Gagner l’Allemagne , c’est le vœu de Tariq. Mais pas seul: il voyage avec son bout de chou de neuf ans, Maher, qui trotte menu derrière lui malgré les dangers, le froid et la précarité. Ensemble, ils ont quitté la Syrie il y a plus de deux mois et ont rallié d’autres réfugiés syriens, migrants clandestins, qui tous veulent rejoindre le nord de l’Europe, par n’importe quel moyen. Après l’enfer de la guerre, ils sont tombés aux mains de trafiquants sans scrupules qui les ont entassés à fond de cale pour traverser la Méditerranée, ont été secourus par les garde-côtes italiens, placés dans des camps de fortune, puis ils ont repris leur progression obstinée vers le nord, en s’arrêtant à Milan, le passage obligé vers lequel toutes les routes, légales et illégales, convergent. C’est là que nous les avons rencontrés, un peu par chance, un peu parce que nous les cherchions. Ils ont accepté que nous les accompagnions quelques jours durant leur odyssée clandestine. En plus des voyageurs et des pendulaires, la gare de Milan abrite une cohue bigarrée de sans-papiers, de mendiants, d’arnaqueurs, de pickpockets, de clochards et de voyous avinés. Malgré le dédale des salles qui s’étagent sur trois niveaux, Tariq se fraye un chemin sans hésiter. Il n’est à Milan que depuis trois jours, mais connaît déjà la gare comme sa poche et monte tout droit vers la permanence que tient quotidiennement la municipalité pour venir en aide aux Syriens.
Deux ou trois volontaires , selon l’heure, accueillent, conseillent et orientent les exilés syriens. Chaque matin, ils disposent une table à l’entresol du hall central sous les sculptures néoclassiques du plafond, aigles et lions grimaçants, des symboles fascistes. Les Syriens ne manquent pas d’arriver, petit à petit en fin de matinée, pour ce qui est devenu le rendez-vous informel des clandestins. En octobre 2013, l’afflux était tel que la ville a dû se résoudre à prendre des mesures pour aider les malheureux. «Ce n’est pas grand-chose. Le problème demeure. Il plonge ses racines en Syrie, à cause de la guerre et de Bachar el-Assad, et ici, où l’on ne met pas en place une vraie politique d’accueil», explique Shady, un écrivain journaliste italien d’origine syrienne. Shady vient chaque fois qu’il le peut pour aider ceux qu’il considère comme ses compatriotes. «Aujourd’hui, je me sens Syrien. Quand la tragédie aura pris fin, je redeviendrai italien.» Après un pic à la fin de l’été, l’affluence a baissé. Pour Shady, l’accalmie est passagère: «Avec l’hiver et la mer démontée, la traversée de la Méditerranée est plus difficile, mais tout reprendra au printemps.» A la permanence de l’entresol, Tariq fait un signe à d’autres Syriens. Il laisse Maher aller à sa guise vers les stands publicitaires pour des produits de beauté et des marques de téléphonie mobile. Il a rencontré une partie de ses camarades durant la traversée en mer. Parmi eux, Afran et Moncef, devenus des compagnons d’infortune.
Dans le petit groupe , il y a aussi Samir et Abou Leyla, qui eux sont venus par la Libye, où ils ont embarqué sur un rafiot avant d’être repêchés en mer par une patrouille navale italienne. Malgré le froid qui mord jusqu’à l’intérieur du bâtiment, les discussions s’animent: l’argent manque, comment encaisser un virement ou acheter une carte SIM sans passeport, et surtout comment passer à travers les mailles du filet des douaniers pour quitter l’Italie, par le nord? D’étranges parasols équipés de chaufferettes surmontent la douzaine de tables rondes de la cafétéria dans l’un des angles morts du hall monumental. Malgré le brouhaha général, les patrouilles de police et des agents de surveillance, Tariq se met à l’aise, même l’irruption d’une mendiante titubante ne le fait pas ciller. Ses cheveux mi-longs encadrent un visage souriant. Il a l’ascendant sur ses camarades qui apprécient sa capacité à rester calme et raisonnable en dépit des incertitudes. Tariq a un autre atout: il parle anglais. «Ma vie n’était plus possible depuis que Daech [l’acronyme arabe de l’Etat islamique] a pris le contrôle du quartier où j’habitais dans la périphérie de Deir Ezzor», explique-t-il. Ingénieur dans une des raffineries de pétrole, il aurait pu continuer à travailler et même cumuler le salaire que lui ont proposé les djihadistes quand ils ont occupé l’usine à celui que lui versait déjà le gouvernement: «Peut-être aurais-je accepté l’offre, s’il n’y avait ma famille. Comment élever des enfants? Comment faire des plans d’avenir dans cet enfer?»
