Il y a un point commun entre Kweku Adoboli, le trader londonien qui a fait perdre 2 milliards à UBS, Jérôme Kerviel, qui en a coûté 5 à Société Générale, et le courtier Jordan Belfort, dont Le Loup de Wall Street raconte l’ascension décadente: leurs histoires nuisent aux efforts de la Banque Cantonale Vaudoise, qui cherche à démystifier le métier de trader. Par tous les moyens, la BCV veut mettre fin aux clichés tenaces, hérités des années 1980, sur un univers gouverné par la spéculation, les bonus mirobolants et les styles de vie débridés de ses vendeurs de produits financiers incompréhensibles.

Cette démarche a débuté il y a plusieurs années. Mais elle s’intensifie. La banque vient de rénover sa salle des marchés, à Prilly, sur les hauteurs de Lausanne. Vingt ans après son déménagement de la place Saint-François, l’espace de 650 m2 a été remis au goût du jour. Trois mois de travaux, surtout axés sur le mobilier et les équipements informatiques, ont suffi à changer l’ambiance et l’organisation. Place à la lumière et à la transparence. Les grandes fenêtres qui s’étirent tout au long de la façade sud, contribuent aussi à atténuer cette image de vase clos dont la banque ne veut plus. A Prilly, point de corbeille, ni de criée. En cette journée de février, durant laquelle Le Temps a été invité, l’atmosphère est même feutrée. Autre constat, il y a peu de jeunes. Et pas de jeune loup de la finance du tout. Le profil moyen? Père de famille, la quarantaine, détenteur d’un master en finance, «de l’expérience du terrain et une bonne capacité à réagir aux imprévus», résume Eric Vauthey, le chef de la salle des marchés.



Les accès restent sécurisés par des sas, des portiques et des badges électroniques. Mais au sens figuré, les portes sont plus ouvertes que jamais. La BCV y invite quelques médias, y fait aussi souvent venir des clients et des collaborateurs de la banque. Des formations internes ont été mises sur pied. Le film de promotion qui nous est présenté va dans la même direction: pratique, pédagogique et décontracté. Pour familiariser les collègues avec le marché des changes, un quiz en ligne a même été organisé, l’an dernier.

Mais c’est encore insuffisant pour démocratiser le métier. «De nombreuses personnes ne comprennent toujours pas qu’en achetant des euros, on vend des francs suisses en contrepartie», s’étonne Nicolas Baudet, le responsable de la clientèle pour les transactions de devises.

8h20. L’équipe des devises se réunit pour faire le point sur les informations susceptibles d’influencer les marchés. Un cercle informel se forme. Cette mini-réunion tord le cou à un autre cliché: ici, le stimulant le plus couru, c’est le café. Durant dix minutes, il sera question d’Athènes et de Bruxelles, qui, la veille au soir, n’ont pas trouvé de nouvel accord sur la dette grecque. Du président de la BNS, Thomas Jordan, qui donne une conférence à l’Université de Bruxelles, le soir même. Mais aussi d’immobilier chinois, de volatilité ou de l’optimisme des pays producteurs de pétrole.

La croissance du PIB du Pérou a déçu les attentes, signale-t-on encore. Et la banque centrale de Corée du Sud a laissé ses taux inchangés, à 2%. «Nous essayons d’être exhaustifs, pour pouvoir cibler les informations, selon les besoins de nos clients», justifie Nicolas Baudet. Les nouvelles des marchés exotiques trouvent parfois des intéressés. Car les quelque 500 clients qui ont un accès direct aux traders de la BCV affichent toutes sortes de profils: environ 220 PME, 75 grandes entreprises, des banques, des caisses de pension ou des assurances, quelques privés ainsi que des négociants en matières premières. Un volume minimal de 2 à 3 millions par an est nécessaire, pour ne pas avoir à passer par la case conseiller personnel.

L’équipe clientèle de Nicolas Baudet et d’André Pache, un ancien d’UBS recruté pour acquérir de nouveaux clients, compte onze collaborateurs. Mais au total, la salle regroupe 86 postes de travail. Et 269 écrans d’ordinateurs. Certains bureaux en accueillent sept. Comme celui de Nicolas Tissot, le responsable du trading en devises. Devant lui s’étalent quatre, cinq, six sources d’informations. Et des logiciels de trading, installés par des banques dont la BCV est cliente.

Ici comme ailleurs, l’utilisation d’Internet a bouleversé le métier, explique Nicolas Tissot. Cette transformation a presque relégué les négociations bruyantes et agitées aux oubliettes. Ou aux films nostalgiques des années 80. Aujourd’hui, plus personne ne crie. Un onglet permet de placer une offre au prix voulu. Un double-clic sert à acheter ou à vendre au prix offert. Les négociations par téléphone n’ont pas disparu, mais elles se font plus rares. Cette numérisation a aussi conduit à une plus grande transparence sur les prix. Et donc, à une concurrence plus féroce que jamais sur le marché du négoce.

Nicolas Tissot est interrompu: «Tu reçois 7 millions d’euro-dols», lui crie un collègue sans un regard. Traduction: un client vend 7 millions d’euros à la banque et lui rachète l’équivalent en dollars. En trois secondes et quelques clics, Nicolas Tissot a revendu ces euros sur le marché interbancaire. L’opération est bouclée. Retour au calme, après ce bref vestige de la criée autour de la corbeille.

