or c'est justement ce qui est en train de se passer. En Russie, le parc de raffineries a été rénové pour produire des carburants moins soufrés, adaptés aux futures normes. La production russe de fioul lourd est déjà en chute libre.

Selon l'économiste Giacomo Luciani, l'avenir du bunker fuel est tout tracé: il va disparaître. A Anvers, Exxon construit, pour un milliard de dollars, une tour de 130 mètres de haut qui permettra de raffiner l'essentiel du résidu. Le peu qui restera finira son existence comme «petcoke», une sorte de charbon que l'on brûle pour produire de l'électricité.

D'autres en revanche voient le fioul lourd poursuivre sa carrière jusqu'au milieu du siècle. Notamment grâce aux filtres géants, les scrubbers («racleurs»), que l'ont peut monter sur les gros navires et qui éliminent l'essentiel du soufre. Selon Lloyds Register, le fioul lourd constituera encore la moitié des carburants marins en 2030 – contre plus de 75% aujourd'hui.

Dans tous les cas, la mise aux normes des industries pétrolière et navale coûtera cher. La seule adaptation des capacités de raffinage pourrait représenter 35 milliards de dollars d'investissements d'ici 2020, selon David Ramberg, du Massachusetts Institute of Technology. Ce sera le prix à payer pour que le transport maritime, ce flux vital de l'économie mondiale, devienne enfin propre.

Making-of de l'enquête

Cette enquête a été réalisée sur une durée de plusieurs mois entre Genève, Anvers et Rotterdam.
Nous avons sollicité de nombreux acteurs du marché pétrolier et du fret maritime afin de la réaliser. Seule une minorité a accepté de commenter ses activités en ce qui concerne le fioul lourd marin. Il s'agit de Mercuria, d'Addax Energy, de Glander International Bunkering et de Suisse-Atlantique. Le trader zougois Glencore a donné des indications lapidaires, off the record, et le Genevois Vitol a uniquement, et succinctement, commenté son rôle dans l'affaire du Freja Crux.





Malgré de nombreuses sollicitations et d'abondants échanges de courriels, la Mediterranean Shipping Company a refusé de répondre à nos questions concernant sa consommation de fioul lourd et son adaptation aux futures normes sur le soufre. Mutisme aussi chez l'armateur Swissmarine. Les traders Trafigura, Total et Litasco ont refusé de s'exprimer, de même que les petits spécialistes genevois du bunker oil que sont Peninsula Petroleum et Riverlake shipping.

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