Afran finit son café d’un trait . Kurde d’Alep, âgé de 38 ans, il a dû se réfugier avec sa famille à Azaz, une bourgade à une dizaine de kilomètres de la frontière turque. Dans sa vie d’avant, il dirigeait une petite entreprise de confection de chaussures et, comme pour apporter la preuve de sa fortune fanée, il montre sur son portable une image de sa maison: rose avec des colonnades et un perron imposant. «J’ai tout perdu dans les bombardements, plus un mur n’est debout.» La guigne l’a poursuivi à Azaz, où l’Etat islamique (EI) a pris le pouvoir: «Les djihadistes n’aiment pas les Kurdes, nous devons nous terrer comme des rats. Il ne suffit pas d’obéir à tous leurs ordres, il faut en plus se faire passer pour des Arabes et ne jamais parler kurde.» Tariq et Samir ont déboursé 6000 dollars chacun pour traverser la Méditerranée. Ils sont désormais à sec. Trois jours plus tôt, ils ont payé 400 dollars la place à un passeur pour qu’il les conduise en voiture jusqu’à Munich. «Tout était réglé, nous devions payer une partie au départ, le solde à l’arrivée.» Les détails sont arrangés par un compatriote syrien, un intermédiaire. Le conducteur, un Egyptien résidant en Allemagne, les pousse dans son minibus. «Après huit heures de route, il nous a débarqués précisant que nous étions à Munich», raconte Tariq. Ils étaient en fait retournés à la case départ, la gare de Milan. En plus de Tariq et d’Afran, quatre autres passagers avaient pris place à bord du van. Tous ont été floués. Aucun des pigeons n’osera porter plainte, explique Tariq: «Que dire au commissariat? Que j’essayais de passer illégalement en Allemagne? Je dois récupérer mon argent pour continuer le voyage!» Tariq n’a pas perdu espoir, il reste en contact téléphonique avec son voleur qui, jour après jour, lui promet de le rembourser. Gianluca, un bénévole sexagénaire au catogan gris, lève les yeux au ciel, très théâtral: «Ils se volent entre eux. La gare, c’est la Cour des miracles!» La nuit, Gianluca a une autre passion: il s’attaque, avec Anonymous, aux sites djihadistes.
A qui faire confiance ? Passeurs, rabatteurs et filous entremêlent leurs destins avec celui des clandestins dans la gare. Shady, l’écrivain, dont le père est un opposant historique au régime de Damas, s’est fait un devoir de mettre en garde contre les arnaques. D’un geste, il désigne un Tunisien qui approche Tariq: «C’est un passeur.» Un réfugié qui vit en Suède et dont la situation est régularisée opine: «Il faut se méfier. J’ai acheté hier un faux passeport à 500 euros pour mon frère. Mais je ne l’ai payé qu’après qu’il a franchi les passages de sécurité et pu monter dans un avion.» Deux Syriens au look soigné se mêlent alors au groupe. Shady les salue. «D’où venez-vous?» questionne-t-il. La réponse fuse crânement: «De la Syrie d’Assad.» L’altercation est inévitable: «Quel manque de respect», s’offusque Shady. Il nous regarde, les yeux encore noirs: «En Syrie, ils devaient être des criminels. Cela se remarque à leur façon de parler.» Des carabiniers en armes font les plantons non loin. L’officier fait la moue en regardant le manège des sans-papiers: «C’est le travail de la police. Nous, c’est la sécurité.» La nuit est tombée depuis longtemps, mais ce n’est encore que le début de la soirée. Pour Tariq, Afran, Samir, Moncef, Abou Leyla et Maher, c’est l’heure du couvre-feu: ils logent dans un centre d’hébergement d’urgence situé en périphérie et doivent rentrer avant 20 heures. Le trajet prend une heure. Dans la zone industrielle où se trouve l’abri, via Corelli, le paysage devient gris et l’éclairage public anémique. Le centre se trouve derrière murs et grillages, en contrebas d’une bretelle d’autoroute. «Il y a une majorité de Syriens», explique le directeur: «Ils se répartissent dans six centres, dont celui-ci. En automne, il y en avait quatre de plus. Les réfugiés ne restent pas longtemps. Ils filent rapidement vers d’autres cieux.» L’Italie ne figure pas au rang des pays d’accueil que choisissent, quand ils le peuvent, les réfugiés, commente Samir: «Il n’y a rien pour nous ici. Pas de travail, ni de perspectives. Les Italiens ne veulent pas de Syriens chez eux. En revanche, en Allemagne, en Suède et en Norvège, c’est facile d’obtenir un permis de résidence. En Suède, tu reçois même de l’argent.» Abdallah tient cela de contacts, cousins et amis, qui ont fait le voyage avant lui. Il a fait son choix: Stockholm. Est-il sûr de l’accueil qui lui sera réservé? «Après ce qu’on a traversé, tout semblera doux comme du miel. En plus, j’ai de la famille là-bas.»
Le lendemain, un mercredi , dès le matin les trafics s’organisent à la gare de Milan. A l’entrée, un rabatteur a réuni une demi-douzaine de candidats au voyage, probablement aussi des Syriens. Le Tunisien rencontré la veille apparaît et récolte discrètement des billets de banque, un rendez-vous est pris. Malgré les filouteries, la voiture est réputée plus sûre que le train où les contrôles des douaniers sont de plus en plus stricts. Le petit groupe de migrants avec quelques sacs pour tout bagage est ramené vers une salle d’attente à l’intérieur. La pièce est chauffée, mais l’odeur d’urine et de relents d’alcool infâme. Une heure d’attente avant qu’un comparse ne rapplique pour prendre en charge la troupe, qui quitte les abords de la gare en faisant de prudents détours puis disparaît dans un immeuble. Retour à la gare. Tariq, que nous avons quitté la veille, arrive le premier, vers midi. Il a veillé une partie de la nuit, pour imaginer une solution, en vain: il est tributaire d’un virement hypothétique. Samir suit, il veut partir au plus vite, et pourrait avancer une partie de l’argent du voyage à Tariq et à Afran, qui refusent d’abord. Sur les bancs de marbre de l’entresol, la discussion bat son plein. L’impatience et la peur alternent: partir ou attendre encore? Afran et Tariq penchent pour différer le départ, Samir et Abou Leyla ont tranché, ils partent. Moncef ne sait pas. Mais par où passer? Trois routes montent vers l’Allemagne. La française, par Ventimille, Nice et Paris; l’autrichienne, via Vérone, Bolzano et le col du Brenner; et la suisse, à travers le Simplon, puis la France ou Zurich. Un Camerounais bénévole à la permanence éclate de rire et fait de grands gestes des bras, les yeux ronds comme des billes: «La Suisse? Impossible! Tu te fais refouler!» Les autres opinent, ce n’est pas une option. La France, avec les manifestations liées à Charlie Hebdo, inquiète. Reste la voie directe, à travers l’Autriche. La décision est prise. Les places sont réservées sur un train du matin. «Rendez-vous demain à 8 heures 30.» Viendront-ils?