L’informatique, donc. Bien qu’elle continue de conseiller et d’exécuter des transactions par téléphone, la BCV propose elle aussi un système de négoce en ligne à ses clients. En 2004, elle était en avance sur ses consœurs. Mais les logiciels se sont généralisés. Le sien a pris de l’âge. Une nouvelle version est en préparation et commencera à être installée chez les clients au mois de juin.

Cette nouvelle interface de négoce comme la rénovation des lieux sont des signaux positifs, pour les collaborateurs de la salle de marchés. Ils sont une preuve que la BCV veut la conserver, et même la développer, alors que d’autres établissements font le choix inverse. A cela s’ajoute l’arrivée récente de trois anciens d’UBS dont la mission est de prospecter et d’élargir la clientèle.

Pour l’heure, Prilly négocie 500 transactions et 4 milliards de francs chaque jour sur le marché des changes. Presque 1 millième des volumes traités quotidiennement dans le monde. Chaque année, le négoce rapporte environ 100 millions de francs à la BCV. Soit un peu plus de 10% du total de ses revenus. Pascal Kiener, le directeur général, en est très fier. Il le répète à l’envi: la banque ne fait plus d’opérations pour elle-même depuis 2008. Conséquence, l’exposition au risque a été divisée par dix dans la salle de marchés.

Les cambistes restent toutefois autorisés à «optimiser les flux». Concrètement, si un client achète 1 million d’euros, il n’est pas dit que celui-ci soit racheté immédiatement. Cette «position» peut rester ouverte quelques minutes, quelques heures, voire plusieurs jours, en attendant de gagner quelques «pips» – quatre chiffres après la virgule. Pour encaisser une centaine, voire quelques milliers de francs au final. «Parfois, cela nous permet aussi de proposer de meilleurs prix à nos clients», ajoute Nicolas Tissot.

A 10h44, il consulte son carnet personnel. Les positions qu’il a laissées ouvertes rapportent pour le moment plus de 17 000 francs à la banque. Plutôt une bonne journée, se satisfait-il, même si rien n’est gagné tant qu’il n’a pas bouclé ces opérations. «J’ai besoin de regarder les cours bouger, de sentir le marché, raconte-t-il à propos de ces «idées» de négoce. Si ma journée est entrecoupée de réunions, j’évite d’ouvrir des positions.» Ce mardi de février est plutôt propice à «sentir le marché». Les volumes et les mouvements sont limités. «Hier et aujourd’hui auront été les journées les plus calmes depuis un certain 15 janvier», conclut Nicolas Tissot.



«Un avant et un après-15 janvier 2015»

Il y avait le 11 septembre 2001 et l’attaque des tours jumelles. L’éclatement de la bulle internet tout comme la chute de Lehman Brothers sont aussi de ces épisodes récents qui marquent les traders. Mais la journée du 15 janvier 2015 était inédite.

Lorsque la Banque nationale suisse (BNS) supprime le taux plancher, trois jours après avoir confirmé sa pertinence? Du jamais vu, témoigne Nicolas Baudet, qui affiche plus de trente ans de métier au compteur. A 10h30, la décision est rendue publique. Le marché des devises s’emballe, sans attendre. Les écrans deviennent inutiles. Il n’y a plus de prix. «Personne ne savait plus quels cours appliquer», analyse le responsable de la clientèle. Pendant toute la journée, les «spreads» – la différence entre le prix d’achat et de vente d’une monnaie – affichent des écarts aberrants. «Un client m’a raconté qu’une banque proposait de lui racheter du dollar à 0,38 franc et de lui en vendre à 1,09!» sourit-il.

Reflet d’une époque ultra-connectée, il n’a pas fallu plus de quelques minutes pour que les premiers clients, alertés par des «pushs», appellent Prilly, fâchés, désemparés, paniqués ou déconfits. Des opportunistes ont acheté des dollars, des euros et des livres sterling. D’autres ont vendu leurs euros à 1 franc. Ceux qui avaient placé des «stop loss», soit des ordres automatiques de vente de leurs euros, par exemple à 1,1950, ont été exécutés à «n’importe quel prix». Car ce jour-là, l’euro a chuté jusqu’à 0,85 franc en quelques vagues et dans un mouvement de panique. C’est en cela que le 15 janvier était unique. La prudence n’a pas payé

Mais ceux dont le sort inquiète le plus les cambistes de la BCV, ce sont les importateurs suisses qui, avant la fin du plancher, avaient couvert une partie de leurs besoins en achetant des monnaies étrangères près de 15% plus cher que les prix d’aujourd’hui. «Nous leur cherchons des solutions» pour atténuer le choc, explique Nicolas Baudet. Un mois après cet épisode «marquant, même pour les plus expérimentés», Eric Vauthey en est convaincu: il y a «un avant et un après-15 janvier 2015. Cette journée a rouvert les yeux à beaucoup de monde. Notamment à ceux qui considéraient que la BNS prenait à sa charge la couverture du risque de changes. C’était le cas mais personne n’aurait dû oublier que cela ne serait pas éternel», explique le chef de la salle des marchés.

A Prilly, la vraie bonne nouvelle de la fin du taux plancher, c’est qu’elle a ramené de la volatilité. Ce n’était plus le cas depuis septembre 2011. A en croire les cambistes, cela en devenait presque ennuyeux.