«C’était un bateau pour le bétail»
Parmi les Syriens rencontrés, certains étaient sur le cargo «Ezadeen», abandonné par des passeurs. Tariq raconte leur traversée chaotique
«Il n’y a pas eu de morts, mais nous avons eu très peur.» Tariq, bonnet de laine enfoncé sur le crâne, raconte son périple depuis la Syrie, en tenant fort sa tasse de café pour se réchauffer. Comme trois autres Syriens rencontrés à Milan, il était sur le cargo Ezadeen, ce «bateau fantôme» abandonné au large des côtes italiennes par une partie de l’équipage, début janvier. Un voyage qui aurait pu se terminer en tragédie sans le secours de la marine italienne.
Tariq livre son récit avec le souci du détail, mais en retenant ses émotions. Il est comme ça. Parti de Deir ez-Zor avec Maher, 9 ans, le jeune ingénieur s’est d’abord rendu en Turquie. Il avait contacté sur Internet un homme prêt à l’aider à trouver une embarcation. «J’ai dû payer 6000 dollars pour moi et 2000 pour le petit. Le 22 décembre, on s’est retrouvés avec d’autres Syriens, dans un petit hôtel. De là, des hommes sont venus nous chercher et nous ont emmenés dans une fourgonnette sans fenêtre. On ne savait pas où on allait.»
Arrivés au bord de la mer, apparemment pas bien loin du port de Mersin, ils sont cachés dans une sorte de hangar. «On avait l’interdiction de parler et d’utiliser nos smartphones.» Ils quittent leur planque dans la nuit noire, après de longues heures d’attente. Trois petits bateaux les attendaient pour rejoindre le cargo. Une fois dans le navire, il a encore fallu patienter. Presque deux jours entiers. «D’autres gens étaient censés venir, mais ils ne sont jamais arrivés», glisse Tariq. Il poursuit: «Sur le bateau, ceux qui nous ont accueillis portaient tous des masques. Impossible de voir leur visage.»
Commence ensuite la traversée, à partir du 25 décembre, selon les calculs de Tariq: «On a très vite manqué de nourriture et d’eau. On devait rester assis; les conditions météorologiques étaient mauvaises, il y a eu de fortes tempêtes; des femmes pleuraient.»
Salah, assis à côté de lui, l’interrompt, avec de grands gestes: «Vous savez, c’était un bateau pour le bétail, sur plusieurs étages. Ils ont juste mis des tapis au sol, comme de la moquette. On était serrés; il y avait des femmes enceintes. Beaucoup de gens vomissaient à cause de la mer qui était déchaînée. L’odeur était insupportable.» Salah a fait la connaissance de Tariq sur le cargo. Il vient de Damas, où il a laissé sa femme et ses enfants. Il nous montre les photos sur son téléphone portable. «Oui, j’ai eu peur pendant la traversée», confie-t-il. «Je savais que le bateau pouvait se renverser à tout moment et que je pouvais mourir. Mais qu’est-ce que je pouvais faire d’autre?»
Tariq poursuit son récit, la voix posée, le regard pénétrant. Après cinq jours en mer, l’Ezadeen s’arrête près d’une île grecque. Il devient plus flou, cherche ses mots. Il est fatigué. «Le bateau a poursuivi sa route et s’est échoué. Les machines sont probablement tombées en panne. On n’avait plus rien à manger et à boire. Des Italiens sont venus nous apporter des vivres par avion.» Des médecins ont aussi été hélitreuillés et largués sur le cargo en détresse.
Le 2 janvier, la marine italienne s’empare du bateau abandonné par son équipage et laissé à la dérive au large des côtes. Deux frégates sont venues les remorquer, jusqu’au port calabrais de Corigliano, où la Croix-Rouge italienne les attendait. Rapidement, les migrants sont répartis dans différents centres de la région. Tariq et son fils sont installés à Crotone. Pendant ce temps, la police italienne arrête six passeurs qui se cachaient parmi les passagers.
Le calvaire en mer a duré 9 jours entiers. Selon des décomptes d’ONG, 359 migrants ont voyagé à bord de l’Ezadeen, de 73 mètres de long et battant pavillon sierra-léonais. Tous des Syriens fuyant la guerre. 255 hommes, 42 femmes et 62 mineurs. Le site internet consacré au trafic maritime Marinetraffic.com précise que la destination officielle du cargo construit en 1966 devait être le port de Sète, dans le sud de la France.
Dans le centre de Crotone, Tariq, à peine remis de la traversée, refuse de donner ses empreintes digitales et celles de Maher. Son but: quitter l’Italie. Il veut se rendre près de Hambourg, où vit son frère. Or, laisser ses empreintes signifierait être fiché dans la banque de données Eurodac et être expulsable vers l’Italie. C’est la règle de l’accord de Dublin: il prévoit qu’un requérant fiché soit renvoyé vers le premier pays européen par lequel il est arrivé. C’est ce pays-là – très souvent l’Italie, en raison des routes migratoires –, qui est ensuite responsable de sa procédure d’asile.
«J’ai vu la police italienne battre des requérants pour obtenir leurs empreintes», insiste Tariq. «J’ai fait la grève de la faim pendant trois jours pour résister et j’ai pu partir, mais on m’a confisqué mon passeport.» Il réajuste son bonnet duquel s’échappent de minuscules bouclettes. Milan? Tariq l’a rejoint avec 35 autres Syriens, en bus, puis en train. «A la gare, on s’est rapidement occupé de nous. On nous a transférés vers un centre, où on a reçu des habits et de la nourriture.»
Pendant notre conversation, Maher s’amuse avec les stylos et quelques feuilles qu’on lui a donnés. Il dessine un grand bateau, des bus, des trains, des drapeaux.
Nous: «Peut-on garder les dessins?»
Tariq: «Bien sûr. Tu peux même prendre l’enfant.»
Il plaisante.
Routes et chiffres
>> La gare de Milan est devenue la plaque tournante de migrants syriens qui veulent partir plus au nord. Ils poursuivent leur périple en train, en bus ou dans des vans de 7 places proposés par des passeurs. Parmi les trains privilégiés figure celui de Milan-Paris de 23h05 exploité par la compagnie privée Thello, qui fait trois arrêts techniques en Suisse (Brigue, Lausanne et Vallorbe), et la ligne Milan-Munich.
>> En octobre 2013, la municipalité de Milan a aménagé, dans le hall de la gare, un espace pour les réfugiés syriens, «Emergenza Siria». Les migrants qui y arrivent sont enregistrés, puis transférés dans un des 10 centres de la ville (4 sont actuellement fermés), gérés par six associations (1400 places). «Le 12 septembre, 1200 Syriens sont arrivés; nous avons des fois des pics de 500 par jour!» s’époumone Gianluca, un bénévole. L’ONG Save the Children est aussi présente. Sur les plus de 54 000 migrants arrivés à Milan depuis octobre 2013, seuls 54 ont déposé une demande d’asile.
>> L’Italie a rapporté qu’en 2014, plus de 163 000 migrants avaient été secourus en mer, soit une moyenne de 400 arrivées par jour, trois fois plus qu’en 2013. Plus de la moitié sont Syriens ou Erythréens. Le pays a enregistré pendant les six premiers mois 25 400 demandes d’asile, presque autant que pour tout 2013. Trois cargos, qui transportaient près de 2000 Syriens, ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le 20 décembre. Un mode de transport lucratif pour les trafiquants, qui a remplacé les traditionnels bateaux de pêche ou canots pneumatiques .
Deuxième épisode de notre reportage - L’odyssée
clandestine
Les six Syriens que nous avions rencontrés à Milan cherchent à gagner Munich. Mais le voyage ne se passe pas exactement comme prévu.
Plus que dix minutes avant le départ du train. Les six réfugiés syriens, cinq adultes et un enfant, traversent les quais à grandes enjambées, pour s’engouffrer dans un wagon. Destination Vérone. Là, il faudra attendre une correspondance qui les mènera, inch’Allah, à Munich. La veille, ils se sont débrouillés pour acheter les billets à travers un intermédiaire. Difficile pour un migrant sans passeport, ou avec un passeport mais sans visa Schengen, de faire la moindre démarche administrative seul.
La billetterie se niche au cœur de la gare de Milan, sous les voies. Des policiers font le planton à la porte pour décourager les filous, ce qui n’empêche pas ces derniers de continuer leurs magouilles, un peu plus loin. Ils sont pour la plupart Nord-Africains et résident dans la capitale lombarde. Ils rôdent comme des hyènes, tchatchent, font mine de vouloir aider les clandestins – ils sont très insistants – et, au final, les arnaquent. Ils leur refourguent des billets de train au double du prix: 200 euros de Milan à Munich, au lieu de 100.
Sur le quai, Moncef est très agité. Le regard inquiet, il tourne en rond, la main agrippée à sa petite sacoche. Le groupe a décidé de se scinder en trois pour voyager, un stratagème pour se faire plus discrets. Moncef voyagera seul, dans un autre wagon que celui de ses comparses. «Tu dois rester calme, sinon tu seras tout de suite repéré!» prévient Tariq. Malgré leur nervosité, ils ont accepté que nous les accompagnions.
Ils voyagent tous très léger. Abou Leyla a un sac à dos, les autres juste une petite sacoche en bandoulière. Pas de valise. Certains ont des chaussures de ville. Difficile en les voyant de s’imaginer le périple qu’ils ont déjà effectué depuis la Syrie, où la plupart ont quitté femme et enfants dans des conditions terribles. Dans leurs pérégrinations, un seul objet est indispensable: le téléphone portable. Pour rester en contact avec la famille et se faire conseiller par leurs compatriotes qui ont parcouru le même trajet, quelques semaines ou mois plus tôt. Quant à Samir, il l’utilise aussi pour actionner le GPS.
Le train s’ébranle. Ils se détendent. Maher, le petit de 9 ans qui voyage avec son père, somnole. Son papa le rassure: cette portion du trajet ne comporte aucun risque. A Vérone, tout le monde descend. Il y a trente minutes de battement avant la correspondance pour Munich, c’est le moment d’un dernier point avant que les choses sérieuses ne commencent. Eviter de parler pour ne pas se faire repérer. Si l’un d’eux se fait pincer, il accompagnera les gabelous seul, mais ne parlera pas aux autres pour éviter qu’ils soient démasqués. Avant d’embarquer sur le Venise-Munich, Samir se veut rassurant: «Après ce qu’on a traversé, la guerre, la Méditerranée, ce sera du beurre.»
Les deux premiers groupes sont distants l’un de l’autre d’une quinzaine de places. Moncef est à nouveau tout seul, dans un autre wagon. Cette séparation augmente son stress. Maher, qui parle si peu, a reçu la consigne de ne pas bouger et de se taire. Il contemple avec des yeux ébahis le paysage enneigé qui défile devant lui. Tariq, qui, la veille avait de minuscules bouclettes qui dépassaient de son bonnet de laine gris, s’est lissé les cheveux: il faut s’européaniser le plus possible. Il n’est pas le seul.
Samir passerait pour un Italien. Il a tout juste 30 ans, soigne son apparence, aime les vêtements à l’européenne et se réjouit à l’idée que bientôt peut-être il flânera dans les boutiques à la mode de Stockholm. Avant l’exil, il vivait à Damas, dans un quartier du centre, Midan. Sa famille n’a jamais manqué de moyens et, sans la guerre, il aurait fait carrière en Syrie. Il avait d’ailleurs bien commencé et cumulait même deux postes de directeur financier. Dans le train, il a pris entre ses mains une édition du Financial Times, vieille de quatre jours.
En face de lui, Abou Leyla s’est emparé d’un magazine, dont il tourne maladroitement les pages. Il répond sans conviction à Samir qui le turlupine: «Oui, je sais lire.» Rien ne laisse penser que les deux passagers sont des cousins au deuxième degré. Abdallah est un citadin et Abou Leyla a grandi sur les hauteurs du Golan, aux confins de la Syrie, d’Israël et du Liban. Il a travaillé la terre puis dans la construction, comme manœuvre à Damas et au Liban. Il fait plus que ses 47 ans et fuit la misère plutôt que les persécutions: «Je ferai bientôt venir mes cinq garçons, ma femme et ma fille.»
Avec ses deux pulls en synthétique mis l’un sur l’autre, il est immédiatement repérable, note Samir, qui lui donne une chemise. Abou Leyla commence à se changer, mais Samir l’arrête: «Fais ça aux toilettes. Il y en a dans le train.» Abou Leyla revient avec la chemise bleue boutonnée par-dessus les deux pulls. Il ressemble à Bibendum. Tout à refaire. Il met la chemise sous les pulls, et enfile ces derniers dans le pantalon, dont la braguette bée comme un four. Samir éclate de rire et son cousin perd patience: «Je ne suis pas une femme, quand même!»
Une heure et demie de trajet déjà. Le petit Maher dodeline de la tête, les vallées blanches se succèdent. Soudain, Tariq glisse une phrase au petit, qui ferme instantanément les yeux, raide comme un piquet. Tariq et Afran font de même, des écouteurs sur les oreilles. Des policiers autrichiens et italiens ont fait irruption, suivis par des agents en civil et des gardes-frontière. Les Syriens sont immédiatement démasqués et tirés d’un sommeil à moitié crédible. Le billet? Pas de problème, il est là, sur la petite table. Passeport? Tariq, Afran et Maher n’ont rien à présenter. Et se taisent.
«Je viens de Syrie; les autorités italiennes m’ont confisqué mon passeport, parce que je ne voulais pas donner mes empreintes. J’ai juste une photo du document», balbutie finalement Tariq, le regard inquiet. «Ça ne compte pas. Vous n’avez de toute façon pas le droit de circuler comme ça en Europe», rétorque un policier autrichien au visage comme sculpté dans du bois. «Vous devez descendre ici. Vous n’êtes pas les seuls à vouloir faire ça!»
Sur leurs sièges, un peu plus loin, Samir et Abou Leyla sont tétanisés. Plusieurs minutes s’écoulent avant qu’ils retrouvent leur langue et que Samir puisse bredouiller quelques phrases en anglais. Ils montrent leur passeport, mais l’officier les déboute: pas de visa Schengen. Il leur ordonne de se regrouper. La bande de Syriens est réunie sous le contrôle des gardes-frontière hostiles qui les entourent: «Deutschland ist geschlossen! [L’Allemagne est fermée]», répète à la cantonade le gradé qui dirige l’opération. Tiens. Pour eux, c’était la Suisse, le pays à éviter. «On n’a pas du tout l’intention d’y aller. On sait qu’on y sera refoulés à tous les coups», nous avait déjà glissé Tariq à Milan.
Un Africain montre pour la cinquième fois ses papiers en règle, et fulmine, à bout de nerfs. Il interpelle un policier et enguirlande sa femme en passant. Le policier le rembarre sans ménagement: «Des comme toi, j’en vois des centaines par jour.»
Pas la moindre négociation possible. «Je dois faire mon travail, c’est comme ça. Sans document valable, ils ne peuvent pas traverser la frontière. C’est difficile, mais c’est comme ça. Ils sont vraiment beaucoup à tenter de quitter l’Italie», répète le fonctionnaire, qui fait mine d’être un peu touché par ce «drame humanitaire».
Nous voilà donc, quelques minutes plus tard, sur le quai de Bolzano. Tariq, Afran, le petit Maher, Samir et son cousin s’aperçoivent rapidement que Moncef est aussi là: il a également été pincé. Tous ont la mine des mauvais jours. Samir ne comprend pas qu’on puisse les appréhender à des dizaines de kilomètres de la frontière autrichienne. Il pourrait être un simple touriste désireux de voir du pays. Mais non.
Tous, ainsi que deux autres clandestins, sont emmenés au poste de police situé sur le quai de gare. Deux hommes en civil suivent le groupe. Les Syriens craignent d’être forcés de donner leurs empreintes, ou même d’être malmenés, battus. C’est ce qui se passerait en Syrie.
Tariq, Afran, Samir, Abou Leyla, Maher et Moncef disparaissent dans le poste de police. Interdiction de les suivre. Tariq fait un signe de la main. Comme pour dire qu’il ressortira vite.
Troisième épisode - Fuite à travers les Alpes
Après l’arrestation à Bolzano, près de la frontière autrichienne, les six Syriens que nous suivons persévèrent. Ils visent toujours le nord. Troisième volet de notre reportage
Nous les avions laissés sur le quai, devant le poste de police de la gare de Bolzano, juste après leur arrestation dans le train. Relâché deux heures plus tard, le groupe de Syriens erre, hagard, dans les rues de la petite bourgade italienne bilingue que la grisaille et l’hiver ne rendent pas particulièrement accueillante. Leurs visages sont fermés, renfrognés. Voilà 102 euros de perdus – le prix d’un billet de train Milan-Munich pour une personne –, mais surtout une nouvelle lueur d’espoir envolée. Pas d’Autriche ni d’Allemagne pour aujourd’hui! Leur course vers le nord s’est immobilisée ici, à Bolzano, à 80 kilomètres du col du Brenner, qui marque la frontière avec l’Autriche.
Dans le commissariat, ils ont refusé de donner leurs empreintes digitales pour éviter d’être refoulés en Italie s’ils parviennent à traverser la frontière. Des Accords de Dublin, ils ne connaissent que l’essentiel: le requérant est renvoyé vers le premier pays par lequel il est entré en Europe. Et ils n’ont aucune intention de rester en Italie. Les Italiens, d’ailleurs, n’insistent pas trop. L’Europe? Ils n’en rêvaient pas comme certains migrants africains. Pour eux, ce qui importait avant tout, c’était de fuir l’enfer syrien.
Les pics d’adrénaline derrière eux, ils doivent maintenant décider quoi faire. Et vite. Car le pâle soleil menace de disparaître derrière les montagnes. La température va vite dégringoler. Une faune interlope traîne près de la petite gare: des étrangers, au regard interrogateur, voire malveillant, qui semblent comme restés coincés ici.
Samir, le plus déterminé des six, le plus malin aussi, n’a qu’une idée en tête: il veut reprendre tout de suite le train, ou le bus, pour tenter le coup jusqu’au Brenner. Là, il veut passer le col (1372 mètres d’altitude) à pied. Tariq, lui, hésite à retourner à Milan: il s’inquiète pour le petit Maher, 9 ans. Dans la capitale lombarde, au moins, il sait vers qui se tourner. Il pourra retrouver une place dans le centre spartiate où il a passé quelques jours. Revenir en arrière est déprimant, mais moins que la perspective de geler à Bolzano, où la police est omniprésente.
Le crépuscule tombe sur les hésitations du groupe. En désespoir de cause et pour gagner un peu de répit, Tariq et Samir, les deux meneurs, ont convaincu les autres, Afran, Moncef et Abou Leyla, de se diriger vers un petit centre pour réfugiés, plein à craquer.
Emmanuel, un travailleur social, nous accueille en t-shirt. Il est très clair: «Je peux vous prendre uniquement si vous décidez de déposer une demande d’asile en Italie. Sinon, vous devez vous débrouiller autrement. Peut-être que le centre Caritas, à quelques pas d’ici, peut vous héberger, mais pas nous. Les consignes sont strictes. Je peux par contre faire une exception pour l’enfant et son père, si mon boss est OK avec ça.» Il l’appelle dans la foulée.
Maher, toujours emmitouflé dans sa doudoune à fausse fourrure, est assis dans une salle à côté. Ses jambes traînent dans le vide. Il est claqué. Deux fillettes, qui logent dans le centre, le chahutent bruyamment en se moquant de lui. Maher reste de marbre. Il ne les regarde même pas. Son père vient le débarrasser des enquiquineuses.
Les autres Syriens sont sortis fumer. Ils s’inquiètent: «Une femme du centre nous a dit que la police était venue hier à minuit, pour la forcer à donner ses empreintes. Exclu que l’on reste ici!» Tariq décide qu’il faut partir. Impossible de le raisonner, même s’il tremble de froid avec sa veste en cuir toujours ouverte. Lui et ses comparses sont méfiants, à force d’avoir été arnaqués et victimes de fausses promesses.
Il y a de toute façon un autre problème: Maher n’a pas reçu, contrairement à ses compagnons d’infortune, le document de la police prouvant qu’ils ont été contrôlés. Un document en italien qui leur enjoint de se représenter dans les dix jours au poste de police «pour régulariser leur situation». Les Syriens n’avaient pas compris: ils pensaient que c’était une sorte de laissez-passer pour toute l’Italie. Pas vraiment. Ils restent clandestins, illégaux, sans volonté de rester dans le pays, et inexpulsables. Sans statut, en somme. Dans une zone grise. Comme des ombres qui évoluent dans un monde parallèle.
Emmanuel vient de s’apercevoir que le justificatif manquait pour Maher. De sa voix nasillarde, les joues toujours plus rouges, il lance à la bande, qui fume toujours dehors: «Sans ce papier de la police pour le petit, je ne peux pas le garder. Pourquoi ne l’a-t-il pas?» Personne n’a la réponse. Peu importe, ils s’éloignent déjà du centre. Il fait toujours plus froid. Les rues sont vides.
Il y a désormais deux points à régler urgemment: trouver un endroit pour dormir et une solution pour partir à Munich, le plus vite possible. L’option pédestre, le col à franchir de nuit dans la neige, est abandonnée. Une nouvelle piste s’offre à eux: le bus, qui part à 5 heures du matin. «Le chauffeur vérifie juste les titres de transport, qu’il faut acheter avec un passeport. Rien d’autre. Si vous avez les billets, c’est en principe bon: il n’y a pas autant de contrôles que dans les trains», leur a glissé un Kurde rencontré à proximité du centre.
Ils lui font confiance. Ils n’ont en fait pas vraiment le choix et décident de tenter le coup, tous ensemble. C’est ça, leur vie en ce moment: un voyage sans fin, avec leur baluchon et beaucoup d’obstacles.
Sur le chemin, Samir montre des photos sur son portable. Il les a prises sur le rafiot qu’il a emprunté avec une centaine d’autres migrants en Libye, pour rejoindre les côtes italiennes. C’était au moment du sauvetage par la marine italienne. Beaucoup de visages d’Africains. Tous portent des gilets de sauvetage orange. «Tu vois, après ça, on n’a peur de rien. On était découragés tout à l’heure à cause de la scène du train, mais là, c’est reparti!»
Les billets sont achetés, grâce à un homme qui a fait la démarche pour eux, dans une petite agence près de la gare routière. Une partie du groupe repère ensuite l’endroit où il faudra prendre le bus à l’aube. Près d’un hôtel de luxe.
Dormir? Un passant leur a dit qu’il y avait une petite mosquée un peu à l’extérieur de la ville. Samir actionne son GPS. Ils décident d’aller dormir là-bas, malgré la vingtaine de minutes de marche.
On se sépare, nous vers un hôtel proche de la gare, eux vers leur mosquée. Mais un coup de fil vers minuit nous apprend que leur plan est tombé à l’eau. La mosquée n’est en fait qu’une petite pièce qui fait fonction de salle de prière, chez un particulier. «C’était à l’étage et il y avait un grillage. On ne pouvait pas entrer.» Ils ont dû dormir dans la gare, à des températures en dessous de zéro. Malaise. A une heure du matin, la gare a fermé et ils se sont déplacés sur les quais, dans une salle d’attente. Chauffée? Pas vraiment. Tariq nous dira plus tard: «Il y avait une vitre cassée. On s’est arrangés pour que le gamin ait le plus de vêtements et de choses sur lui et nous, nous faisions les cent pas.»
Au réveil, nous prenons le train de Bolzano à Munich, avec deux changements, à Brenner et à Innsbruck. Les Syriens ont-ils réussi à prendre le bus qui devait également les mener à Munich? Rien n’est moins sûr. Il y a deux frontières à traverser et les Autrichiens ne sont pas réputés pour être particulièrement commodes.
C’est un coup de fil de Samir qui nous annonce la nouvelle, deux heures plus tard. «On y est! On est à Munich! Personne ne nous a contrôlés», hurle-t-il. Ils sont même sortis pendant les pauses, pour se dégourdir les jambes. On décide de les retrouver à la gare ferroviaire.
Ils se rapprochent du but, mais ne sont pas encore au bout de leurs peines. Leurs chemins vont bientôt se séparer, car tous n’ont pas la même destination. En groupe, ils ont réussi à surmonter les vicissitudes du trajet. Mais la galère en solitaire?
Quatrième épisode - Au bout du voyage, la Suède
Après avoir été victimes d’arnaques et subi une arrestation dans le train, les six Syriens que nous suivons depuis Milan se séparent à la gare routière de Munich. Pour démarrer une nouvelle vie, en Allemagne ou en Suède. Quatrième et dernier épisode de notre reportage
Premiers pas dans Munich, après le passage clandestin des frontières italienne et autrichienne. Tariq et son fils Maher, Afran, Samir, Moncef et Abou Leyla n’avaient jamais quitté le Proche-Orient ou même – c’est le cas de Tariq – la Syrie. «Ici, c’est différent de l’Italie. Plus moderne, mieux», s’enthousiasme Samir. Il est fasciné par les églises et leurs dômes, verts comme ceux des mosquées, par les rues marchandes, le luxe. Ses compagnons d’exil et lui ne sont plus les fuyards de la veille, obligés de se cacher dans les recoins de la gare de Bolzano, mais des touristes qui se prennent en photo devant les monuments rococo du centre-ville. La petite bande jubile d’avoir passé le plus dur. La destination finale, le but de leur long périple, est proche. Même Afran, souvent taciturne, montre un visage fendu d’un immense sourire.
«Où est Tariq?» s’inquiète soudain Samir. Ils ont perdu leur camarade et le petit dans la foule, au pied de la cathédrale Notre-Dame. Son téléphone ne répond pas, certainement parce que sa carte SIM, achetée à Milan, ne fonctionne qu’en Italie. Samir revient sur ses pas pour les rechercher. Il arpente le parvis de cathédrale en faisant des cercles concentriques, pariant que son ami n’osera pas s’aventurer bien loin. Et il ne se trompe pas: Tariq attendait qu’on vienne le chercher.
Après une nuit à la fraîche et un voyage en bus éprouvant à travers le col du Brenner et l’Autriche, la faim tiraille les estomacs. Le choix se porte sur une enseigne italienne, plutôt que sur une brasserie bavaroise. «C’est quoi la viande sur ma pizza?» s’alarme Abou Leyla, le plus vieux du groupe. «Je t’ai commandé une quatre-saisons, champignons et jambon, je crois», se moque Samir. Eclats de rire devant Abou Leyla interloqué, qui pourrait accepter un verre de vin, mais jamais du porc. La tension née du passage clandestin de la frontière s’est relâchée d’un seul coup. Sur la pizza, il n’y avait que du thon.
Pendant le repas, Afran évoque ce qui lui manque le plus depuis qu’il a quitté la Syrie: «Les pistachiers et les oliviers du village de mon enfance, Al-Kalbin, au nord d’Alep, à la frontière turque.» Il détourne le regard, puis le visage: personne ne doit voir l’émotion dans ses yeux. Tariq, lui, ne regrette qu’une chose: son frère jumeau mort il y a dix-sept ans, renversé par un camion. «Il est ici à l’intérieur», dit-il en mettant la main sur la poitrine. «Lui, c’est ce qu’il y a de beau en moi.» Il ajoute qu’il devra doublement tirer parti de son exil allemand. «Pour moi et pour lui.»
Le serveur s’impatiente: pour prendre la commande, servir et desservir. Ses manières anguleuses, ses regards envers ces Syriens qui squattent trois tables, ont mis tout le monde mal à l’aise. Il va droit au but sans salamalecs. Une hérésie aux yeux des Syriens. Pour aller aux toilettes, il faut demander un jeton et se justifier. «Moi, c’est juste pour me laver les mains», s’excuse Afran d’un air coupable. Ils décident de lever le camp avant que les employés de la pizzeria ne piquent la mouche.
Les policiers en civil qui traquent les étrangers en situation illégale pullulent aux abords de la gare. Il vaut mieux éviter ces parages. Le groupe a tiré un enseignement des tribulations de la veille: le train est moins sûr que le bus et plus cher. Plus de 100 euros de Munich à Hambourg pour le premier, contre 25 pour le deuxième. Le voyage continuera donc par la route. Samir met à disposition son portable qui affiche la carte de l’Europe: Tariq ne sait pas s’il doit passer par Hambourg pour aller à côté de Hanovre, Moncef ne sait pas où est Hambourg. Afran ne sait pas où aller, tout lui semble mystérieux.
Mais pour Samir, la suite du voyage ne fait pas l’ombre d’un doute: cap au nord pour rallier la Suède. «Quand la guerre sera terminée, tous les pays renverront les réfugiés en Syrie, mais pas la Suède.» Son cousin, Abou Leyla, qui ne parle ni l’anglais ni l’allemand, et encore moins le suédois, se raccroche à lui comme à une bouée. Ils continueront ensemble vaille que vaille. Le groupe se scindera ainsi en deux: Tariq, Maher et Afran prendront le bus pour Hanovre. Samir, Abou Leyla et Moncef celui de Hambourg. Respectivement huit heures et dix heures de trajet nocturne.
Les adieux approchent. Brèves effusions, sauf pour Tariq, que le remord taraude. Au moment de nous quitter, en aparté, il veut confesser ce qu’il a caché depuis le début: «Ça me pèse sur la conscience, je dois vous le dire: Maher n’est en fait pas mon fils. C’est celui de ma sœur. Elle me l’a confié pour que je le sorte de Syrie et l’amène à bon port, auprès de notre frère.» Il ajoute: «Je suis désolé d’avoir menti; j’avais peur qu’on me l’enlève si j’étais démasqué. J’avais peur de devoir subir des tests ADN.» Tariq a bien lui-même un enfant d’un an, mais il est resté en Syrie. Il explique sans détour le rôle de Maher, toujours emmitouflé dans sa doudoune à fausse fourrure: «S’il est accepté ici, ses parents, ses frères et sœurs pourront le rejoindre. Sa mission est de sauver sa famille.» Silence.
Tariq se sent mieux. Il distribue des cigarettes à la cantonade. Il a un menton glabre, une bouche lippue de pirate, et passe sans transition de la goguenardise à la gravité. «Depuis l’arrivée de l’Etat islamique à Deir ez-Zor, où ma famille est restée, si tu es attrapé en train de fumer, on te coupe deux doigts», lance-t-il en mimant une paire de ciseaux avec le majeur et l’index. «Je portais même la barbe, c’était obligatoire.»
Nous échangeons adresses électroniques et numéros de téléphone. Les nouvelles ne tarderont pas à venir. D’Allemagne d’abord. Tariq a bien rejoint son frère, qui est venu le chercher à la gare routière de Hanovre. Les retrouvailles ont duré deux jours, dans l’appartement de ce dernier.
Afran, qui caressait vaguement le projet d’aller jusqu’en Norvège, a finalement décidé de rester en Allemagne, pas trop loin de Tariq dont il est devenu l’ami. Tous deux ont entrepris les démarches pour y obtenir le statut de réfugié. Ils sont hébergés dans le même centre: Tariq et Maher dans le bâtiment pour les familles; Afran dans un immeuble voisin. «C’est comme une nouvelle naissance», relève Tariq.
Le tandem en route vers la Suède nous informe en deux temps de sa progression. D’abord, le lendemain de notre séparation, Samir, euphorique, nous annonce au téléphone qu’il est à la frontière danoise. Abou Leyla et lui n’ont pas pu acheter un billet pour le bus direct Hambourg-Copenhague. Ils ont donc décidé de traverser leur avant-dernière frontière à pied et de nuit. Moncef? Peu débrouille, il est finalement resté chez un de ses cousins, dans la région de Hambourg.
Une semaine plus tard, nouveau coup de fil: Samir et Abou Leyla sont arrivés en Suède, à Propy, au nord de Malmö. Ils sont avec d’autres réfugiés et ont, eux aussi, demandé l’asile politique. «Tout s’est passé si vite, tant de papiers administratifs à remplir, que nous n’avons pas eu le temps ni de nous réjouir, ni de pleurer», commente Samir, un peu dépassé.
La liesse de l’arrivée en Europe du Nord s’est dissipée. Il sait que cela ne sera pas simple: «Mes parents sont vieux. Ils adorent leur ville, leur pays. Ils ne quitteront pas Damas. Et moi, je ne peux plus rentrer, je suis un déserteur.» Samir et sa famille n’ont jamais été des opposants au régime de Bachar el-Assad: «Je ne l’aime pas, mais il y a aujourd’hui un danger plus grand, les djihadistes.» Il a quitté une bonne situation pour éviter de devoir retourner à l’armée: «J’ai fait mon service dans les forces spéciales. J’ai été rappelé, mais je ne veux pas mourir au combat.»